Le capitalisme n’est pas qu’un système économique. C’est un fait social total, inséparable d’un mode de vie spécifique et d’une culture particulière. N’étant pas anthropologiquement « naturel » – comme certains aimeraient nous le faire croire – il convient de comprendre comment il survit et comment il se reproduit. Au sein d’une société constamment abreuvée d’informations, il est impossible d’ignorer le rôle que jouent les médias, qu’ils soient traditionnels (journaux, télévision, radio) ou issus du Web (réseaux sociaux, blogs, webzines…). Ancien community manager de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle de 2012, après un passage chez Mediapart, Clément Sénéchal nous propose une analyse marxiste – largement inspirée par Antonio Gramsci et Guy Debord – de la structure du monde médiatique actuel.
Acte I : Les médias verticaux et la société du spectacle
Médias contre médias, la société du spectacle face à la révolution numérique peut être divisé en deux grandes parties. La première analyse les « médias verticaux » quand la seconde traite des « médias horizontaux ». Les médias verticaux sont les médias traditionnels. Ils sont appelés ainsi car ils sont configurés de telle façon que les informations sont transmises de manière descendante. En effet, les médias traditionnels sont organisés pour que le récepteur soit le plus passif possible. Ce dernier n’est en fait qu’un spectateur de ce que Debord nomme la société du spectacle[i] où les médias ont une place prépondérante. Or, comme le note le situationniste : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » Clément Sénéchal analyse donc les médias verticaux dans leur rôle de préservation de la société de classes capitaliste.
Les médias opèrent, selon l’auteur, le même processus de séparation que la production capitaliste et participent au processus d’aliénation par celle-ci. Ils réalisent aussi une dépossession politique. En transformant les individus en simples spectateurs de la société, ils renforcent les élites face aux masses qui se retrouvent extérieures à leur destin. Sénéchal note ainsi que les médias jouent le même rôle que le clergé durant l’Ancien Régime, qui d’après Gramsci représentait la classe des intellectuels traditionnels associée à la noblesse comme classe dominante. Mais si les médias permettent la reproduction du pouvoir, Clément Sénéchal n’oublie pas qu’ils ne représentent pas une classe homogène. En bas de l’échelle, se trouvent les simples journalistes souvent précaires (plus de la moitié des titulaires d’une carte presse ne sont pas en CDI). En haut, nous retrouvons les directions, véritables représentantes du grand Capital et des grands groupes industriels qui détiennent les médias. Dans ce schéma, les éditorialistes jouent le rôle des « intellectuels organiques » dans la théorie gramsciste. Ce sont des « fonctionnaires de la superstructure » – pour reprendre les mots du communiste italien – néolibérale qui organisent le consentement spontané des masses populaires au système. Dans leur mission de conversion à l’idéologie dominante, les médias font l’économie de la dialectique : par un jeu d’occultations, ils font disparaître les principaux antagonismes (de classes notamment) sur lesquels repose la société. Ils permettent également une mise en avant des idées néolibérales, présentées comme les seules valables, et la diabolisation des alternatives.
« Tout ce qui était réellement vécu s’est éloigné dans une représentation » Guy Debord
Acte II : Les médias horizontaux et la possibilité d’une révolution culturelle
Mais par opposition aux médias traditionnels, notre société voit l’émergence de ce que l’auteur appelle les « médias horizontaux ». Il s’agit des médias numériques. Horizontaux, car ils révolutionnent littéralement la trajectoire linéaire de l’information entre émetteur et destinataire. En effet, par son caractère contributif, le Web permet de sortir le public de son rôle de simple spectateur. Les médias horizontaux ouvrent donc une brèche dans le système. Sénéchal met 3 types de médias en avant : les sites collaboratifs (comme Wikipédia), les réseaux sociaux et les vrais médias (comme Mediapart). Les premiers permettent une collaboration entre les internautes. Les deuxièmes organisent un contre-pouvoir aux médias et à l’actualité politique, notamment Twitter par le biais des live-tweet durant les émissions et débats télévisés. Les troisièmes en réinventant de nouveaux business models – plus indépendants, sans publicités ou gros actionnaires – bouleversent l’industrie médiatique. De plus, les commentaires ouverts au public permettent un vrai dialogue entre les journalistes et le grand public, de telle sorte qu’un article vit réellement et ne s’arrête pas à sa publication. Partant de ce constat, Clément Sénéchal y voit une aubaine pour le camp anticapitaliste (socialiste ou communiste) de renverser l’hégémonie culturelle du libéralisme. Il est cependant lucide et sait que c’est loin d’être gagné. En premier lieu parce que, conscient de cette brèche, le Capital (regroupant notamment industries, gouvernements, médias verticaux) s’organise par des moyens multiples : censure, lutte anti-piratage, espionnage, etc.
