Abstention : la démocratie est morte, vive la démocratie

 

Le résultat des élections européennes qui se sont déroulées dimanche dernier (25 mai 2014) ont été une nouvelle claque pour la classe politique. Tous les commentateurs se sont focalisés sur le Front national (FN) qui est arrivé en tête avec 24 % des suffrages exprimées. Mais le vrai fait marquant est le niveau élevé d’abstention qui a atteint 57,5 % des électeurs (et 73 % chez les moins de 35 ans). Ce chiffre, certes en baisse par rapport aux Européennes de 2009, en dit long sur l’état de notre démocratie et devrait interroger sérieusement. Mais évidemment aucun des grands spécialistes acclamés par le système ne se posera les bonnes questions, préférant se faire passer pour plus stupides qu’ils ne le sont.

 

Les dernières Européennes ont subi un nouveau boycott massif des citoyens français. Certes, cela tient en grande partie à la spécificité de cette élection et on peut parier sans trop prendre de risque que le prochain grand scrutin national connaîtra une abstention moins massive. En effet, les Européennes ont le paradoxe d’être à la fois une élection d’une extrême importance – l’Union européenne (UE) jouant un rôle centrale dans la politique nationale – et sans vrai enjeux – le Parlement européen n’est au fond qu’une super chambre d’enregistrement, sans pouvoir de modification radicale. Il faut ajouter à ceci la complexité de la construction européenne et son éloignement par rapport aux citoyens. Pour finir, il ne faut pas oublier que certains petits partis (comme le M’Pep ou le MRC) et des intellectuels (comme Emmanuel Todd) ont appelé au boycott, et même si leur rôle a sûrement été limité, il n’a pas été inexistant. Mais pourtant, une vraie tendance de fond existe. Depuis une trentaine d’années, l’abstention augmente tendanciellement, au point d’être devenu le vrai premier parti des classes populaires. On assiste ainsi plus que jamais à ce que l’intellectuel Cornelius Castoriadis appelait la « montée de l’insignifiance ». Il convient alors de comprendre comment et pourquoi le peuple français, dont Karl Marx avait analysé le caractère fondamentalement politique, se transforme en peuple apolitique. Deux raisons complémentaires et indissociables peuvent être retenues : la première porte sur le système politique, la seconde sur notre société et les individus qui la composent.

 

« Si voter ça servait à quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit » Coluche

 

La dépossession du pouvoir politique

« Le principe de base de la constitution démocratique c’est la liberté. (…) Et l’une des formes de la liberté c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant » écrivait Aristote au IVème siècle avant J-C[i]. Une vision très éloignée de ce que l’on tient aujourd’hui pour principe démocratique. Pourtant, en 1762, Jean-Jacques Rousseau montrait que le suffrage universel n’était pas suffisant pour garantir un système politique donnant le pouvoir au peuple[ii]. L’élection seule fonde une « aristocratie élective » (aristos, les « meilleurs » en grec, l’élection étant le choix des meilleurs). Si le peuple est libre les jours d’élection, il est loin de posséder le pouvoir le reste du temps. Notre Vème République, véritable « monarchie républicaine », n’est qu’une forme d’aristocratie élective. La conséquence de cette forme de gouvernance est d’infantiliser le peuple. Dépossédé, il s’habitue à n’être consulté que sur des choix limités. Le peuple ne se compose plus de citoyens, mais d’«esclaves incapables de se gouverner » pour reprendre une formule aristotélicienne.

Evidemment, ça n’explique pas tout. La dépossession politique n’est pas exclusivement due à la Vème République. Celle-ci est d’ailleurs elle-même dépossédée. Sorte de bonapartisme républicain, notre système d’inspiration gaulliste repose sur un pouvoir exécutif fort. Pourtant, jamais dans l’histoire de notre pays le gouvernement n’a semblé autant incapable de gouverner. « L’Etat ne peut pas tout » déclarait l’ancien premier ministre Lionel Jospin, en abandonnant les ouvriers de Michelin, en 2000. On pourrait même se demander s’il peut encore faire autre chose que des cadeaux à la bourgeoisie. La mondialisation et l’Union européenne – qui représente une forme totale de mondialisation à l’échelle régionale –, en mettant en hyper-concurrence les travailleurs et en transformant les entreprises en énormes prédateurs au-dessus des frontières et cadres nationaux (et donc des lois démocratiques), a rendu le capitalisme tout puissant. C’est bien une guerre de classes qui se joue, avec un rapport de force déséquilibré. Dans ce contexte, les autorités politiques sont transformées en simples techniciens, gestionnaire du grand Capital[iii]. Les citoyens sont donc doublement dépossédés, car le pouvoir échappe même à ceux qui leur ont confisqué. Conscients intuitivement de cela, les électeurs n’ont plus grand intérêt à voter. Ils voient clairement le manège qui se déroule devant leurs yeux : la politique n’est plus qu’une alternance sans alternative. Peu importe le résultat, le libéralisme est toujours vainqueur.

