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Benoît Borrits : « L’abolition de la propriété dominante favorisera la démocratie dans les entreprises »

Entretien publié le 19 mai 2020 sur le site Le Comptoir

Benoît Borrits est chercheur et animateur de l’association Autogestion. Il dirige également le site economie.org, qui promeut la démocratie économique. Après avoir publié plusieurs livres sur la question des coopératives et des communs, Benoît Borrits publie « Virer les actionnaires : Pourquoi et comment s’en passer ? » (Syllepse). À rebours d’une gauche devenue keynésienne, redistributive et altercapitaliste, il propose une rupture franche et radicale avec le système économique aujourd’hui en place.

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Benoît Borrits : « L’économie des communs s’inscrit dans une société de liberté »

Article publié le 15 juin 2018 sur Le Média Presse

Chercheur militant et essayiste, Benoît Borrits s’est spécialisé sur les coopératives, dans lesquelles il perçoit une alternative possible au capitalisme. En 2015, il publie « Coopératives contre capitalisme » (Syllepse), avant de récidiver en 2017 avec « Travailler autrement : les coopératives » (éditions du Détour). Il est par ailleurs animateur de l’association Autogestion. Il vient de sortir « Au-delà de la propriété : pour une économie des communs », aux éditions La Découverte, préfacé par Pierre Dardot, un des grands spécialistes de la question des communs. Il revient avec nous sur cet ouvrage et sur ses solutions pour sortir du dilemme entre économie de marché et étatisation.

La question de la propriété est, depuis le XIXe siècle, au cœur du mouvement ouvrier et de sa remise en question du capitalisme. Pour tenter d’y répondre, le “socialisme réellement existant”, à l’exception notable et complexe de la Yougoslavie de Tito, a misé sur la propriété collective étatique. Une impasse historique, qui selon certains, comme Cornelius Castoriadis, co-fondateur de Socialisme ou barbarie, n’a été qu’un capitalisme d’Etat. Pour lui, « la présentation du régime russe comme “socialiste” − ou comme ayant un rapport quelconque avec le socialisme − est la plus grande mystification connue de l’histoire ». Quoi qu’il en soit, il apparaît évident qu’une autre voie doit être trouvée.

Au cours des années 1970, l’autogestion était très à la vogue, au sein de ce que l’on a appelé “la deuxième gauche” (PSU, CFDT), du conseillisme ou de l’anarchisme. Devenue un peu désuète, c’est elle que tente de réhabiliter Benoît Borrits, de manière radicale. Selon lui, il ne faut pas substituer la propriété privée des moyens de production à la propriété collective, mais l’abolir. C’est ainsi que les communs, ressources partagées, gérées, et maintenues collectivement par une communauté, apparaissent comme la solution. Benoît Borrits s’attache alors à promouvoir d’autres types d’entreprises – des coopératives qui appartiennent aux travailleurs, supervisées par les usagers et qui échappent aux lois du marché –, couplé avec un autre système économique, plus socialisé, et une autre forme de démocratie, ancré dans des expériences concrètes.

Le Média : En quoi le mouvement coopératif peut-il, selon vous, relancer le socialisme ?

Benoît Borrits

Benoît Borrits : La fin des pays du “socialisme réel” a conforté l’idée qu’il n’y aurait pas d’alternative au capitalisme, thèse que les libéraux ont évidemment largement popularisée. Pourtant, de nombreux conflits sociaux ayant comme dénominateur commun la contestation de la propriété sont apparus ces dernières années. Le propre de ces combats est de revendiquer le droit d’usage contre le droit des propriétaires d’aliéner un bien ou d’en restreindre l’accès. On peut prendre comme exemple la lutte des populations contre la privatisation de l’eau (Cochabamba en Bolivie ou plus récemment, Naples), contre les nouvelles enclosures autour de la connaissance (logiciels libres ou contestation des brevets) ou encore tout ce qui relève de la privatisation des services publics. Le phénomène des reprises d’entreprises par les travailleurs, que ce soit en Argentine ou en Europe (Fralib devenu Scop-TI, par exemple), relève de la même logique : les utilisateurs des outils de production contestent aux propriétaires le droit de fermer une usine et entendent bien poursuivre leur activité productive.

