Bonnes feuilles de George Orwell, écrivain des gens ordinaires, publiées initialement le 11 avril 2018 sur Le Comptoir.
Après « La guerre des gauches » (Cerf), Kévin Boucaud-Victoire, rédacteur au Comptoir, sort son deuxième ouvrage : « George Orwell : écrivain des gens ordinaires ». Il y explique la pensée de l’écrivain britannique, socialiste démocratique et antitotalitaire. Nous reproduisons ici des extraits de son livre qui sortira en librairie le 12 avril 2018. Dans ce texte, il explique la critique socialiste du Progrès d’Orwell.
Article initialement publié le 11 avril 2018 sur le site de Média presse
Quoi qu’il arrive à Notre-Dame-des-Landes, une chose est sûre : le mouvement zadiste ne mourra pas. Alors que l’Etat déploie une force impressionnante pour évacuer le site, près de Strasbourg, des militants écologistes résistent courageusement à un grand projet inutile.
Mercredi 4 avril, comme tous les mercredis depuis le 24 janvier, quelques dizaines de manifestants se donnent rendez-vous devant la préfecture du Bas-Rhin, à Strasbourg. Un rassemblement qui « a une saveur particulière avec le démarrage de l’enquête publique concernant le volet environnemental du projet », précisent-ils sur leur page Facebook. La raison de la gronde est simple : le mardi 23 janvier, l’Etat a donné à Vinci le feu vert pour la construction de l’autoroute qui fera 24 km de long, qui contiendra un péage. Dès le lendemain, entre 50 et 60 personnes se réunissent devant la préfecture. Malgré le caractère spontané du rassemblement, il ne doit rien au hasard, mais est le fruit de plusieurs mois de politisation autour de ce projet.
UN GRAND PROJET D’AUTOROUTE INUTILE
Depuis le 14 juillet dernier, une dizaine de zadistes occupent la forêt de Kolbsheim, près de Strasbourg. Avec le soutien de la population locale, ils s’opposent au projet de Grand Contournement Ouest de Strasbourg (GCO ou A355). Celui-ci doit, comme son nom l’indique, contourner l’A35, afin de le désengorger et limiter les embouteillages. L’idée née dans les années 1970 et retombe vite dans l’oubli. Le projet a ressurgi au milieu des années 1990. En 2003, des agriculteurs, élus locaux et citoyens commencent à s’opposer à l’autoroute. Ils créent alors le collectif « GCO non merci », encore actif aujourd’hui. Des événements sont fréquemment organisés dans la forêt, afin de soutenir les zadistes. Jusqu’à 2014, les opposants au projet pouvaient compter sur le soutien du maire PS de Strasbourg, Roland Ries, qui depuis a changé de camp. C’est ce qui explique que Vinci, par l’intermédiaire de ses filiales ARCOS et SOCOS, a pu obtenir l’autorisation tant convoitée.
Il semblerait pourtant que le projet soit vraiment inutile. Dès 2005, une expertise indépendante est réalisée, sur demande des opposants par la Direction Régionale de l’Equipement. Le « rapport TTK » démontre le peu d’impact sur le trafic du projet, tout en mettant l’accent sur les aspects négatifs. Parmi les « effets pervers », il relève la « croissance des trafics routiers domicile-travail, étalement urbain et dégradation de l’environnement » généré par ce type de projets. En 2013, rapport du CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable) estime que celui-ci sera de l’ordre de 6 à 14 %. Cette étude indépendante de 51 pages préconise « la poursuite de la politique ambitieuse de développement de l’usage des transports en commun en orientant les efforts tant vers la zone périphérique de la CUS que vers l’extérieur de celle-ci » et la construction d’une autoroute plus modeste. De plus, l’autoroute sacrifiera 350 hectares de terres, parmi les plus fertiles, et de forêt.
Forts de ces études et malgré les tentatives d’intimidation de Vinci, rapportées par Marianne, les opposants sont donc déterminer à ne rien lâcher. Ils multiplient les événements. Ainsi, le vendredi 6 avril, à l’occasion de l’anniversaire de l’opération « Occupe ton rond-point », ils ont occupé le rond-point de la place de la République à Strasbourg, entre 16h30 et 19h. Le lendemain, un atelier participatif étaient initié dans la ZAD, tandis que le dimanche, ils bénéficiaient d’un stand dans le cadre de la semaine pour l’Environnement 2018, à la Maison Mimir à Strasbourg. Les zadistes encouragent dans le même temps leurs soutiens à participer à l’enquête publique en cours, sur l’impact du GCO sur l’eau et les espèces menacées, du 4 avril jusqu’au 11 mai. Ce 10 avril, les opposants au projet ont organisé plusieurs actions sur des ponts autours de Strasbourg.
Article initialement publié sur Le Média presse le 10 avril 2018
Ce lundi 9 avril, le président de la République était invité par la Conférence des évêques de France (CEF) au collège des Bernardins, à Paris. Lors de son discours, il nous a proposé une bien curieuse vision de la laïcité.