Et quand le peuple a le choix, comme lors du référendum sur le traité constitutionnel du 2005, si ce choix n’est pas conforme au souhait des élites, ces dernières n’hésitent pas à afficher leur dédain pour l’expression populaire en passant outre le résultat. Dur d’espérer changer quelque chose par le vote. Pourtant, l’explication de l’abstention par la dépossession du pouvoir ne peut se suffire à elle-même. Car, le vote ne représente finalement qu’une partie infime de la politique. Si les citoyens voulaient réellement reprendre le contrôle des choses, ils se révolteraient activement et pas seulement passivement en boycottant les urnes. Il s’agit donc aussi d’une régression de la politique en son sens le plus large, au sens de la civilité.

 

« L’homme est un animal politique qui traîne la patte » Lucio Bukowski

 

Individualisme et destruction du communautaire

Le désintérêt pour la vie de la Cité (polis) est un symptôme de notre époque. C’est donc  dans la particularité de notre société qu’il faut chercher les conséquences. Nous vivons à l’ère de l’individualisme. Ce dernier ne doit pas être entendu comme une simple montée de la liberté individuelle. Il faudrait plutôt retenir la définition du philosophe Emmanuel Mounier pour qui « l’individu est la dissolution de la personne dans la matière »[iv]. En résulte un repli inévitable vers la sphère privée, qui dégénère en effacement du public. C’est ainsi que l’on passe de l’individualisme à l’obsession narcissique. Forme vide, l’homme post-moderne n’est plus capable d’envisager les choses collectivement, ni de penser un quelconque changement social. « Pour Narcisse le monde est un miroir ; pour l’individualiste farouche d’antan, c’était un lieu sauvage et vide qu’il pouvait façonner par la volonté », écrivait l’historien et sociologue Christopher Lasch en 1979[v].

Or, la politique ne peut être une chose individuelle. C’est d’ailleurs l’idée qui est exprimée par Aristote quand il définit l’homme comme étant un zoon politikon. La traduction d’« animal politique » n’est pas suffisante, politikon en grec ne renvoyait pas qu’à la qualité civique, mais aussi au social et au communautaire. La politique ne peut pas exister pleinement dans une société où les citoyens ne sont que simplement liés par des rapports contractuels – et c’est sans doute la plus grande erreur de Jean-Jacques Rousseau. Elle est affaire de communauté[vi], de passion, de sentimentalité, de partage et de traditions. Voilà pourquoi une fois que l’homme devient une « monade isolée, repliée sur elle-même », selon l’expression de Marx[vii], il n’est plus qu’« un animal politique qui traîne la patte », comme le scande le rappeur Lucio Bukowski.

Cette dimension échappe aux politologues contemporains, car la conception moderne de la politique est erronée. La dichotomie, certes pratique dans une perspective gramscienne[viii], entre « société civile » et « société politique » est fausse. Le politique et le social ne peuvent être dissociés et le premier n’est possible que s’il existe un lieu puissant de rencontre des personnes dans l’espace public (l’agora athénienne) faisant le lien entre l’espace purement public (l’ekklesia) et celui exclusivement privé (l’oikos). Mais aujourd’hui, l’agora est asphyxiée par les marchés (financiers et économiques), sans que personne ne s’en inquiète. Pourtant, c’est bien là que se joue la dépolitisation, dans une nouvelle anthropologie réfractaire à la notion de bien commun, imposée par le capitalisme.