Ces différents combats s’inscrivent dans la pratique du Commun : une auto-institution de règles démocratiques de gestion d’une ressource. Très souvent, la forme juridique retenue est la coopérative, une entreprise dont le capital est second car au service de l’objet social, ce qui implique qu’il a une rémunération limitée et que les décisions se prennent sur la base d’une voix par personne.

Deux formes de coopératives existent à ce jour selon la nature des sociétaires : la coopérative d’usager.e.s et la coopérative de travail. Dans la première ce sont les usager.e.s qui sont membres et cela signifie alors que les salarié.e.s restent dans une position subordonnée proche de celle qui existe dans les autres entreprises et qui ne permet pas réellement l’émancipation du travail. Dans la seconde, ce sont les travailleur.se.s qui sont membres mais cela signifie qu’ils doivent investir, donc se priver de revenus, pour pouvoir se trouver un marché, avec l’effet retors qu’ils seront parfois demain peu enclins à ouvrir le sociétariat à de nouveaux entrants qui eux, n’auront pas investi, d’où un phénomène de dégénérescence coopérative…

Le mouvement coopératif peut néanmoins être un moyen de relancer la notion d’appropriation sociale à la condition expresse qu’il soit accompagné de mesures politiques. La première qui est défendue dans cet essai est celle d’une socialisation plus poussée des revenus : que les revenus des travailleur.se.s ne soient plus directement connectés au comportement de l’entreprise dans laquelle ils ou elles travaillent ; que des travailleur.se.s qui se lancent dans une nouvelle entreprise aient les moyens de vivre avant que l’entreprise n’équilibre ses comptes ; qu’une partie de la richesse produite par toutes les entreprises soit mutualisée pour être répartie de façon équitable. La seconde est celle de la constitution d’un secteur financier socialisé – que l’on différenciera d’étatisé – qui permettrait de financer les entreprises en fonction de budgets d’investissements décidés par les citoyen.ne.s en fonction de critères écologiques et sociaux afin de ne plus dépendre de capitaux privés à la recherche du meilleur rendement.

Cette approche permettra d’envisager de dépasser la forme coopérative par une entreprise sans propriétaire que les travailleur.se.s devront alors gérer, avec une intervention des usager.e.s dès que cela s’avérera nécessaire, c’est-à-dire lorsque l’entreprise est en position de monopole ou d’oligopole.

Vous distinguez dans votre livre “communs sociaux” et “communs productifs”. Pouvez-vous revenir dessus ?

Le commun productif est cette entreprise que je viens de décrire : une entreprise intégralement financée par un système financier socialisé et donc sans propriétaire. À partir de cet état de fait, elle est de facto codirigée par ses salarié.e.s et ses usager.e.s avec des pouvoirs différenciés : les travailleur.se.s sont maîtres de l’organisation de leur travail mais la définition des produits ainsi que les prix ou modes de distribution doivent faire l’objet d’une codécision avec les usager.e.s.

Les communs sociaux sont ces systèmes de financement et de socialisation des revenus. L’essai en a détaillé quelques uns. La particularité de ces communs est qu’ils sont établis sur une base géographique : ce sont les citoyen.ne.s d’une zone géographique donnée – un pays, une région ou un ensemble de pays – qui s’érigent en commun et déterminent des modalités de cotisations qui s’appliquent de façon solidaire et donc obligatoire à l’image de la sécurité sociale telle qu’elle a été conçue en 1945.

C’est donc la combinaison de ces deux communs, les communs productifs (correspondant aux entreprises actuelles) et les communs sociaux qui permettent d’envisager un dépassement de la propriété grâce à un équilibre des pouvoirs.