« Le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer », a expliqué Emmanuel Macron, avant de surenchérir : « Le chemin que l’État et l’Église partagent depuis si longtemps est aujourd’hui semé de malentendus. » Faut-il lui rappeler que ce lien n’a pas été abîmé, mais rompu le 9 décembre 1905 ? Ce jour-là, la loi concernant la séparation des Églises et de l’État apaisait les relations alors tendues entre catholiques et républicains. Elle stipule que « la République assure la liberté de conscience », qu’elle « garantit le libre exercice des cultes » et enfin qu’elle « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Complétant les lois promulguées par Jules Ferry dans les années 1880 cette loi marque l’aboutissement de la laïcité à la française. « Réparer » le « lien entre l’Église et l’État », après avoir déclaré vouloir « réformer l’islam », suggère alors rétablir le système concordataire, mis en place par Napoléon Bonaparte en 1801, qui organisait les cultes. Mais derrière ce discours anti-laïc pourraient se cacher d’autres ambitions.
UN ÉLECTORAT RÉTICENT À MACRON
Les appels du pied de Macron à l’électorat catholique conservateur ne datent pas d’hier. Ainsi, en pleine campagne présidentielle, dans une interview à L’Obs en février 2017, il expliquait à propos de la Manif pour tous : « On a humilié cette France-là. » Quelques mois auparavant, en mai 2016, il avait prononcé un vibrant hommage à Jeanne d’Arc à Orléans. Il est ensuite allé rendre visite à Philippe de Villiers au Puy-du-Fou, lieu symbolique pour le catholicisme français, en août 2016. Mauvais calcul pour l’ex-candidat, puisqu’il ne recueille au premier tour que 23,9% des voix des catholiques pratiquants au premier tour, soit moins que sa moyenne nationale. Dans le même temps, 46% d’entre-eux auraient voté pour François Fillon. Le sondeur Jérôme Fourquet explique dans A la droite de Dieu, publié en janvier dernier au Cerf, que Macron a « manifestement rallié la frange de cet électorat centriste-modéré qui avait voté pour François Bayrou en 2012 […] plus une partie des catholiques de gauche », les anciens rocardiens devenus libéraux. Non seulement, il ne réussit pas à séduire l’électorat catholique conservateur, mais celui-ci lui reste franchement hostile.
Ainsi, deux heures après la fin du scrutin du premier tour, la CEF publiait un communiqué dans laquelle elle rappelait « les fondements pour aider au discernement ». Mais elle ne donnait aucune consigne de vote, quand en 2002 elle avait dès le début appelé sans ambiguïté à faire barrage à Jean-Marie Le Pen, Mgr Lustigier, archevêque de Paris, en tête. La candidate du FN recueille même au second tour les voix de près de 4 catholiques sur 10. Il s’agit d’un fait important quand on sait que cet électorat a longtemps été imperméable aux thèses xénophobes. En 2002, Jean-Marie Le Pen avait fait 17% au second tour, soit moins que sa moyenne nationale. La raison de ce revirement est simple : pour une partie de l’électorat catholique, prendre position entre Macron et Le Pen reviendrait à choisir entre l’antéchrist et Hitler. Pour Fourquet ce sont « les prises de positions d’Emmanuel Macron sur la famille, ce dernier déclarant qu’il ne reviendrait pas sur la loi Taubira, qu’il élargirait la PMA […] aux femmes célibataires et aux couples de lesbiennes, et qu’il souhaitait que les enfants nés de GPA à l’étranger soient reconnus par l’état civil français », qui justifient ce phénomène. C’est cette tendance que le président a tenté d’inverser au collège des Bernardins.
LA CRAINTE D’UNE NOUVELLE MANIF POUR TOUS
Dans Le vieux monde est de retour (Stock, 2018), Pascale Tournier relève que « pragmatique, il [Macron] multiplie les signaux à la frange conservatrice. » Pour la journaliste politique de La Vie, « Emmanuel Macron, qui a vécu aux premières loges les manifestations contre la loi Taubira, fait tout pour éviter que l’histoire ne se répète. » « Voir la société se fracturer est sa hantise », précise-t-elle. Or, comme le stipule la loi du 7 juillet 2011, les lois de bioéthiques seront révisées cette année. A partir du 2ème trimestre 2018, les nouvelles lois seront élaborées. L’extension de la PMA devrait être à l’ordre du jour. Alors que la convergence des luttes s’organise à gauche et que la grogne sociale se fait entendre le président ne veut pas prendre le risque de mettre aussi l’électorat conservateur à la rue. Il est aussi probable que Macron cherche au sein de la droite conservatrice un appui pour faire passer ses lois antisociales, voire pour faire diversion.
« Dans ce moment de grande fragilité sociale, je considère de ma responsabilité de ne pas laisser la confiance des catholiques s’éroder à l’égard des politiques », a affirmé ce 9 avril le président. Malin, Macron a compris que les catholiques de France sont aujourd’hui inquiets de devenir une minorité comme les autres, après avoir été majoritaires pendant des siècles. Ils ne sont cependant pas la seule communauté flattée par le gouvernement. En octobre dernier, le ministre de l’Intérieur avait brossé dans le sens du poil les protestants à Strasbourg, à l’occasion des 500 ans de la réforme de Martin Luther. Il avait alors tenu à rappeler « l’apport décisif du protestantisme à l’Histoire de l’Europe ». Dans le même temps, à Paris, Macron leur avait demandé de rester la « vigie de la République, son avant-garde dans ses combats philosophiques, moraux et politiques ». Depuis Le nouveau pouvoir de Régis Debray (Cerf, 2017), nous connaissons le rôle joué par les protestants, moins conservateurs que leurs cousins catholiques, dans l’élection de Macron. Ces derniers sont néanmoins très critiques vis-à-vis de la politique migratoire du gouvernement. En janvier la Fédération protestante de France (FPF) avait vigoureusement interpelé Gérard Collomb. « Entendez ceux qui sont sur le terrain de l’accompagnement et de l’accueil. Ils vous disent qu’il y a une promesse à tenir et qui n’est pas tenue à ce jour, celle de la France qui accueille comme elle se doit de le faire », avait déclaré François Clavairoly, président de la FPF, à Edouard Philippe.