 

La montée de l’abstention révèle beaucoup sur notre société. Nous ne sommes plus dirigés que par des politicards qui ne proposent rien d’autre que de gérer les affaires de la classe bourgeoise. Fini les projets de civilisations, il n’y a plus que luttes de pouvoir, combats d’égos et calculs intéressés. Cette évolution n’est pas nouvelle, puisque Charles Péguy n’avait de cesse de déplorer ce phénomène et écrivait en 1910 : « Tout commence en mystique et tout finit en politique »[ix]. Ce qui est change réellement, c’est la violence de cela, l’illusion – à quelques exceptions près – n’opérant plus du tout. Dans le même temps, les citoyens sont de moins en moins capables de vivre les uns avec les autres et de s’imaginer un destin commun. L’impasse dans laquelle nous sommes plongés semble profonde et une chose est certaine : le FN n’est pas une solution.

 

Pour aller plus loin :

 

 

[i] Aristote, Politique

[ii]Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social

[iii]Tâche qu’ils ont eux-mêmes choisi et qui ne vient d’aucune force mystérieuse.

[iv]Emmanuel Mounier, Le Personnalisme (1949)

[v] Christopher Lasch, La culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances

[vi]Pour comprendre la distinction fondamentale entre « société » et « communauté », ainsi que le passage de l’un à l’autre, se reporter au livre du sociologue allemand Ferdinand Tönnies intitulé Communauté et Société(1887). En résumé, on peut dire que la première est d’autre affective et relève de la tradition et des mœurs, quand la seconde est froide et individualiste.

[vii]Voir par exemple Sur la question juive et la critique des droits de l’homme développée par le philosophe, déjà présentée sur ce blog.

[viii]Le penseur communiste italien Antonio Gramsci utilise cette dichotomie afin d’expliquer comment le maintien politique du pouvoir dépend de l’acceptation de la « société civile » et l’importance de celle-ci dans le processus de prise de pouvoir.

[ix] Charles Péguy, Notre Jeunesse

Quand Fakir utilise le football comme miroir de la mondialisation

Fakir Editions ne chôme décidément pas en ce début d’année et nous sort son troisième livre en autant de mois. Après l’Europe et le FN, la bande à Ruffin s’attaque au football. Alors que la Coupe du monde brésilienne approche, le ballon rond est un excellent prétexte pour analyser l’évolution de la mondialisation durant ces dernières décennies. C’est ce que s’efforcent de faire François Ruffin et Antoine Dumini dans Comment ils nous ont volé le football : la mondialisation racontée par le ballon.

Sport populaire par excellence, le football est devenu en quelques décennies une des industries les plus rentables du capitalisme contemporain. Mais quoi de plus normal pour un fait de société si important ? En effet, le ballon rond était destiné à suivre les dérives de notre société du spectacle. Les deux auteurs font démarrer l’histoire à la Coupe du monde 1966. Cette dernière est restée célèbre, pour des raisons peu glorieuses, car elle restera à jamais dans les mémoires comme la « World Cup des arbitres ». La raison de ce surnom est simple : les erreurs d’arbitrage ont joué un rôle décisif dans le sort de la compétition. En pleine guerre froide et décolonisation, le foot sert d’affrontement géopolitique entre les pays du Nord et ceux du Sud et de l’Est. Après deux titres remportés par le Brésil de Pelé (1958 et 1962), les Européens doivent reprendre leur sport. La Coupe du monde qui se déroule en Angleterre, pays inventeur du foot, est l’occasion parfaite. Entre fautes non sifflées et expulsions injustifiées, l’arbitrage s’avère être catastrophique. Les Sud-américains sont vite écartés de la compétition – en commençant par la Seleção de Pelé archi-favorite, jusqu’aux Argentins traités d’« animals » par le directeur technique anglais –, puis c’est au tour de l’URSS. La finale oppose l’Allemagne à l’Angleterre. Le pays organisateur remporte le seul titre mondial de son histoire, dans des conditions plus que discutables.