Vous défendez un modèle d’entreprises sans fonds propres, entièrement financés par un système bancaire entièrement mutualisé. Cette forme ne risque-t-elle pas de s’avérer dangereuse pour les entreprises ?

Cette forme serait effectivement dangereuse si le système bancaire restait dans des mains privées. On voit aujourd’hui les ravages en terme de dépendance que provoque l’endettement auprès d’agents privés, que cela soit le fait d’États ou de PME à la merci des banques.

Dans le cadre du système financier socialisé que cet essai décrit, les budgets d’investissements ont été démocratiquement discutés et les montants seront alloués en fonction de finalités (transition énergétique, mobilité, outil industriel…), de modalités de crédit (crédit simple remboursé sur plusieurs années, ligne de crédit pour financer un Besoin en fonds de roulement, apports pour financer de la recherche et développement). De ce point de vue, il n’y a pas à craindre que l’entreprise soit à cours de financement du fait d’une mauvaise opinion des marchés : les sommes destinées à l’investissement existent et le rôle du Fonds socialisé d’investissement est de réaliser le programme d’investissements décidé par les citoyen.ne.s.

Un autre élément de réponse à cette question est que le risque d’entreprises qui étaient auparavant assumées par les actionnaires – et ce même si ceux-ci ont dans les dernières années largement reporté ce risque sur les salarié.e.s – sera désormais pris en charge par les travailleur.se.s. Cela signifie que leur rémunération sera désormais variable puisqu’elle correspond à leurs anciens salaires – fixes – plus les bénéfices – variables – des anciens actionnaires. Si les travailleur.se.s vont, toutes choses égales par ailleurs, désormais gagner plus puisqu’il n’y aura plus d’actionnaire à rémunérer, on peut aussi comprendre que cette variabilité puisse inquiéter les salarié.e.s. Cependant, il est possible de stabiliser ces revenus par une mutualisation plus ou moins importante entre les entreprises. Tout ceci concoure donc à un système économique beaucoup plus stable où les défaillances seront plus rares.

L’économie des communs s’inscrit dans une société de liberté. Si la propriété dominante, c’est-à-dire une propriété dont on n’a pas l’usage et qui donne au propriétaire un droit sur des usagers (locataires, salarié.e.s…), doit être prohibée, rien ne peut a priori interdire aux salarié.e.s d’investir dans leur propre entreprise. Cela signifie que cet investissement n’est réalisé que par des travailleur.se.s de l’entreprise et ne pourra nullement être valorisé sur un marché boursier ou de gré-à-gré. Cet investissement est donc un effort en vue de revenus futurs. Pourquoi faire cet effort et se priver de revenus immédiats si un secteur financier socialisé est capable de financer la totalité des actifs de l’entreprise ? Voilà pourquoi on peut raisonnablement penser que les travailleur.se.s seront enclins à ne pas constituer de fonds propres, ce qui signifie la fin de la notion même de propriété.

Une question reste entière dans votre livre : comment arriver à cette économie des communs que vous défendez ? L’Etat peut-il jouer un rôle ? Faut-il une prise de pouvoir ou faut-il changer la société par le bas ?

Cette économie des communs rompt radicalement avec l’ancien projet “socialiste” dans lequel l’appropriation sociale se réalisait par la propriété étatique des moyens de production. Le principe de base de cette économie des communs est que ce sont les citoyen.ne.s, qui peuvent être parfois en position de salarié.e.s, parfois en position d’usager.e.s, qui codécident. Donc, les citoyen.ne.s seront les acteurs de la transformation sociale et non l’État et/ou quelque parti d’avant-garde.