Quoiqu’il en soit, en tentant d’instrumentaliser les religions, le président Macron met les doigts dans un engrenage très dangereux, en exposant la République aux demandes communautaires. Il serait mieux inspiré de lire le pape François qu’il se plaît à mentionner, si ce n’est déjà fait. Pour rappel, dans son encyclique Laudato Si’(« Loué sois-tu ») publié en 2015, « sur la sauvegarde de la maison commune », le successeur de l’Apôtre Pierre prenait clairement parti contre le capitalisme et pour l’écologie. Il est allé jusqu’à affirmer que « l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties. »
Du mercredi 4 avril – jour où il a été diffusé à l’écran – au 11 avril, Pasolini d’Abel Ferrara est disponible sur le site d’Arte en streaming. Ce film qui retrace les dernières heures du célèbre cinéaste et écrivain communiste est une occasion parfaite pour nous pencher sur son œuvre iconoclaste.
« Scandaliser est un droit. Être scandalisé est un plaisir. Et le refus d’être scandalisé est une attitude moraliste. » Le film commence avec ces mots de William Dafoe qui incarne Pier Paolo Pasolini. Trois phrases qui illustrent parfaitement sa carrière. Mis à la porte du Parti communiste italien (PCI) en 1949, ainsi que de l’éducation nationale, à cause d’une histoire de mœurs (il a eu des relations sexuelles avec un adolescent lors d’une fête de village), le Bolognais a collectionné les procès à cause de son œuvre. Le 1er novembre 1975, Pasolini est sur le point d’achever son film le plus scandaleux : Salò ou les 120 Journées de Sodome. Cette libre adaptation du marquis de Sade se veut une critique impitoyable du capitalisme et de la société de consommation, qui asservissent le sexe et le marchandisent. Le film de Ferrara nous montre des scènes de vie de Pasolini, sa relation avec sa mère ou sur un terrain de foot, sport qu’il affectionnait particulièrement. On y retrouve aussi des extraits de la dernière interview qu’il a accordée quelques heures avant sa mort au journaliste Furio Colombo, que la revue radicale Ballast a eu la bonne idée de remettre en ligne il y a quelques années. Puis, il y a cette tragédie sur la plage d’Ostie, près de Rome. Pasolini s’y rend avec un jeune prostitué. Dans le film de Ferrara, il est passé à tabac par une bande de jeunes, qui lui roulent dessus avec sa propre voiture, une Alfa Romeo Giulia GT. A la fin, on peut apercevoir sa mère pleurer la mort de son dernier fils. Pour rappel, l’aîné, Guido Pasolini, résistant et militant antifasciste, a été assassiné le 7 février 1945.
UN PERSONNAGE SUBVERSIF
Le film de Ferrara présente la mort de Pier Paolo Pasolini comme un simple crime crapuleux, limite homophobe. La nuit du meurtre, Giuseppe Pelosi, jeune prostitué de 17 ans avec qui le réalisateur aurait eu des relations sexuelles, est arrêté au volant de la fameuse Alfa Romeo. Il affirme avoir agit seul et pour une affaire sexuelle. Il est condamné pour homicide « avec le concours d’inconnus ». Certes, il n’existe aucune preuve, mais il semblerait pourtant que l’affaire soit plus complexe. Revenons à l’entretien qu’il accorde à Furio Colombo et dont il exige qu’elle soit titrée : « Nous sommes tous en danger. » Il sonne comme un testament. « En quoi consiste la tragédie ? La tragédie est qu’il n’y a plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres », explique-t-il. Selon lui, alors que le moment est décisif, les intellectuels manquent à leur devoir en n’analysant pas comme il se doit le capitalisme. « Pour être efficace, le refus doit être grand, et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, “absurde”, contraire au bon sens », affirme-t-il avec conviction pour justifier sa critique féroce de la société. Le ton de l’interview peut aussi laisser entendre que Pasolini craignait pour sa vie.
A ce moment, il travaillait alors depuis trois ans sur son dernier roman, Pétrole, demeuré inachevé et publié à titre posthume. Celui-ci contiendrait un chapitre volé, « Lumières sur l’ENI », où l’écrivain faisait des révélations chocs sur une affaire touchant le gouvernement italien, la mafia, la CIA et une grande compagnie pétrolière. Quoiqu’il en soit, Pasolini dérangeait. Le communiste n’avait jamais de mots assez durs contre le pouvoir démocrate-chrétien. Il vomissait plus que tout la droite cléricale-fasciste. Le réalisateur de L’Evangile selon saint Matthieu n’était pas tendre vis-à-vis de l’Eglise catholique, institution qu’il affectionnait mais dont il estimait qu’elle s’était écartée de son rôle d’avocat des plus pauvres, en s’arrangeant avec le capitalisme et la bourgeoisie. Il était également très critique à l’égard de ses camarades du PCI, coupables selon lui de manquer de radicalité. Enfin, il affirmait avec détermination : « Je nourris une haine viscérale, profonde, irréductible, contre la bourgeoisie. » Pour Pasolini, « le bourgeois […] est un vampire, qui n’est pas en paix tant qu’il n’a pas mordu le cou de sa victime pour le pur plaisir, naturel et familier, de la voir devenir pâle, triste, laide, sans vie, tordue, corrompue, inquiète, culpabilisée, calculatrice, agressive, terrorisante, comme lui ». Un détour par sa vie et sa pensée semble alors indispensable.