Les auteurs multiplient les histoires à l’image de celle-ci. La corruption du football est dans un premier temps politique. Le ballon rond a été par exemple l’instrument de blanchiment du fascisme franquiste, par le biais du club vedette du régime : le Real Madrid. Mais peu à peu, les intérêts économiques ont pris le pas. L’élection du brésilien à la tête de Joao Havelange à la Fifa (Fédération internationale de football association) en 1974 fait entrer le football de plein pied dans le capitalisme. Des contrats juteux avec Adidas et Coca-Cola garantissent les entrées d’argent. Depuis 1998, Sepp Blatter a pris la relève à la tête de l’organisation et a permis au foot d’être plus libéral et mondialisé que jamais. Il faut dire, qu’il est bien aidé par l’arrêt Bosman introduit en décembre 1995. Ce décret, relevant de la Cours de justice des communautés européennes (CJCE), qui porte le nom de son inspirateur (le médiocre joueur belge Jean-Marc Bosman), garantit la liberté de circulation des joueurs au sein de l’Union européenne. Une fois ce droit accordé, l’inflation en termes de transferts a pu pleinement exploser. A l’instar du philosophe Jean-Claude Michéa, Dumini et Ruffin voient dans l’arrêt Bosman le point de départ d’une nouvelle ère ultra-libérale du ballon rond. De la capitalisation des clubs et des championnats (en commençant par la Barclays Premier League anglaise), à la prolétarisation des joueurs du Sud (présentant des coûts de main d’œuvre plus faibles), en passant par les niveaux d’endettement records (et la bulle qui menace d’éclater) : cet ouvrage n’oublie rien. Mais, en marge de ce réquisitoire contre le foot business, ce livre montre que tout n’est pas gris. Les auteurs nous narrent l’histoire de Carlos Caszely, joueur et opposant au régime de Pinochet, évoquent l’exemple du club brésilien de Corinthians (et de sa star, le Dr Socrates) développant un modèle révolutionnaire (auto-gestionnaire et radicalement démocratique) ou encore parlent des coups de gueule des supporters contre l’argent-roi. L’immersion dans le monde amateur (auquel appartiennent les deux journalistes) nous rappelle que le foot reste un sport populaire et beau.

Cet ouvrage est un ouvrage de passionnés. Nos deux auteurs sont des amoureux du ballon rond, ce qui leur permet de garder le lien avec le peuple. Ce sont aussi des anticapitalistes convaincus. C’est ces deux élement qui font la différence. En dénonçant les travers du foot, Ruffin et Dumini défendent ce sport qu’ils adorent. Ils mettent aussi en évidence les dangers du capitalisme, fait social total pervertissant peu à peu toutes les sphères de notre monde. Bref, à quand un changement radical qui nous permettrait de récupérer ce qui a de la valeur dans nos vies, en commençant par le football ?

Pour aller plus loin :

1 Artiste … 10 Morceaux : Lino

 

Texte initialement publié sur ReapHit, le 19 mai 2014

Résumer Lino en 10 morceaux est une tâche herculéenne… malgré une discographie relativement maigre en apparence, le croco de Brazzaville compte des dizaines d’apparitions éparses, toutes de hautes volées. Rappeur respecté de tous, Lino est très souvent invité sur divers projets. Et qu’on se le dise : un mauvais couplet de la moitié d’Ärsenik, ça n’existe pas. Toujours au top tel un joueur constamment dans le rouge à PES, le passe-temps préféré du MC en Lacoste est d’humilier techniquement les courageux qui osent faire appel à ses services. La conséquence est qu’il est rigoureusement impossible de définir Lino avec 10 sons. Toute sélection ne peut donc être que partielle et subjective. Ce qui suit a pour but de présenter la carrière de l’artiste – dont le prochain album solo est annoncé pour bientôt – avec un parti pris personnel assumé.

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Tiers Monde : « Les rappeurs doivent conscientiser les quartiers populaires sans les influencer »

Interview publiée initialement sur Sound Cultur’ALL le 7 mai 2014

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Tiers Monde devant le siège du PCF, par Jeanne Frank

Le premier album solo de Tiers Monde était attendu depuis tellement de temps que l’on commençait à désespérer. Certes, le havrais n’a pas chômé ces dernières années, entre la sortie de sa mixtape Black to the futur et les participations projets avec ses potes de Din Records. Mais un album est un exercice différent. Neuf ans après la sortie de l’excellent Apartheid avec le groupe Bouchées Doubles – qu’il forme avec son acolyte Brav – le skeud tant attendu est presque là. Une excellente occasion pour Sound Cultur’ALL de rencontrer le MC.

Sound Cultur’ALL : Présente-toi pour ceux qui ne te connaissent pas !

Tiers Monde : Je suis Tiers Monde, rappeur havrais d’origine sénégalaise. Je me prépare actuellement à la sortie de mon premier album solo qui s’appelleToby or not Toby, esclave ou maître. Je suis aussi issu du groupe Bouchées Doubles, pour ceux qui connaissent.

SC : Ca fait déjà quelques années que l’on parle de la sortie de ton premier album solo : pourquoi autant d’années pour le concrétiser ?