D’une certaine façon, les initiatives d’auto-organisation économique que réalisent les citoyen.ne.s, ici en reprenant leur entreprise sous forme de Scop, ailleurs en organisant une coopérative d’usagers pour établir des circuits courts de distribution, de production d’énergie renouvelable ou autres, sont les ferments de cette nouvelle économie des communs. Ceci étant, on constate que, depuis des décennies, les gouvernements successifs pratiquent des politiques sociales défavorables aux salarié.e.s dans l’unique but d’entretenir les valorisations boursières. C’est cette politique qu’il convient de stopper et cela suppose d’avoir un gouvernement qui, au minimum, pratique une politique résolue de hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée et donne les outils juridiques pour permettre aux salarié.e.s et usager.e.s de reprendre les entreprises et de constituer les communs de mutualisation de revenus et de socialisation des investissements. Ce nouveau gouvernement proviendra probablement d’un processus électoral dans lequel le mouvement social aura su s’exprimer dans le sens d’un changement de société.

Vous ne prenez pas question sur la souveraineté. Le cadre européen et libre-échangiste ne risque-t-il pas de s’avérer problématique ? La BCE ne risque-t-elle pas de mener une politique monétaire défavorable ?

Il ne faut pas penser l’économie des communs comme étant plus fragile que l’économie capitaliste. Parce qu’elle sera contrôlée par ses salarié.e.s et ses usager.e.s, parce qu’elle sera profondément démocratique et exprimera les choix des citoyen.ne.s, elle sera infiniment plus enviable que l’ancienne économie. S’il est certain, comme nous venons de le dire, que la présence d’un gouvernement progressiste permettant la prise en main de l’économie par les salarié.e.s et les usager.e.s, est indispensable, il est aussi évident que, pendant un temps donné et dans l’économie ouverte qui est la nôtre, celle-ci cohabitera avec des pays dans lesquels des gouvernements libéraux et pro-capital seront aux commandes. Est-ce un problème en soi ? N’avons-nous pas aujourd’hui une cohabitation entre des entreprises classiques et des coopératives qui ne suivent pas les mêmes règles ? Les coopératives sont-elles actuellement en position d’infériorité par rapport aux autres entreprises ? L’actuel mouvement des Scop en France ne crée-t-il pas proportionnellement plus d’emplois que le reste de l’économie ?

Si un gouvernement réellement progressiste arrivait aux affaires et permettait la constitution de communs de financement des entreprises, il n’y aurait alors aucune raison que nous soyons en position d’infériorité par rapports aux détenteurs de capitaux puisque nous disposerions alors de moyens de financement collectifs.

Il est clair qu’une telle politique ne correspond nullement aux recommandations de la Commission européenne qui, sous couvert d’une recherche de “compétitivité”, préconise des politiques favorables aux possédants destinées à soutenir les cours boursiers de entreprises. Il ne s’agit cependant que de recommandations et aucunement d’obligations. Par contre, il est clair que l’adhésion à l’euro signifie l’équilibre de notre politique budgétaire. Ceci n’interdit nullement de pratiquer des programmes sociaux et des investissements qui, plutôt que d’être financés par le déficit public, le seront par prélèvements sur le capital : les politiques de stabilité budgétaire imposées par Bruxelles et la BCE doivent être retournées contre leurs instigateurs. Enfin, comme ceci a été démontré dans cet essai, l’investissement socialisé n’a pas forcément besoin d’une politique monétaire spécifique et le Fond socialisé d’investissement peut très bien fonctionner dans le cadre d’un euro partagé par différents pays.

Si les traités de libre-échange sont néfastes à l’égard des droits sociaux et de l’environnement, ceux-ci n’ont d’effets que dans le cadre d’une économie où les individus sont atomisés par rapport aux marchés. Dans la mesure où les communs productifs seront codirigés par les salarié.e.s et usager.e.s, il est clair que cela ouvre de nouvelles possibilités de délibérations collectives pour s’approvisionner auprès des entreprises de notre choix. Un des critères de cette nouvelle économie est justement la transparence à l’égard des modes de production, de la structure des prix et le choix des salarié.e.s et usager.e.s se portera probablement sur des entreprises qui pratiquent cette transparence et certainement pas des multinationales qui détruisent l’environnement et n’ont que le prix comme unique argument.