UN COMMUNISTE À PART
Fasciné par les classes populaires, et politisé par son défunt grand frère, Pasolini adhère en 1947 au PCI. « Ce qui m’a poussé à devenir communiste, c’est un soulèvement d’ouvriers agricoles contre les grands propriétaires du Frioul, au lendemain de la guerre. J’étais pour les braccianti. Je n’ai lu Marx et Gramsci qu’ensuite », confesse-t-il. Il décide alors de se former intellectuellement en lisant d’abord l’auteur du Capital, puis surtout l’Italien, co-fondateur du PCI, auquel il dédiera en 1957 un recueil de poèmes, Les cendres de Gramsci. Après sa mise à l’écart du Parti, il clame : « Je resterai toujours communiste. » Mais un marxiste un peu particulier, admettons-le, qui ne croit guère au progrès, fait l’éloge des traditions, détruites par la société industrielle. Enfin, bien qu’athée, le poète s’inspire de la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Ainsi, si Pasolini prône la collectivisation des moyens de production, ce n’est pas pour socialiser les usines, mais pour les détruire. Contrairement à la vulgate marxiste qui voit d’un bon œil le développement de la société industrielle, l’écrivain veut lutter contre. Il reproche également à son ancien parti, pour lequel il votera toujours, de vouloir au fond intégrer le prolétariat au capitalisme. Tandis que le PCI revendique de meilleurs salaires pour les ouvriers, en attendant la révolution, Pasolini préfère « la pauvreté des Napolitains au bien-être de la République italienne ». Pour le réalisateur, le confort matériel est une dangereuse illusion, qui n’a fait que détruire les classes populaires.
Il en veut aussi aux intellectuels petit-bourgeois de son époque, proche de la gauche radicale, qui croient au « sens de l’Histoire », comme d’autres croient en Dieu. « La plupart des intellectuels laïcs et démocratiques italiens se donnent de grands airs, parce qu’ils se sentent virilement “dans” l’histoire. Ils acceptent, dans un esprit réaliste, les transformations qu’elle opère sur les réalités et les hommes, car ils croient fermement que cette “acceptation réaliste” découle de l’usage de la raison. […] Je ne crois pas en cette histoire et en ce progrès. […] C’est donc tout le contraire d’un raisonnement, bien que souvent, linguistiquement, cela en ait l’air. […] Il faut avoir la force de la critique totale, du refus, de la dénonciation désespérée et inutile », pouvons-nous lire dans Lettres luthériennes, un de ses grands essais pamphlétaires publié en 2000. « J’ai la nostalgie des gens pauvres et vrais qui se battaient pour abattre ce patron, sans pour autant devenir ce patron. Puisqu’ils étaient exclus de tout, personne ne les avait colonisés », raconte-t-il dans sa dernière interview, à rebours de l’intelligentsia de gauche de son temps. Pour Pasolini, la bourgeoisie est « une maladie très contagieuse ; c’est si vrai qu’elle a contaminé presque tous ceux qui la combattent, des ouvriers du Nord aux ouvriers immigrés du Sud, en passant par les bourgeois d’opposition, et les “solitaires” (comme moi) ». Cette maladie est inoculée par la société de consommation, qu’il perçoit comme le nouveau totalitarisme.
CONTRE LE « FASCISME DE CONSOMMATION »
Pour le communiste le premier élément qui permet au capitalisme de se propager est la culture de masse, la télévision en premier lieu. « La télévision, loin de diffuser des notions fragmentaires et privées d’une vision cohérente de la vie et du monde, est un puissant moyen de diffusion idéologique, et justement de l’idéologie consacrée de la classe dominante », écrit-il dans Contre la Télévision. « Quand les ouvriers de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leur téléviseur pour se laisser humilier de cette façon, il ne nous restera que l’impuissance du désespoir » ajoute-t-il en commentant une émission italienne populaire. Une arme qui est bien évidemment utilisée par le pouvoir politique pour abrutir et apaiser le peuple. La seconde arme du capitalisme est la mode, qui conforme les jeunes aux critères de la société de consommation. C’est ainsi que cette dernière a « transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels » et ce, « grâce aux nouveaux moyens de communication et d’information (surtout, justement, la télévision) ». « Le capitalisme contemporain fonctionne désormais beaucoup plus grâce à la séduction qu’à la répression », constate l’Italien dans ses Écrits corsaires, recueil pamphlétaire publié quelques temps après son décès (1976).
Cette analyse pousse Pasolini à voir dans ce qu’on commence à appeler la “société de consommation” le nouveau fascisme, bien plus efficace que le précédent. Alors que sous Mussolini, les différentes composantes de l’Italie populaire (prolétariat, sous-prolétariat, paysannerie) avaient réussi à conserver leurs particularismes culturels, le “fascisme de consommation” a homogénéisé les modes de vie comme jamais auparavant. Dans Écrits corsaires, Pasolini explique : « Le fascisme avait en réalité fait d’eux [les classes populaires] des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de leur âme, dans leur façon d’être. » Elle réussit cet exploit en promettant un confort illusoire. L’âme du peuple a ainsi non seulement été « égratignée, mais encore lacérée, violée, souillée à jamais ». La société de consommation a alors réussi à créer un homme nouveau. Dans Lettres luthériennes, il souligne que « cette révolution capitaliste, du point de vue anthropologique, c’est-à-dire quant à la fondation d’une nouvelle “culture”, exige des hommes dépourvus de liens avec le passé (qui comportait l’épargne et la moralité). Elle exige que ces hommes vivent du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur fait élire, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes ». L’émergence de la figure du “rebelle”, qui se croit de gauche mais est surtout un petit-bourgeois parfaitement intégré au système, est pour lui le grand responsable de cette révolution anthropologique.