TM : Parce que je suis quelqu’un qui a un processus d’écriture assez long. On va dire qu’il y a la première phase où je choisis l’instru. Ensuite, il y a une deuxième phase où j’écris le texte en lui-même. Puis en troisième phase, je maquette et remodèle le morceau. Après, il y a aussi le fait que je sorte d’un groupe : j’avais l’habitude d’écrire un 16 mesures par morceau et de condenser mon argumentation. Tous ces petits obstacles font que j’ai été long pour réaliser cet album. C’est un truc dont j’ai conscience et que je vais essayer de modifier.

« Il ne faut pas oublier que le rap est d’abord un kiff. »

SC : Et tu n’appréhendes pas trop de sortir un album sans Brav ? De plus, il y a quelques années, on te surnommait « le Médine noir » : tu penses pouvoir sortir de cette image pour être vu comme un vrai artiste et pas juste un rappeur de Din Records ?

TM : Un peu d’appréhension ? Non ! Brav fait toujours partie du processus de création : il participe à la réalisation des clips, me donne des conseils et des débuts de morceaux qui seront présents sur l’album. Sinon, je n’apprécie pas beaucoup l’étiquette de « Médine noir ».  Je travaille pour être un artiste à part entière, ne serait-ce que sur la forme. Je ne parle cependant pas du discours, qui est commun à tout Din Records. Mais au niveau du flow ou de l’ambiance musicale en générale, j’essaie de me différencier.

SC : Justement, depuis Black to the futur, on sent une différence musicale par rapport au reste du label, alors que c’est pourtant Proof qui produit ton album. Pourquoi cette envie de te différencier ?

TM : Je fais avant tout de la musique pour me faire plaisir. Il ne faut pas oublier que le rap est d’abord un kiff. Je dis souvent : « Fais la musique que tu aimes, il y a pleins de gens qui kifferont ». Je fais les choses qui me plaisent, que ça soit dans l’instru, le flow ou l’ambiance musicale. Malgré que Din Records soit une entité à part entière, on n’est pas d’accord sur tout : on n’a pas forcément les mêmes goûts.

SC : Du coup, ça change pas mal de l’album Apartheid de Bouchées Doubles. C’est une évolution personnelle où l’album était le fruit de compromis avec Brav ?

TM : Je pense que c’est une évolution. En fait, refaire un Apartheid 2 ne m’intéressait pas. Black to the futur est différent et Toby or not Toby est encore différent et le prochain le sera encore plus. Si c’est pour rendre la même copie à chaque fois, c’est réducteur et inintéressant. Sur Apartheid, Brav et moi avons tous les deux apportés la couleur mais un groupe c’est aussi toujours plein de concessions.

SC : Sur la tracklist, on n’a aucun featuring  Din Records…

TM : Si, il y a Alivor.

SC : Ah oui, la dernière signature du label, c’est ça ?

TM : Oui, c’est un nouveau signé.

SC : Mais c’est encore par envie de te différencier de Din ?

TM : C’est une manière de m’émanciper. Durant les 10 dernières années, j’ai beaucoup été derrièreMédine. Les gens m’ont plus ou moins associé – directement ou indirectement – à lui. Ce projet c’est aussi le moyen de me prouver que je peux mener à bien des choses sans lui et le reste de l’équipe.

« Il y a différentes sortes d’esclavagismes aujourd’hui : la soumission peut être mentale, soumission matérielle, etc. »

SC : Et Soprano en featuring, ça c’est fait comment ?
TM : Il faut savoir que c’est un ami historique, avant de devenir le Soprano que le grand public connaît. C’est un grand fan de rap que j’ai rencontré le 1er janvier 2000 : j’étais descendu à Marseille pour fêter le jour de l’an. A l’époque, il n’avait aucune notoriété. Le feeling est bien passé. Quand je l’invite, il n’y a aucune différence avec Médine, Brav ou Alivor. Mais surtout, malgré son succès, c’est un gars qui entretient les relations et qui répond présent quand on l’appelle.

SC : Parle-nous du titre de l’album Toby or not Toby.

TM : Ça vient du livre Roots d’Alex Haley. C’est sorti en France sous forme d’un téléfilm intitulé Racines. Le titre fait référence à une scène qui m’a marqué dans mon enfance. Dedans, le héros, Kunta Kinte, se fait fouetter parce qu’il refuse face à son maître de dire son prénom d’esclave : Toby. Par la suite, j’ai lu livre. Au moment de me lancer dans la réalisation de l’album, ça m’est apparu comme une évidence, surtout que j’évoque souvent des sujets autour de la traite négrière.