Le cadre de l’Union européenne, qui apparaît a priori comme un obstacle, peut au contraire constituer une opportunité pour une économie où salarié.e.s et usager.e.s sont en position de citoyenneté réelle, une économie infiniment plus désirable que celle qui existe actuellement. Si nous sommes convaincus de cette supériorité, alors le basculement d’un pays significatif dans l’économie des communs sera le signal annonciateur d’une transformation en profondeur de l’Union européenne… si celle-ci existe encore au moment où cela se produira.

Photo de une : Barricade de Barcelone le 19 juillet 1936, la veille d’une révolution libertaire

Crédits : Wikimedia commons

La Commune de Paris, dernière révolution romantique

Article publié initialement le 14 mars 2016 sur Le Comptoir

Des luddites à la révolte des canuts, le XIXe siècle est le théâtre d’insurrections fréquentes des classes populaires contre la société industrielle naissante et ses conséquences, à savoir le déracinement du prolétariat, la dissolution des solidarités traditionnelles et la mise en place de nouveaux rapports d’exploitation. La Commune de Paris de 1871 est à la fois la dernière de ces révoltes mais aussi, la plus réussie.

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« La CNT considère que le syndicat se suffit à lui-même et n’a pas besoin de relais politique »

Interview publiée le 18 janvier 2016 sur Le Comptoir

Notamment connue pour la révolution sociale espagnole de 1936, en pleine guerre civile opposant républicains et franquistes, la Confédération nationale du travail (CNT) est devenue un symbole de l’anarcho-syndicalisme. C’est en 1946 qu’est fondée l’organisation française par des militants espagnols en exil, ainsi que par des anciens membres de la CGT-SR et d’ex-résistants qui désertent la CGT, à cause de la tutelle exercée par le Parti communiste. Aujourd’hui, malgré un nombre d’adhérents relativement faible comparé aux grosses structures que sont la CGT, la CFDT ou encore FO, la CNT continue de faire vivre l’espoir de l’anarcho-syndicalisme en France : un bon point pour elle. Nous avons donc décidé de rencontrer deux de ses membres : Frédéric Siméon et Raphaël Romnée, coordinateurs de l’ouvrage collectif “De l’autogestion – théories et pratiques”.

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18 mars 1871 par Louise Michel

 

Le 18 mars 1871 est une date essentielle pour le socialisme français et même internationale. Favorisé d’un côté par la défaite de Sedan et la trahison des élites française(qui permettent la chute de l’Empire et la proclamation de la IIIème République) et de l’autre par les thèses révolutionnaires de Proudhon ou de Marx, ce qui au départ ne représente qu’un élan patriote et républicain[i] devient rapidement une révolution socialiste de grande ampleur. Les Communards de 1871 regardent vers le passé pour construire un nouvel avenir. La nostalgie de la Commune de 1792 – et du gouvernement révolutionnaire de la Première République – ainsi que de l’insurrection populaire de juin 1848, qui a été réprimée de manière sanglante par le gouvernement issus de la Révolution de février 1848 sous la IIème République, sont des moteurs.