Pour l’écrivain, derrière la transgression et la « “tolérance” de l’idéologie hédoniste », se cache « la pire des répressions de toute l’histoire humaine ». Ce conformisme touche tous les domaines, et en premier lieu la sexualité. Or, « la liberté sexuelle de la majorité est en réalité une convention, une obligation, un devoir social, une anxiété sociale, une caractéristique inévitable de la qualité de vie du consommateur. Bref, la fausse libération du bien-être a créé une situation tout aussi folle et peut-être davantage que celle du temps de la pauvreté […] le résultat d’une liberté sexuelle “offerte” par le pouvoir est une véritable névrose générale. » C’est cette réalité qu’il voulait dénoncer avec Salò ou les 120 Journées de Sodome. Si pour Pasolini ces transformations ont pour conséquence d’éradiquer l’humanité elle-même, il n’est pas défaitiste pour autant. Il continue par exemple de croire que « le communisme est en mesure de fournir une nouvelle vraie culture, une culture qui sera morale, l’interprétation de l’existence entière ». Mais pour cela, le communisme se devra de faire un détour vers le passé pour y retrouver certaines « valeurs anciennes » afin de refaire vivre la « fraternité perdue ». Une espérance qui l’éloignera toujours de la droite réactionnaire qui fait aujourd’hui tout pour le récupérer, au mépris de son antifascisme.
Entretien initialement publié le 6 avril 2018 sur Le Comptoir
Agrégée de philosophie, Aude Lancelin est journaliste spécialisée dans le domaine des idées et de la culture depuis presque vingt ans. Elle a été directrice adjointe de la rédaction de « Marianne », puis de « L’Obs ». En 2016, elle est brutalement licenciée de ce dernier magazine. Une mésaventure qu’elle raconte dans « Le Monde libre » (Les Liens qui libèrent), pamphlet contre la dérive capitaliste d’un média social-démocrate, qui obtient le prix Renaudot de l’essai 2016. Début 2018, elle publie, à nouveau aux Liens qui libèrent, « La Pensée en otage ». Elle y analyse la crise de la presse en déconstruisant sept grandes idées reçues. Depuis le 15 janvier, elle travaille pour Le Média, web TV indépendante fondée par Sophia Chikirou, Gérard Miller et Henri Poulain, tous trois proches de La France insoumise*. Nous l’avons rencontrée afin de discuter de la presse et du Média, sous le feu de la critique depuis son lancement.
Article publié initialement le le 4 avril 2018 sur Le Média presse
Assassiné il y a 50 ans, le 4 avril 1968, à Memphis, Martin Luther King est aujourd’hui une des figures militantes les plus populaires. Mais ceux qui le voient comme une icône oublient souvent un élément important de sa personnalité : son anticapitalisme.
Chaque année, le troisième lundi du mois de janvier, les Américains célèbrent le Martin Luther King Day. Mis en place en 1983, malgré l’opposition du président Ronald Reagan, ce jour férié rappelle l’anniversaire de la naissance du célèbre pasteur évangélique. Pour l’occasion, la NBA fait son marathon et la population est appelée à agir pour les gens dans le besoin. Un signe que le militant antiraciste est devenu une véritable icône outre-Atlantique, perçue comme inoffensive. En France, s’il est moins populaire, il bénéficie globalement de la même image positive. C’est ainsi que ces derniers jours il a été célébré par la presse maintream, du Monde au Figaroen passant par Libérationet France info. Encore une preuve que le capitalisme récupère tout. Certes, comme le disait le philosophe marxiste Michel Clouscard, « si c’est récupéré, c’est que c’est récupérable ». Martin Luther King est devenu un symbole du système, parce que par son pacifisme le rendait moins subversif que Malcolm X ou que le Black Panther Party. Le monde politico-médiatique a donc préféré mettre en avant ce “bon noir″ pour décrédibiliser les autres mouvements. C’est pourtant faire fi des combats de Martin Luther King, antiraciste et pacifique, mais aussi anticapitaliste et anti-impérialiste.
ENTRE THÉOLOGIE ET ANTIRACISME
Martin Luther King est né dans une famille très chrétienne, en 1929. Son père, Martin Luther King Sr. est un pasteur baptiste. Il grandit dans un milieu petit bourgeois, à Atlanta. Il est néanmoins très jeune victime de racisme, quand ses deux camarades blancs arrêtent de jouer avec lui, parce qu’ils fréquentent une école ségrégationniste. Sa couleur de peau est aussi un handicap lors de ses études à l’Université de Boston, où il obtient un doctorat en théologie à 26 ans. Entre-temps, il épouse Coretta Scott et devient pasteur, dans l’Alabama, un Etat marqué par de nombreuses violences racistes. Martin Luther King s’intéresse durant cette période à la désobéissance civile, à l’action non-violente et à des personnalités comme Henry David Thoreau ou Gandhi. Il est également très imprégné par le christianisme social.