On peut cependant regretter que les seules difficultés perçues soient celles liées aux réactions du Capital et que celles provenant du numérique lui-même soient ignorées. Car si l’auteur a raison de dire que Jacques Ellul se trompe en faisant de l’autonomie de la technique le moteur de notre société[ii], il a tort de penser que l’analyse du penseur marxien est totalement erronée. En effet, la technique n’est pas neutre, elle bouleverse constamment les rapports entre les individus. Si le Web est plein de vertus (correctement énumérées dans l’ouvrage), il a le défaut d’affaiblir le lien social. L’hyper-connexion virtuelle entraîne un appauvrissement des rapports humains réels. Cette fragilisation du lien social se conjugue avec une quasi-sacralisation symbolique de l’image. Tout ceci agit de telle sorte que les réseaux sociaux renforcent un narcissisme[iii] dont le sociologue freudo-marxiste Christopher Lasch voyait le trait marquant de la psychologie capitaliste contemporaine, découlant d’une intériorisation du système[iv]. Ainsi, l’hégémonie culturelle du capitalisme est logiquement renforcée par le Web. De plus, la structure d’Internet favorise les comportements mimétiques – et parfois violents et haineux – dont l’anthropologue René Girard s’est fait le spécialiste. Si bien que le Web, qui pourrait être un formidable instrument d’ouverture, se trouve être pour une majorité un lieu d’auto-formatage. La politisation sur Internet est plus l’exception – bien que quantitativement non négligeable – que la règle. Tout ceci explique que sur Twitter, des hashtags absurdes, liés aux émissions de télé-réalité ou parfois ouvertement altérophobes (sur les Juifs, les Blancs, les Noirs, etc.) sont généralement plus populaires que les hashtags politiques. Si les brèches analysées par Clément Sénéchal sont très justes, le chemin vers l’hégémonie culturelle sera sûrement plus complexe qu’il en a l’air.
« Chaque révolution a été précédée par un travail intense de critique sociale, de pénétration et de diffusion culturelle » Antonio Gramsci
L’analyse est brillamment menée. Ce livre nous éclaire parfaitement sur le rôle des médias dans notre société capitaliste dont le spectacle est une composante essentielle. On peut cependant craindre que ce livre soit assez difficile d’accès aux lecteurs non habitués à la dialectique marxiste. Mais il s’agit avant tout de l’ouvrage d’un socialiste qui a compris pourquoi le philosophe allemand disait que « la première liberté consiste pour la presse à ne pas être une industrie ». Ce qu’elle est aujourd’hui !
Pour aller plus loin :
- Liste des librairies indépendantes où trouver Médias contre Médias ;
- Juan Sarkofrance a déjà parlé du bouquin ;
- Régis Debray et la médiologie ;
- j’ai déjà parlé de Gramsci et de l’hégémonie culturelle ici ;
- j’ai déjà parlé de Jacques Ellul ici.
[i] Voir Guy Debord, La Société du spectacle (1967)
[ii] Dans un article publié dans Le Journal du MAUSS le 6 décembre 2010 et intitulé Jacques Ellul ou l’impasse de la technique, Jean-Pierre Jézéquel note qu’en transformant la technique en infrastructure et en reléguant l’économie au rang de superstructure, Jacques Ellul reste prisonnier de la dialectique marxiste et de ses erreurs. En effet en voulant à tout prix trouver un facteur dominant de l’évolution de la société, il ne fait que remplacer le déterminisme économique marxiste à un déterminisme technicien.
[iii] A ce propos, un réseau social comme Instagram, une application comme Snaptchat ou la mode récente des selfies sont des manifestations très claires de narcissisme 2.0. Il est d’ailleurs très symptomatique de voir que ces derniers sont particulièrement populaires chez les adolescents, qui représentent les premières générations qui ont intégralement grandi avec Internet.
[iv] Voir Christopher Lasch, La Culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances (1979)
Ça m’agace quand même, c’est qu’à chaque fois qu’on cite Debord et son ouvrage le plus célèbre, c’est pour détourner sa pensée en prétendant qu’elle ne se serait préoccupée que des médias. Mais comme il le dit lui même dans ‘Commentaires sur la société du spectacle’ : « Le médiatique n’est qu’un instrument du spectacle ».
Je ne peux pas prétendre avoir tout compris de ses ouvrages, mais il parle dans ‘La société du spectacle’ des vacances et des moments de loisirs par exemple, où il dit que ces moments sont considérés comme le seul moment où la vie réelle peut prendre place, alors qu’au final, il s’agit d’un moment tout aussi spectaculaire et falsifié que les autres si ce n’est plus. (Qu’entend il par falsifié ? Je ne sais pas trop précisément, mais en tout cas beaucoup de gens ont des espérances trop hautes lorsqu’ils partent en vacances, pour seulement revenir déçus parce que les mômes n’ont fait que brailler, y’avait trop de monde sur les plages et les places de parking, les glaces, l’hôtel, ça coutaient cher pour ce que c’était.)
« L’image sociale de la consommation du temps est exclusivement dominée par les moments de loisirs et de vacances, moments représentés à distance et désirables par postulat, comme toute marchandise spectaculaire » (thèse 153), dit-il, et je pense que c’est un exemple plus probant de ce qui est dit par « Tout ce qui était réellement vécu s’est éloigné dans une représentation ». Cette image est bien sûr relayé par les médias, la publicité, mais aussi par les hommes et leurs discours, ou tout simplement lorsqu’on entend que notre président prend des vacances tel endroit, alors que le concept de vacances pourrait tout simplement ne pas exister (et pas forcément pour que ce moment soit à la place passé à travailler).
Personne n’a réduit Debord aux médias, ni moi, ni Clément Sénéchal. Par contre, l’ouvrage traitant des médias, il est normal de n’utiliser que cet aspect du situationniste.