Durant 2 mois, les parisiens vivent en autogestion. « L’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes »[ii] est la première préoccupation. Les ateliers et les entreprises sont réquisitionnés et la coopérative ouvrière naît. Les décisions sont prises de manières collégiales. Du côté démocratique, le suffrage universel est proclamé (même pour les femmes et les étrangers, la Commune devant être la République universelle), le mandat impératif si cher à Jean-Jacques Rousseau[iii] est institué et le droit à l’insurrection de Robespierre[iv] est remis au goût du jour. Ajoutons à cela que la presse est libérée, l’enseignement, la fonction publique ou la justice sont réformés, la laïcité est proclamée (par la fin du Concordat de 1802) et l’égalité entre hommes et femmes est une priorité. Une époque euphorique qui prend fin entre le 21 et le 28 mai, durant ce qui est aujourd’hui appelé la « semaine sanglante ». Le chef du gouvernement français de centre-gauche de l’époque, Adolphe Thiers n’hésite pas à s’allier à la droite réactionnaire pour écraser la Commune. Les troupes versaillaises exécutent sans sourciller 20 000 Communards. Les demandes d’amnistie de Victor Hugo et de Georges Clemenceau (député de Montmartre de l’époque) sauvent à peine les meubles. La basilique du Sacré-Cœur est construite à la suite de ces évènements afin « d’expier les crimes des Communards ». Cette défaite traumatisera à jamais le mouvement ouvrier. C’est partant de ce bilan que Lénine théorise la nécessité de l’organisation du mouvement insurrectionnelle et son avant-garde révolutionnaire.

Grâce à son action durant la Commune  Louise Michel devient une icône. Anarchiste féministe, amie de Georges Clemenceau – dont elle ne partage absolument pas l’obsession pour l’ordre républicain – et révolutionnaire, elle est une des figures de proue du mouvement communard. Condamnée à 20 mois de prison – alors qu’elle avait elle-même demandé au tribunal la mort, un geste qui émeut Victor Hugo au point de lui dédier son poème Viro Major – elle est par la suite déportée en Nouvelle-Calédonie où elle reste jusqu’en 1880 (elle revient ensuite en France). Le texte qui suit est issu de son ouvrage rédigé en 1898 intitulé La Commune.

Extraits du chapitre intitulé Le 18 Mars

Aurelle de Paladine commandait, sans qu’elle voulût lui obéir, la garde nationale de Paris qui avait choisi Garibaldi.

Brunet et Piaza choisis également pour chefs, le 28 janvier par les gardes nationaux, et qui étaient condamnés par les conseils de guerre à deux ans de prison, furent délivrés dans la nuit du 26 au 27 février.

On n’obéissait plus : les canons de la place des Vosges qu’envoyait prendre le gouvernement par des artilleurs, sont refusés sans qu’ils osent insister et sont traînés aux buttes Chaumont.

Les journaux que la réaction accusait de pac­tiser avec l’ennemi, le Vengeur, de Félix Pyat ; le Cri du Peuple, de Vallès, le Mot d’Ordre, de Rochefort, fondé le lendemain de l’armistice ; le Père Duchesne, de Vermesch, Humbert, Maro­teau et Guillaume ; la Bouche de fer, de Ver­morel ; la Fédération, par Odysse Barot ; la Cari­cature, de Pilotelle, étaient suspendus depuis le 12 mars.

Les affiches remplaçaient les journaux, et les soldats alors, défendaient contre la police celles où on leur disait de ne point égorger Paris, mais d’aider à défendre la République.

[…]

Bien moins qu’on ne se fût occupé d’une proclamation du roi Dagobert, on ne songeait à celle de M. Thiers.

Tout le monde savait que les canons, soi-di­sant dérobés à l’Etat, appartenaient à la garde nationale et que les rendre eût été aider à une restauration. M. Thiers était pris à son propre piège, les mensonges étaient trop évidents, les menaces trop claires.

[…]

La provocation directe fut donc tentée ; mais le coup de main essayé place des Vosges avait donné l’éveil. On savait par le 31 octobre et le 22 janvier de quoi sont capables des bourgeois hantés du spectre rouge.

On était trop près de Sedan et de la reddition pour que les soldats, fraternellement nourris par les habitants de Paris, fissent cause commune avec la répression. — Mais sans une prompte action, on sentait, dit Lefrançais, que comme au 2 décembre c’en était fait de la République et de la liberté.