Fin 1955, sa vie bascule. Le 1er décembre, Rosa Parks refuse de s’assoir au fond d’un bus à Montgomery. Elle est lynchée et arrêtée. La nuit suivante, cinquante dirigeants de la communauté afro-américaine, emmenés par Martin Luther King, fondent le Montgomery Improvement Association. Celle-ci qui mène une campagne de boycott contre la ligne de bus. Un an plus tard, le 21 décembre 1956, la Cour suprême des Etats-Unis déclare la ségrégation illégale et le boycotte s’arrête. L’année suivante, il fait partie des fondateurs de la SCLC (Southern Christian Leadership Conference, « Conférence des dirigeants chrétiens du Sud »). Le pasteur devient peu à peu la figure de la lutte pour les droits civiques, avec Malcolm X. Au premier abord tout sépare le chrétien pacifique qui prône l’intégration des noirs à la société américaine, du leader musulman qui n’hésite pas à user de la violence et qui défend le séparatisme racial. Malcolm X prend d’ailleurs plusieurs fois Martin à parti, comme lorsqu’il qualifie la marche vers Washington pour le travail et la liberté de 1963 de « farce de Washington ». Les médias mettent alors en scène cette opposition. C’est pourtant vite oublier que l’année suivante Martin Luther King appuie le combat de Malcolm X dans une lettre qui lui est adressée. Ce dernier aura d’ailleurs droit à un vibrant hommage du pasteur à sa mort en 1965. Car si les deux hommes ne partagent pas les mêmes méthodes, c’est bien un même combat qu’ils mènent. Et surtout, ils partagent une même opposition radicale au capitalisme.
DE L’ÉGALITÉ À L’ANTICAPITALISME
Martin Luther King est avant tout guidé par une conviction : Blancs et Noirs doivent être égaux. Mais l’égalité en droit ne saurait suffire. Tant que les noirs seront plus pauvres, ils continueront d’être ségrégués, car l’injustice économique entraînera nécessairement une injustice ethnique du même ordre. De son côté, la ghettoïsation ne peut mener qu’au racisme et rend impossible la coopération entre Blancs et Noirs. Ainsi, dans un entretien accordé à Alex Haley – célèbre écrivain de Roots et co-auteur de l’autobiographie de Malcolm X –, il explique que l’écart de revenus doit nécessairement être supprimé. Il plaide alors pour un programme de compensation gouvernementale de 50 milliards de dollars sur 10 ans pour tous les groupes désavantagés. Le pasteur déclare alors : « l’argent dépensé serait plus que justifié par les bénéfices qu’il apporterait à la nation tout entière grâce à une baisse spectaculaire de l’abandon scolaire, des séparations familiales, du taux de criminalité, de l’illégitimité, des énormes dépenses sociales, des émeutes et de beaucoup d’autres malheurs sociaux ». Dans son livre Black Power, il accuse le « Blanc libéral » de jouer « le rôle le plus important dans la partie sociale qui se joue ». « Le problème, écrit-il quelques mois avant sa mort, est que nous n’entendons pas la même chose lorsque l’on parle d’égalité ; Blancs et Noirs en ont une définition différente ». Les seconds comprennent l’égalité au sens littéral, quand les premiers n’acceptent que le sens juridique.
Ce constat le pousse à remettre en question les fondements même du système économique. « Nous avons un système socialiste pour les riches et le capitalisme sauvage pour les pauvres », souligne-t-il dans un discours datant du 23 février 1968. Cette radicalité, il la doit également à sa lecture sérieuse de l’œuvre de Karl Marx quand il est étudiant. En 1952, dans une lettre à Coretta Scott, qui n’est pas encore sa femme, il écrit : « Le capitalisme est arrivé au bout de son utilité historique. » Il se distingue néanmoins de l’Allemand et condamne le communisme pour son « relativisme ethnique », son « totalitarisme politique » et son « matérialisme ». Il défend alors un socialisme démocratique. Dans un discours daté du 14 novembre 1966, il affirme : « Vous ne pouvez pas parler d’une résolution du problème économique des nègres sans parler de milliards de dollars. Vous ne pouvez pas parler de la fin des bidonvilles sans dire d’abord que les profits ne doivent plus être faits sur les bidonvilles. Vous falsifiez vraiment parce que vous avez affaire à des gens maintenant. Vous avez affaire à des capitaines d’industrie […] Le capitalisme… Il doit y avoir une meilleure distribution des richesses et peut-être que l’Amérique doit se diriger vers un socialisme démocratique. »
Il épouse aussi l’internationalisme du socialisme, ce qui le pousser vers des positions très anti-impérialiste. Dans Black Power, il valide ainsi les théories de Frantz Fanon, figure du tiers-mondisme et du mouvement anticolonial, tout en rejetant la violence qui émane de son œuvre principale, Les Damnés de la Terre. Il dénonce alors la guerre du Viêt-Nam à partir de 1965, alors qu’il vient d’obtenir le prix Nobel de la Paix. Pour lui, les Etats-Unis « occupent le pays comme une colonie américaine » et son gouvernement constitue « le plus grand fournisseur de violence dans le monde aujourd’hui ».
Dans les années 1970, le sociologue marxiste Christopher Lasch soutenait que Martin Luther King était la dernière grande icone populiste américaine – en référence au People’s Party qui à la fin du XIXesiècle a lutté contre la corruption du système américain, en faveur des plus pauvres et de la démocratie. Il semble en effet que le pasteur ait été bien plus radical que l’image qu’il donne. Ceux qui le célèbrent feraient mieux de se pencher réellement sur son œuvre pour s’en rendre compte, ce serait sûrement le meilleur hommage qu’ils peuvent lui faire.
Affaire Cahuzac, affaires Fillon, mise en examen de Nicolas Sarkozy : la Ve République semble définitivement entachée par les affaires de corruption. Alors que ce régime politique doit en théorie reposer sur la vertu, c’est une véritable “République du soupçon” qui est en train de se mettre en place. C’est le constat que fait Béligh Nabli, dans son dernier ouvrage La République du soupçon: La vie politique au risque de la transparence(Cerf). Deux ans après La République identitaire (Cerf), le directeur de recherche de l’IRIS et cofondateur du site d’analyse Chronik.fr prolonge sa réflexion sur notre système politique.
LE MÉDIA : L’ANCIEN PRÉSIDENT NICOLAS SARKOZY A ÉTÉ MIS EN EXAMEN CE 21 MARS POUR « CORRUPTION PASSIVE », « FINANCEMENT ILLÉGAL DE CAMPAGNE ÉLECTORALE » ET « RECEL DE FONDS PUBLICS LIBYENS ». APRÈS CELLE DE JACQUES CHIRAC EN 2009, LA FONCTION PRÉSIDENTIELLE RISQUE-T-ELLE D’ÊTRE DÉFINITIVEMENT ENTACHÉE PAR LES AFFAIRES ?
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Béligh Nabli : L’impact de ces poursuites judiciaires sur la fonction présidentielle est à relativiser, car elles interviennent en dehors de la durée de l’exercice de leur mandat. Le président de la République bénéficie en effet d’une “inviolabilité” (couvrant les domaines pénal, civil et administratif) et ne peut donc faire l’objet d’une procédure judiciaire pendant la durée de son mandat. Cette inviolabilité prend fin un mois après le terme du mandat présidentiel.
Au-delà de cette dimension formelle du statut de président de la République, sur un plan plus symbolique, le renvoi en correctionnel de deux anciens présidents de la République est de nature à ternir l’aura d’une fonction auxquels les Français demeurent encore majoritairement attachés (en atteste le niveau de participation électorale à l’occasion du scrutin présidentiel). Reste que c’est moins l’institution présidentielle qui risque d’en être affectée que la croyance en une sorte d’infaillibilité de celui censé incarner la nation à lui seul. C’est donc son pouvoir d’incarnation qui peut pâtir de ces précédents.
LA MULTIPLICATION DES AFFAIRES CRÉE UNE FORME DE DÉFIANCE VIS-À-VIS DE LA VERÉPUBLIQUE. EST-CE LA FIN DE CE RÉGIME ? UNE VIE RÉPUBLIQUE POURRAIT-ELLE FAIRE MIEUX ?
Il y a une corrélation entre la dégradation de la perception et/ou de la réalité de la corruption des politiques, d’un côté, et la perte de confiance envers le personnel politique censés animés par les principes et valeurs de la République, de l’autre. Aujourd’hui, les Français jugent majoritairement que les élu(e)s et les dirigeant(e)s politiques sont « plutôt corrompu(e)s » (voir l’étude annuelle du CEVIPOF sur la confiance politique).
Est-ce que l’avènement d’un nouveau régime pourrait changer la donne ? La question mérite d’être posée car la corruption politique a des causes endémiques liées au fonctionnement des institutions et de la pratique politique sous la Vᵉ République. On pense au brouillage de la frontière entre intérêt public et intérêt privé par plusieurs phénomènes au rang desquels figurent le pantouflage, mais aussi le cumul des mandats et des fonctions.
Toutefois, la confiance pas plus que l’exemplarité ne se décrètent pas. L’amélioration nécessaire des dispositifs de contrôle ne saurait remplacer une culture déontologique de l’intégrité, nécessaire à la consolidation et à la rénovation de notre contrat social. Or le défaut d’“habitus” déontologiques chez nos responsables politiques demeure patent. Un temps d’acculturation semble nécessaire pour traduire en actes les impératifs de transparence et de probité.
VOUS MONTREZ QUE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE EST UN PROJET POLITIQUE ET MORAL, BASÉ SUR LA VERTU. POURTANT, COMME VOUS LE RELEVEZ, DEPUIS LA IIIERÉPUBLIQUE LES SCANDALES FINANCIERS S’ACCUMULENT. FINALEMENT, CE RÉGIME N’EST-IL PAS UNE OLIGARCHIE FINANCIÈRE COMME L’AFFIRMENT SES DÉTRACTEURS ?
Il faut se méfier du discours décliniste selon lequel on assiste à un délitement des valeurs dans la société postindustrielle, à une dégradation de la vertu ou intégrité des responsables politiques. Il n’empêche, le phénomène de la corruption ne saurait échapper aux réflexions sur les conflits d’intérêts, en général, et le phénomène du pantouflage, en particulier. Des circuits de pantouflage ne cesse de s’accentuer, avec de très hauts fonctionnaires et des responsables politiques (ministres, membres de cabinets ministériels, cadres dirigeants des agences de régulation, etc.) qui investissent les secteurs économiques et financiers, en particulier vers les cabinets d’affaires, sans exclure un maintien ou un retour dans la sphère politique ou publique. La conjugaison des deux phénomènes démultiplie les risques de conflits d’intérêts. Or ces flux ou migrations entre la haute fonction publique et la politique d’une part, entre les secteurs publics et privés de l’autre, d’autre part, ont des conséquences en termes de captation de l’intérêt public. Les lois de moralisation de la vie politique se focalisent sur la vie parlementaire. Or c’est du côté du pouvoir exécutif que l’enjeu réside essentiellement. De manière topique, au sortir des élections présidentielle et législatives de 2017, le président de la République et le Premier ministre, soit les deux principales autorités politiques de l’État, sont aussi (respectivement) d’anciens banquier d’affaires et avocat d’affaires issus respectivement des corps de l’Inspection générale des finances et du Conseil d’État …
VOUS POINTEZ LES LIMITES DE LA TRANSPARENCE. SELON VOUS, ELLE PEUT ÊTRE UN DANGER POUR LA VIE PRIVÉE DES REPRÉSENTANTS POLITIQUES. N’EST-CE PAS UN MAL NÉCESSAIRE POUR ABOUTIR À UNE RÉPUBLIQUE VERTUEUSE ?
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La vertu des responsables politiques ne se présume plus, elle doit être démontrée par la transparence, érigée en véritable principe de précaution/régulation dans/de la vie politique. Il convient toutefois de préserver la République d’un discours moralisateur sensible aux passions d’une démocratie d’opinion entretenant un mélange des genres (entre vie publique et vie privée). Le moralisme est un simplisme, et les discours moralisateurs assénés au nom d’une vertu autoproclamée ne font qu’entretenir les dérives suspicieuses, intrusives et voyeuristes. La foi absolue dans la transparence comme dans le droit n’est pas une solution en soi, un excès de transparence pouvant même s’avérer contre-productif et s’accompagner d’un renforcement de la défiance citoyenne.
Si l’intensification de la médiatisation et la personnalisation de la vie politique sont également déterminantes dans la confusion entre vie privée et vie publique. En France, la santé de François Mitterrand, les mœurs de DSK ou encore l’exposition de la vie privée de Nicolas Sarkozy ont relancé la question de la frontière entre vie publique et vie privée. L’évolution de l’attitude des responsables politiques et des médias atténue progressivement l’opposition traditionnelle des « modèles » français et américain en la matière. Nous sommes encore en quête d’un nouvel équilibre entre deux logiques légitimes – le “droit de savoir” et le “droit à la vie privée ” – constitutif du nouveau visage de notre démocratie.
VOTRE LIVRE MONTRE QUE LES CITOYENS SE MÉFIENT DE PLUS EN PLUS DES INSTITUTIONS, À CAUSE DES AFFAIRES, MAIS EN MÊME TEMPS CONTINUENT DE VOTER POUR DES HOMMES POLITIQUES CORROMPUS. COMMENT EXPLIQUER CE PARADOXE ?
Nous n’avons pas tous le même rapport aux normes de probité, le même jugement et la même sensibilité face à la corruption politique. Les études sociologiques montrent que cette perception dépend d’une série de paramètres : elle varie en fonction du statut politique (gouvernant/gouverné) et de la catégorie socioprofessionnelle des individus (fonctionnaires, acteurs économiques, etc.) ou encore des actes/infractions incriminés. Il n’y a pas de règles formelles dictant le choix des indicateurs ou indices de perception de la corruption. Il y a en somme un large éventail des perceptions et du degré d’acceptabilité ou de réprobation d’actes qui relèvent de la notion ambiguë de « corruption ».
Toutefois, la perception dans l’opinion publique, le ressenti et l’exigence des citoyens ont évolué en la matière. En sus de l’image dégradée des responsables politiques, une série d’indicateurs montre un abaissement tendanciel du seuil de tolérance face à leurs pratiques déviantes et autres transgressions de la probité. La campagne présidentielle de 2017 a joué ici un rôle de révélateur : après les “affaires Fillon”, on a ainsi assisté à des manifestations exceptionnelles, place de la République à Paris et dans des villes de Province, pour dénoncer la “corruption des élus”. Formes particulièrement véhémentes de protestation, les dernières manifestations de rue contre un scandale de corruption remontaient au début des années 1970…
De plus, la succession des “affaires politico-judiciaires” nourrit le phénomène d’abstention. Une série de travaux soulignent en effet la corrélation entre les pratiques dévoyées des élites politiques impliquées dans des actes de corruption et une baisse de la participation électorale. Or on observe en France une montée continue de l’abstention électorale depuis les années 1980. Exception faite de l’élection présidentielle, la France est devenue une “démocratie de l’abstention”. Un “non-vote” particulièrement prégnant chez les jeunes de 18 à 25 ans, qui le justifient notamment par la “malhonnêteté des politiques”….
Entretien publié initialement le 4 avril 2018 sur Le Comptoir avec Galaad Wilgos.
Adeline Baldacchino mène une double vie : magistrate à la Cour des comptes, elle est également poétesse à sensibilité libertaire. Elle est aussi également auteure de plusieurs essais, dont un sur le philosophe Michel Onfray, dont elle est proche (« Michel Onfray ou l’Intuition du monde », Le Passeur, 2016), et un « réquisitoire positif », contrel’Ena, dont elle est diplômée en 2009, intitulé « La Ferme des énarques » (Michalon 2015). Nous avons décidé de la rencontrer pour discuter de littérature et de poésie, alors qu’elle vient de publier son premier roman, « Celui qui disait non » chez Fayard.