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Tiers Monde par Jeanne Frank

 

SC : Doit-on y voir un besoin de « négritude » dans l’album ?

TM : Oui et non ! Plus oui que non, mais j’ai fait en sorte que l’album ne parle pas que de ça. Il y a différentes sortes d’esclavagismes aujourd’hui : la soumission peut être mentale, soumission matérielle, etc. Le disque évoque toutes ces formes.

SC : Le rap « conscient » est toujours au goût du jour à ton avis ?

TM : C’est-à-dire ?

SC : Le discours conscient se perd, il suffit d’allumer la TV ou la radio pour le constater.  Certes, il reste encore quelques rappeurs à message, comme vous, La Rumeur ou Casey mais ça se marginalise.

TM : Il y a deux choses : la diffusion médiatique et la réalité du nombre d’auditeurs. J’ai l’impression qu’il y a une catégorie d’âge, plus jeune qui écoute du rap moins porté sur la réflexion et une autre qui veut plus réfléchir. Ça, on le ressent dans les tournées des différents artistes. J’ai été l’un des premiers étonnés de voir que les tournées de Médine ou Youssoupha étaient pleines. D’autres rappeurs ont certes des ventes, mais ont moins de gens à leurs concerts. Ce n’est pas le même public et il est moins fédéré. Comme je disais aux dernières élections, ce n’est pas à nous de nous motiver, mais c’est aux politiques de trouver un discours qui nous motive. On ne vote pas s’il n’y a pas de programme qui nous parle. C’est pareil avec les rappeurs et leur public. C’est aux artistes de motiver les auditeurs en leur proposant quelque chose de qualité.

SC : Tu es un peu passé sur le terrain politique. Penses-tu que dans ce domaine, les rappeurs ont une responsabilité vis-à-vis des quartiers populaires ? Ou est-ce que le rap doit rester avant tout un art, même quand il est conscient ?

TM : Justement,  j’ai sorti un freestyle récemment après le résultat du FN aux dernières municipales. Je voulais faire un truc apolitique, mais je me suis retrouvé à faire du politique à la fin. Tout ce qui est artistique, en dessinant un sentiment, peut être politique. Le truc est amplifié 10 fois dans le rap, car c’est un mouvement populaire qui parle à la jeunesse. C’est autant  vrai pour le « rap capitaliste », comme il y en a beaucoup, que pour le rap conscient. Tout est politique en fait. Les rappeurs doivent conscientiser les quartiers populaires sans les influencer. La difficulté est là. Je ne pense que ça soit à un rappeur de former l’esprit des jeunes en leur disant : « Vote pour untel ! » Mais il peut conscientiser en dénonçant certaines choses.

SC : Tu penses que l’actualité rap, par exemple les beefs entre Booba, Rohff et La Fouine – on pense notamment à ce qui s’est passé avant-hier avec Rohff [ndlr : l’entretien a été réalisé le 24 avril 2014] – a un impact sur la jeunesse et sur l’image du rap ?

TM : Sur l’image du rap, c’est certain. Sur la jeunesse (il hésite), oui mais ce n’est plus du rap tout ça. Mais c’est instrumentalisé et amplifié par le public et les médias. A partir du moment où tu comprends que le peuple aime le sang, tu sais pourquoi ce genre d’évènement est surmédiatisé. Ça fascine : le rap, lesbad boys, la violence, etc. Après, le clash fait partie du rap. Mais lorsque ça dépasse le cadre musical, ça détruit tout ce que l’on essaie d’emmener, nous. Mais, je n’aime pas trop commenter : ces gars-là ne parlent pas de nous, alors ça m’emmerde de parler d’eux.

SC : Un mot pour finir ?

TM : Molo Bolo, mon album sera dans les bacs le 19 mai, achetez-le, j’espère qu’il vous plaira !

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Tiers Monde par Jeanne Frank

 

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Proudhon sur la souveraineté du peuple

Depuis son établissement, la « démocratie représentative » a souvent été remise en cause. De Jean-Jacques Rousseau qui qualifiait le régime représentatif d’« aristocratie élective » en 1762, à Cornelius Castoriadis qui parlait de « pseudo-démocratie » ou d’« oligarchie libérale » dans les années 1990, le décalage entre le principe d’un pouvoir rendu au peuple et la réalité fonde toujours la critique. C’est encore le cas dans le texte qui suit, extrait du Chapitre II de La solution du problème social (1848) de Pierre-Joseph Proudhon. En effet, l’anarchiste français se livre à une analyse sans concession de la jeune IIème République – dont il est pourtant député – héritière des évènements de février 1848. A la démocratie abstraite qui donne le pouvoir à un Peuple homogène par le biais de ses représentants, il oppose un projet de République où le Peuple gouvernerait lui-même dans toute sa multitude et sa diversité. Aujourd’hui, nous vivons une époque d’intensification de la dépossession du pouvoir politique. En bas de l’échelle, les citoyens sont privés de pouvoir politique par l’autoritarisme de la Vème République, véritable monarchie élective. En haut, nos représentants se sont transformés en simples serviteurs de la superstructure néolibérale (dont l’Union européenne est le premier avatar). Dans cette situation, réfléchir aux critiques de Proudhon sur la souveraineté du Peuple entendue dans sa version bourgeoise n’est pas un luxe.

 

Depuis que le monde existe, depuis que les tribus humaines ont commencé de se constituer en monarchies et républiques, oscillant d’une idée à l’autre comme des planètes vagabondes ; mêlant, combinant, pour s’organiser en sociétés, les éléments les plus divers; renversant les tribunes et les trônes comme fait un enfant un château de cartes, on a vu, à chaque secousse de la politique, les meneurs du mouvement invoquer, en termes plus ou moins explicites, la souveraineté du Peuple.

 

Brutus et César, Cicéron et Catilina, se prévalent tour à tour du suffrage populaire. S’il faut en croire les partisans du système déchu, la Charte de 1830 était l’expression de la souveraineté nationale autant au moins que la constitution de l’an III, et Louis-Philippe, comme Charles X, Napoléon et le Directoire, était l’élu de la Nation. Pourquoi non, si la Charte de 1830 n’était qu’un amendement à la constitution de l’an III, comme à celle de l’an VIII et de 1814 ?

L’organe le plus avancé du parti légitimiste nous dirait encore, s’il l’osait, que la loi résulte du consentement du Peuple et de la définition du prince : Lex fit consensu populi et constitutione regis.

La souveraineté de la nation est le principe des monarchistes comme des démocrates. Ecoutez cet écho qui nous arrive du Nord : d’un côté, c’est un roi despote qui invoque les traditions nationales, c’est-à-dire la volonté du Peuple exprimée et confirmée pendant des siècles; de l’autre, ce sont des sujets révoltés qui soutiennent que le Peuple ne pense plus ce qu’il a pensé autrefois, et qui demandent qu’on l’interroge.

« Le problème de la souveraineté du Peuple est le problème fondamental de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, le principe de l’organisation sociale. »

Qui donc ici montre une plus haute intelligence du Peuple, du monarque qui le fait immuable dans ses pensées, ou des citoyens qui le supposent versatile ? Et quand vous diriez que la contradiction se résout par le progrès, en ce sens que le Peuple parcourt diverses phases pour réaliser une même idée, vous ne feriez que reculer la difficulté: qui jugera de ce qui est progrès et de ce qui est rétrogradation ?

Je demande donc comme Rousseau : Si le peuple a parlé, pourquoi n’ai-je rien entendu ? Vous me citez cette révolution étonnante à laquelle moi aussi j’ai pris part ; dont j’ai prouvé seul la légitimité, dont j’ai fait ressortir l’idée ; et vous me dites : Voilà le Peuple ! Mais d’abord, je n’ai vu qu’une foule tumultueuse sans conscience de la pensée qui la faisait agir, sans aucune intelligence de la révolution qui s’opérait par ses mains. Puis, ce que j’ai appelé logique du Peuple pourrait bien n’être autre chose que la raison des événements, d’autant plus que, le fait une fois accompli, et tout le monde d’accord sur sa signification, les opinions se divisent de nouveau sur les conséquences.

La révolution faite, le Peuple se tait !
Quoi donc ! La souveraineté du peuple n’existerait elle que pour les choses du passé, qui ne nous intéressent plus, et non point pour celles de l’avenir, qui seules peuvent être l’objet des décrets du Peuple ?

Ô vous tous, ennemis du despotisme et de ses corruptions comme de l’anarchie et de ses brigandages, qui ne cessez d’invoquer le Peuple; qui parlez, le front découvert, de sa raison souveraine, de sa force irrésistible, de sa formidable voix; je vous somme de me le dire : Où et quand avez-vous entendu le Peuple ? Par quelle bouche, en quelle langue est-ce qu’il s’exprime ? Comment s’accomplit cette étonnante, révélation ? Quels exemples authentiques, décisifs, en citez-vous ? Quelle garantie avez-vous de la sincérité de ces lois que vous dites sorties du Peuple ? Quelle en est la sanction? à quels titres, à quels signes, distinguerai-je les élus que le Peuple envoie d’avec les apostats qui surprennent sa confiance et usurpent son autorité ? Comment, enfin, établissez-vous la légitimité du verbe populaire ?

[…]

Le problème de la souveraineté du Peuple est le problème fondamental de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, le principe de l’organisation sociale.
Les gouvernements et les peuples n’ont eu d’autre but, à travers les orages des révolutions et les détours de la politique, que de constituer cette souveraineté. Chaque fois qu’ils se sont écartés de ce but, ils sont tombés dans la servitude et la honte.

C’est dans cette vue que le Gouvernement provisoire a convoqué une Assemblée nationale nommée par tous les citoyens, sans distinction de fortune et de capacité: l’universalité des suffrages lui paraissant être l’expression la plus approchée de la souveraineté du Peuple. Ainsi l’on suppose d’abord que le Peuple peut être consulté; en second lieu qu’il peut répondre; troisièmement que sa volonté peut être constatée d’une manière authentique; enfin, que le gouvernement, fondé sur la volonté manifestée du Peuple, est le seul gouvernement légitime.

Telle est, notamment, la prétention de la DÉMOCRATIE, qui se présente comme la forme de gouvernement qui traduit le mieux la souveraineté du Peuple. Or, si je prouve que la démocratie n’est, ainsi que la monarchie, qu’une symbolique de la souveraineté ; qu’elle ne répond à aucune des questions que soulève cette idée; qu’elle ne peut, par exemple, ni établir l’authenticité des actes qu’elle attribue au Peuple, ni dire quel est le but et la fin de la société; si je prouve que la démocratie, loin d’être le plus parfait des gouvernements, est la négation de la souveraineté du Peuple, et le principe de sa ruine, il sera démontré, en fait et en droit, que la démocratie n’est rien de plus qu’un arbitraire constitutionnel succédant à un autre arbitraire constitutionnel ; qu’elle ne possède aucune valeur scientifique, et qu’il faut y voir seulement une préparation à la RÉPUBLIQUE, une et indivisible.

Il importe d’éclairer au plus tôt l’opinion sur ce point, et de faire disparaître toute illusion.

 

[…]

Je conclus en reproduisant ma question: La souveraineté du Peuple est le point de départ de la science sociale: comment donc s’établit, comment s’exprime cette souveraineté? Nous ne pouvons faire un pas avant d’avoir résolu le problème.

Certes, je le répète, afin qu’on ne s’y méprenne. Je suis loin de dénier aux travailleurs, aux prolétaires, pas plus qu’aux bourgeois, la jouissance de leurs droits politiques; je soutiens seulement que la manière dont on prétend les en faire jouir n’est qu’une mystification. Le suffrage universel est le symbole de la République, ce n’en est pas la réalité.

« La République est une anarchie positive. »

Aussi voyez avec quelle indifférence les masses ouvrières accueillent cette universalité du suffrage ! On ne peut obtenir d’elles qu’elles aillent se faire inscrire. Pendant que les philosophes vantent le suffrage universel, le bon sens populaire se moque du suffrage universel !

La République est l’organisation par laquelle toutes les opinions, toutes les activités demeurant libres, le Peuple, par la divergence même des opinions et des volontés, pense et agit comme un seul homme. Dans la République, tout citoyen, en faisant, ce qu’il veut et rien que ce qu’il veut, participe directement à la législation et au gouvernement, comme il participe à la production et à la circulation de la richesse. Là tout citoyen est roi ; car il a la plénitude du pouvoir, il règne et gouverne. La République est une anarchie positive. Ce n’est ni la liberté soumise A l’ordre comme dans la monarchie constitutionnelle, ni la liberté emprisonnée DANS l’ordre, comme l’entend le Gouvernement provisoire. C’est la liberté délivrée de toutes ses entraves, la superstition, le préjugé, le sophisme, l’agiotage, l’autorité; c’est la liberté réciproque, et non pas la liberté qui se limite; la liberté non pas fille de l’ordre, mais MÈRE de l’ordre.

 

 

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