L’invasion des faubourgs par l’armée fut faite dans la nuit du 17 au 18 ; mais malgré quel­ques coups de fusil des gendarmes et des gardes de Paris, ils fraternisèrent avec la garde natio­nale.

Sur la butte, était un poste du 61e veillant au n° 6 de la rue des Rosiers, j’y étais allée de la part de Dardelle pour une communication et j’étais restée.

Deux hommes suspects s’étant introduits dans la soirée avaient été envoyés sous bonne garde à la mairie dont ils se réclamaient et où personne ne les connaissait, ils furent gardés en sûreté et s’évadèrent le matin pendant l’attaque.

Un troisième individu suspect, Souche, entré sous un vague prétexte vers la fin de la nuit, était en train de raconter des mensonges dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de vue, quand le factionnaire Turpin tombe atteint d’une balle. Le poste est surpris sans que le coup de canon à blanc qui devait être tiré en cas d’attaque ait donné l’éveil, mais on sentait bien que la journée ne finissait pas là.

La cantinière et moi nous avions pansé Turpin en déchirant notre linge sur nous, alors arrive Clemenceau qui ne sachant pas le blessé déjà pansé demande du linge. Sur ma parole et sur la sienne de revenir, je descends la butte, ma carabine sous mon manteau, en criant : Trahison ! Une colonne se formait, tout le comité de vigilance était là : Ferré, le vieux Moreau, Avronsart, Lemoussu, Burlot, Scheiner, Bourdeille. Montmartre s’éveillait, le rappel battait, je revenais en effet, mais avec les autres à l’assaut des buttes.

Dans l’aube qui se levait, on entendait le tocsin ; nous montions au pas de charge, sachant qu’au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.

On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules à certaines heures sont l’avant-garde de l’océan humain.

La butte était enveloppée d’une lumière blan­che, une aube splendide de délivrance.

Tout à coup je vis ma mère près de moi et je sentis une épouvantable angoisse ; inquiète, elle était venue, toutes les femmes étaient là montées en même temps que nous, je ne sais comment.

Ce n’était pas la mort qui nous attendait sur les buttes où déjà pourtant l’armée attelait les canons, pour les joindre à ceux des Batignolles enlevés pendant la nuit, mais la surprise d’une victoire populaire.

Entre nous et l’armée, les femmes se jettent sur les canons, les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.

Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et plus haut que Lecomte crie : Crosse en l’air ! Les soldats obéissent. C’était Verdaguerre qui fut pour ce fait surtout, fusillé par Versailles quelques mois plus tard.

La Révolution était faite.

[…]

Beaucoup d’entre nous fussent tombés sur le chemin, mais la réaction eût été étouffée dans son repaire. La légalité, le suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les Révolutions, entrèrent en ligne comme de cou­tume.

Le soir du 18 mars, les officiers qui avaient été faits prisonniers avec Lecomte et Clément Thomas furent mis en liberté par Jaclard et Ferré.

On ne voulait ni faiblesses ni cruautés inu­tiles.

Quelques jours après mourut Turpin, heureux, disait-il, d’avoir vu la Révolution ; il recommanda à Clemenceau sa femme qu’il laissait sans res­sources.

Une multitude houleuse accompagna Turpin au cimetière.

—  A Versailles ! criait Th. Ferré monté sur le char funèbre.

—  A Versailles ! répétait la foule.

Il semblait que déjà on fût sur le chemin, l’idée ne venait pas à Montmartre qu’on pût attendre.

Ce fut Versailles qui vint, les scrupules devaient aller jusqu’à l’attendre.

Boîte noire :


[i] A ce propos, l’historien Jean-Jacques Chevallier déclare : « Les insurgés vibraient d’un patriotisme de gauche que la honte de la défaite exaspérait » dans Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à 1958.

[ii] Emile Pouget, La Sociale

[iii]  Voir Du Contrat Social (1762)

[iv]  La Constitution de l’An I, c’est-à-dire de 1793, stipule dans l’article 35 que : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »