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Murray Bookchin : Et si le municipalisme libertaire était la solution ?

Article initialement publié le 6 décembre 2018

La gestion démocratique de la ville pourrait-elle être une solution à la crise écologique, au capitalisme, mais aussi au sexisme et au racisme ? C’était en tout cas la thèse de Murray Bookchin, anarchiste américain important, dont la biographie rédigée par sa seconde épouse, Janet Biehl (Écologie ou catastrophique : La vie de Murray Bookchin, L’amourier), vient d’être traduite.

Les tentatives d’utopies sociales sont rares à l’heure du capitalisme mondialisé triomphant. Outre le zapatisme, qui a fêté ses 24 ans cette année, c’est le Rojava qui attire l’attention. Depuis 2014, les communes autonomes de la région kurde de Syrie tentent de s’organiser en confédération démocratique. Ancien marxiste-léniniste, Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), tire dans les années 1990 les leçons de l’échec du « socialisme réellement existant » et de l’URSS. Il se met alors en quête d’un nouveau modèle pour faire face au capitalisme et défendre l’émancipation des Kurdes. Emprisonné en 1999, il se tourne vers le municipalisme libertaire de Murray Bookchin et entretient même une correspondance avec ce dernier.

Pierre Bance, auteur d’Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, explique au site Le Comptoir  que cette théorie politique « repose sur un schéma classique de l’anarchisme dans lequel des communes autonomes se fédèrent. Mais, il l’enrichit de deux éléments. Le premier est l’importance que doit prendre l’écologie dans la révolution car si l’on ne protège pas la nature, l’homme n’a pas d’avenir. […] Le deuxième est celui d’une révolution par marginalisation progressive de l’État jusqu’à sa disparition grâce à la multiplication des communes autonomes et leur auto-organisation fédérative. » L’essayiste tempère néanmoins : « La reconversion idéologique, officiellement annoncée en 2005 par Öcalan, ne s’est pas faite sans difficulté et l’on sent, au Rojava, un décalage entre les adhésions au confédéralisme démocratique et les textes ou pratiques institutionnels. »

Les idées politiques de Murray Bookchin n’en demeurent pas moins essentielles. Le municipalisme libertaire pourrait en effet être la solution pour sortir du dilemme entre marché et État, entre un néolibéralisme qui montre chaque jour ses limites et le soviétisme qui n’a guère fait mieux. Ce modèle propose de revenir à des échelles plus humaines et plus respectueuses de la nature. Elles favoriseraient aussi, et surtout, la liberté et l’égalité entre citoyens. La traduction de la biographie de Murray Bookchin constitue un excellent prétexte pour étudier en profondeur ce courant trop mal connu(1).

Du marxisme-léninisme à l’éco-anarchisme

Né en 1921, à New York, Murray Bookchin est issu d’une famille d’immigrés russes, imprégnée par les idées contestataires. Sa grand-mère maternelle a été membre des Socialistes révolutionnaires – dont il constatera en 1996, selon Biehl, qu’ils avaient un meilleur programme que les Bolcheviks – et ses parents sont anarcho-syndicalistes. Ses grands-parents fuient leur pays natal à cause de la répression qui s’y abat après la révolution avortée de 1905. La famille voit alors d’un bon œil la prise de pouvoir par Lénine et les siens en 1917. À quinze ans, le futur théoricien intègre la Young Communist League (YCL), dont il est exclu trois ans plus tard à cause de son opposition au pacte germano-soviétique. Comme beaucoup de jeunes marxistes-léninistes, il rejoint le trotskisme et la IVe Internationale. « J’avais une profonde admiration pour Trotsky ; il avait mon adhésion idéologique », explique-t-il soixante ans plus tard. « Le Vieux », comme le surnomment ses partisans, semble être le dernier espoir de la révolution. Bookchin intègre le Socialist Workers Party (SWP), qui est, en 1940, selon Janet Biehl, cette branche américaine, « avec plus de 2 500 membres, était la plus importante de la IVe Internationale, et la section de New York en était la plus grande section. »

Parallèlement à son engagement militant, il travaille comme ouvrier dans une fonderie et se syndique au Congrès des organisations industrielles (CIO), avant de rejoindre General Motors. Bookchin participe à des grandes grèves. Certaines rencontres, comme celle de Dwight MacDonald, directeur de la revue indépendante de gauche Politics, l’aident à prendre conscience des impasses du marxisme-léninisme. Le journaliste explique au futur anarchiste : « La validité du marxisme en tant que doctrine politique réside dans son affirmation selon laquelle le prolétariat est la force historique qui entraînera le socialisme. » Or, le prolétariat n’a pas réussi cette mission. « Le roc du processus de l’Histoire sur lequel Marx a tout construit s’est révélé n’être que du sable. » Avec le temps, il finit aussi par comprendre que « Trotsky n’attachait pas plus d’importance à la démocratie et aux droits civiques que Lénine et Staline. » C’est là que sa rencontre avec Josef Weber, auteur d’un remarquable « Capitalist Barbarism or Socialism », s’avère décisive. Ce dernier regroupe derrière lui quelques anciens trotskistes dans un groupe nommé Movement for a democraty of content (Mouvement pour une démocratie de fond), à la fin des années 1940. Murray Bookchin n’est plus qu’à un pas de l’anarchisme.

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Écologie sociale et démocratie radicale

Pour eux, « une démocratie de fond impliquait non seulement des moyens mais aussi des fins, des démarches pratiques, mais aussi une éthique. » Le mouvement se garde de créer une bureaucratie comme les partis traditionnels. Bookchin est avec Weber le théoricien du petit groupe. Ils méditent sur les échecs des grands révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg, ainsi que sur la démocratie. Dans la foulée, il reprend ses études. Il se tourne peu à peu vers l’anarchisme et l’écologie sociale. « Ce qui définit littéralement l’écologie sociale, affirme Murray Bookchin, c’est la reconnaissance du fait souvent laissé-pour-compte que presque tous nos problèmes écologiques du moment proviennent de problèmes sociaux profondément établis. » Son nouvel objectif est de remettre en question en profondeur le mode de fonctionnement de sociétés fondées sur les notions de hiérarchie, de domination et d’exploitation, afin de réinventer des rapports coopératifs, horizontaux et solidaires.

Vivant à New York, il s’interroge sur l’urbanisme. La ville, qu’il apprécie pourtant, contrairement à Weber, est victime de la démesure du capitalisme. Janet Biehl rapporte qu’il s’interroge sur le programme fédéral de 1949 de « rénovation urbaine », qui a rasé des quartiers populaires pour les remplacer par des « tours de verre et d’acier fonctionnelles sur des places de béton anonymes et aseptisées ». Ses réponses, il les trouve chez Karl Marx, Friedrich Engels et Lewis Mumford – historien américain un peu plus âgé que Bookchin qui s’est intéressé aux villes européennes, notamment au Moyen Âge. Des deux premiers, il conclut, selon sa femme, que « le problème urbain était lié à celui de l’agriculture industrielle, tous deux dus au capitalisme. » Pour y remédier, il faut en finir avec la séparation entre la ville et la campagne. Grâce à l’historien américain, il comprend que la bureaucratie avait détruit les petites villes, avec un tissu social fort. Promouvoir un nouveau modèle de villes lui paraît alors essentiel.

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Janet Biehl note : « Pour lui, la cité idéale n’était pas celle du Moyen Âge mais celle des petites cités de l’ancienne Attique, au premier millénaire avant J.-C. Ces poleis – Athènes en particulier – qui vivaient en harmonie avec les campagnes alentour. Leurs habitants “entretenaient des liens étroits avec la terre et étaient économiquement autonomes”, ce qui leur donnait une personnalité forte et indépendante. Les anciens Athéniens produisaient uniquement des biens simples pour répondre à leurs besoins essentiels. De cette organisation naquit une culture politique remarquable, avec des assemblées démocratiques et un “degré de participation à la vie de la cité exceptionnel”. » Une réflexion qui se rapproche de celle du franco-grec Cornelius Castoriadis, fondateur de Socialisme ou Barbarie. La veuve de Bookchin explique que pour son défunt mari, « l’intégration mutuelle ville/campagne renforcerait la solidarité sociale et le lien entre les hommes et la terre. » L’idée est de s’opposer aux grandes métropoles stressantes, polluées et inhumaines. Enfin, le penseur « trouvait l’idée de créer des villes vertes dans les zones rurales excellentes, mais il allait plus loin en proposant de décentraliser : décomposer les grandes métropoles en “petites communautés libres hautement interdépendantes de personnes dont les relations sociales ne sont corrompues ni par la propriété ni par la production pour l’échange”. » La particularité du municipalisme libertaire se trouve-là, derrière le mot d’ordre : « Démocratisons la République et radicalisons la démocratie ! »

La ville, lieu de la révolution et de la démocratie

Légende : Janet Biehl // Crédits : Janet Biehl / Wikimedia commons

Le municipalisme a plusieurs inspirations : Athènes, les communes de l’Europe médiévale, la Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris de 1871, l’Espagne anarchiste de 1936, et, plus surprenant, le puritanisme du XVIe siècle(2). La seule unité où peut sereinement s’exercer la démocratie est la ville. Elle est historiquement le lieu d’où sont venues les révolutions. Enfin, elle est émancipatrice : c’est l’endroit où il est possible de se réfugier lorsque la campagne devient étouffante. Si elle est à taille humaine, la municipalité permet autant d’exprimer son individualité que de vivre de manière communautaire. Le municipalisme libertaire repose sur la participation directe des citoyens – et pas la seule bourgeoisie ou le seul prolétariat – dans la vie de la Cité, entendue au sens grec du terme. Murray Bookchin explique que « dans un sens très radical nous devons nous ressourcer aux racines du mot politique dans polis […] pour retrouver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assemblées populaires de l’ère révolutionnaire. » La politique ne peut être que civique, au sens fort, donc aussi éthique, en combinant rationalité et coopération – quand le capitalisme consacre le règne de la raison instrumentale(3).

Le local n’est pas pour autant sacralisé. Le but est que les municipalités proches géographiquement s’allient afin de former une « Commune des communes ». Un congrès, composé de délégués – et non de représentants – de chaque unité politique se constitue alors, avec pour vocation de coordonner les municipalités. Ce « confédéralisme » permet de dépasser l’État-nation et le pouvoir se bâtit du haut vers le bas. La démocratie est importante dans chacune des municipalités, mais aussi la lutte contre le sexisme, l’homophobie et le racisme – la confédération a notamment pour but d’y veiller. L’économie doit également s’adapter à cette échelle plus humaine. Il est vital que les entreprises reviennent à des tailles plus modestes et soient gérées collectivement par les travailleurs, comme c’était le cas durant la révolution anarchiste de 1936 en Espagne. L’éducation populaire est mise au centre, pendant que les lieux publics, comme les bars ou les cafés, deviennent des lieux de bouillonnement politique et culturel.

Tout cela doit, selon Bookchin, nous permettre de réduire notre consommation énergétique. Pour lui, il faut autant sortir du nucléaire que des énergies fossiles. Dans le même temps, le révolutionnaire pense qu’une « technologie à visage humain », « compatible avec les lois de l’écologie » et qui « favorise la décentralisation » est indispensable. Pour sa veuve, « l’agriculture resterait mécanisée pour réduire le travail physique, mais sans chimie, elle pourrait redevenir biologique. » Le philosophe conserve du marxisme parfois une foi naïve dans les bienfaits de la technique – ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel appelait les « illusions du progrès ». D’après Murray Bookchin, la technologie peut permettre de sortir de la pénurie, qui a rendu indispensable le mode de production capitaliste, pour entrer dans l’abondance. Cette dernière favoriserait alors un socialisme, où les machines assureraient les basses besognes. « Libérés du travail pénible, ils [les travailleurs] pourraient éliminer la hiérarchie », affirme Janet Biehl. Murray Bookchin a néanmoins conscience que « l’homme-machine, c’est l’idéal bureaucratique » et que le développement de la technologie peut détruire le lien social. Il s’agit donc de trouver un nouvel équilibre. Ce modèle de société est plus humain et donc plus désirable que la barbarie actuelle. L’anarchiste pense alors que l’écologie donne des raisons objectives d’en finir avec le capitalisme. « L’exploitation économique n’avait pas rendu le prolétariat révolutionnaire, mais les citoyens, confrontés à la perspective d’une mort prématurée, allaient sûrement s’indigner et s’élever contre le système à l’origine de ces menaces », affirme, sûrement trop rapidement, Janet Biehl.

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Un anarchiste esseulé

Légende : Piotr Kropotkine, père du communalisme // Wikimedia Commons

Murray Boockhin n’est cependant pas resté à attendre la « révolution totale », il a tenté de la faire advenir. Dans les années 1970, il s’installe dans le Vermont, petit État du nord-est des États-Unis, qui ne compte que quelques centaines de milliers d’âmes. À cette époque, de plus en plus de jeunes tentent de créer des communautés écologiques et autogérées à travers le pays. Il existe alors « plus d’un millier de coopératives d’alimentation et de biens de consommation, regroupant plus d’un million de personnes et huit cents habitants coopératifs. Les assurances mutuelles coopératives comptaient sept millions et demi d’affiliés. Les programmes de soins coopératifs concernaient près de quatre millions et demi d’interventions. Dix-sept cents garderies coopératives se répartissaient dans tout le pays », décrit Janet Biehl. Le philosophe s’insère bien évidemment dans le mouvement. Tout en enseignant à l’université, il participe à la création d’un café-restaurant autogéré, ainsi que du Programme d’études d’écologie sociale. Il soutient le mouvement antinucléaire. Enfin, il milite pour une démocratie locale et directe. Bookchin affronte alors Bernie Sanders, figure importante de la gauche radicale vermontaise, qui défend un socialisme étatique.

En 1983, il s’intéresse à l’Allemagne et au mouvement Die Grünnen (les Verts). Le parti, qui compte « des écologistes, des activistes contre le nucléaire, des squatters, des féministes radicales, des chrétiens pacifistes, des punks, des anthroposophes et des gauchistes », fait alors une entrée fracassante au Bundestag. Les Verts s’appuient alors sur quatre piliers : « écologie, justice sociale, démocratie directe de la base et non-violence. » Ils décident de se situer hors des clivages politiques traditionnels, « par-delà la gauche et la droite ». Bookchin y voit la possibilité d’une révolution anti-étatique et anti-autoritaire. Il est cependant rapidement déçu par ses compagnons, qui refusent de soutenir le mouvement au motif qu’il ne se revendiquait pas clairement de l’anarchisme. Dès lors, le torchon brûle entre lui et les autres anarchistes. Ces derniers reprochent à Bookchin de ne pas se revendiquer clairement des pères du mouvement politique, Bakounine et Kropotkine en tête. Mais ils critiquent surtout le municipalisme libertaire, qu’ils perçoivent comme une institutionnalisation de l’anarchisme. Bookchin défend en effet la participation aux élections locales, alors que ses anciens compagnons prônent au contraire le retrait. Il leur rétorque, sans succès, que « l’échelon local du quartier et de la commune [est] qualitativement différent [de l’État-nation], [c’est] le domaine de la politique, où l’autogestion collective [est] possible. » Il avance aussi que le municipalisme libertaire se rapproche de l’idéal « post-révolutionnaire » de Kropotkine. Pour ce dernier, « les communes, urbaines et villageoises indépendantes », permettront « l’abolition complète des États et l’organisation du simple au composé par la fédération libre des forces populaires, des producteurs, des consommateurs ».

Ces arguments ne convainquent pas les anarchistes. Bookchin leur reproche un manque de culture politique et historique. En 1995, il publie un article retentissant : « Social anarchism or Lifestyle anarchism ». Il y critique un anarchisme qui a délaissé la question sociale. D’après lui, l’anarchisme s’est mué, dans sa majorité, en style de vie (« lifestyle »), idiot utile du capitalisme, fondé sur un mode de vie marginal ou individualiste, mais oublieux des enjeux collectifs. Cela aboutit à un divorce avec l’anarchisme. Dès lors Bookchin préfère juste se revendiquer du communalisme. Le municipaliste se marginalise peu à peu au sein de la « nouvelle gauche » américaine et du mouvement écologique.

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Bookchin assiste à un double phénomène. D’un côté, les anciens révolutionnaires ne croient plus en leurs engagements de jeunesse et deviennent sociaux-démocrates. De l’autre, il dénonce la montée du « postmodernisme », irrationnel, anti-Lumières et hériter de la « French theory »(4). Il part aussi en guerre contre la deep ecology (« écologie profonde »), initiée par le Norvégien Arne Næss. Certes radical, ce courant qui rejette l’anthropocentrisme(5) lui paraît réactionnaire et dangereux. Boockhin craint qu’il conduise à prôner une réduction démographique, ou pire des formes d’eugénisme, au nom de la sauvegarde de la nature. Il explique à ce propos : « Cela devient très troublant pour moi, bien sûr, quand une telle vue naturaliste et écologique se voit polluée par le malthusianisme, la xénophobie, la misanthropie et des dénonciations générales des êtres humains. »

Seul, avec Janet Biehl, Murray Bookchin se replie sur l’étude historique des mouvements socialistes. Il puise dans l’histoire des inspirations pour l’avenir. Il décède en 2006 dans son domicile de Burlington, dans le Vermont. Il aura eu raison sur presque tout. La redécouverte de ses écrits pourrait nous permettre de trouver une vraie alternative à notre système.

Notes :

(1) En 1998, elle a également publié le manifeste Le Municipalisme libertaire, avec l’aval de Murray Bookchin.
(2) Le puritanisme désigne un courant calviniste qui a tenté de « purifier » l’Église anglaise de son catholicisme au XVIe siècle. Il s’est prolongé au XVIe siècle en Nouvelle-Angleterre. Le puritanisme reposait notamment sur l’idée de petites communautés religieuses égalitaires.
(3) La raison instrumentale est au contraire une raison individualiste et utilitariste.
(4) Courant apparu dans les années 1970 né sur les campus américains. Influencé par des intellectuels français, au premier rang desquels Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Michel Foucault, il met l’accent sur le concept de « déconstruction ».
(5) Philosophie qui place l’homme au centre de tout.

Légende de l’image de une : Murray Bookchin

Crédits : Luisa Michel / Wikimedia commons

Thibault Muzergues : « L’aile gauche a encore beaucoup de chemin à faire avant de prendre le contrôle du Parti démocrate »

Article initialement publié le 8 novembre 2018

Thibault Muzergues travaille pour le bureau européen de l’International Republican Institute, une ONG américaine qui promeut la « démocratie libérale » dans le monde. Fin analyste de la situation politique aux États-Unis et en Europe, il a publié cette année « La quadrature des classes » (éditions du Bord de l’eau). Il y explique que quatre classes sociales remodèlent aujourd’hui le jeu politique en Occident : la classe moyenne provinciale, la classe ouvrière blanche, qui vit dans la France périphérique, la classe créative urbaine et libérale, qui vit au coeur des métropoles, et les millenials, précaires diplômés souvent très jeunes (moins de 35 ans). Les deux premières plutôt marquées à droite ont permis outre-Atlantique l’élection de Donald Trump, tandis que la troisième avait pour favorite Hilary Clinton et la dernière soutenait Bernie Sanders. Thibault Muzergues revient avec nous sur la situation politique américaine.

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Jérôme Fourquet : « La victoire de Macron a provoqué un phénomène de recomposition politique »

Entretien initialement publié sur le site Le Média presse

Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’institut de sondage IFOP. Auteur de plusieurs ouvrages, ses travaux portent notamment sur les comportements politiques et électoraux. Il vient de publier aux éditions sur Cerf « Le nouveau clivage ». Rencontre.
Dans un article de L’Internationale situationniste daté de janvier 1963, Guy Debord écrivait : « Suivant la réalité qui s’esquisse actuellement, on pourra considérer comme prolétaires les gens qui n’ont aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer […]. Les dirigeants sont ceux qui organisent cet espace-temps ou ont une marge de choix personnel. » L’étude des résultats électoraux de ses dernières années dans les démocraties libérales occidentales semblent donner raison au père du situationnisme. Du Brexit à l’élection de Donald Trump une “fracture sociale” semble se dessiner entre des classes supérieures mobiles et bénéficiaires de la mondialisation néolibérale, vivant dans les métropoles, et des classes populaires sédentaires, habitant dans des zones précaires. C’est ce que constate Jérôme Fourquet dans Le nouveau clivage, où il analyse comment les fractures sociales et territoriales déterminent de nouveaux comportements électoraux, au-delà du traditionnel clivage gauche-droite.

Le Média : Selon vous, un nouveau clivage traverse les démocraties occidentales, de la France aux Etats-Unis, en passant par la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou l’Autriche. Il oppose d’un côté, les tenants de la mondialisation néolibérale et du multiculturalisme, appartenant généralement aux classes favorisées, et de l’autre les défenseurs de la nation et des frontières. Pourtant, quand on regarde l’élection au premier tour de la présidentielle de 2017, nous voyons quatre candidats au coude-à-coude, entre 19,5 % et 24 %. N’assistons-nous pas plutôt à une partition de la France en quatre pôles politiques ?

Jérôme Fourquet : Le premier tour de la présidentielle a offert un bon panorama du paysage électoral français avec quatre candidats pesant chacun autour de 20%. De mon point de vue Fillon et Mélenchon incarnent le clivage gauche/droite traditionnel et Macron et Le Pen ce nouveau clivage. Ce dernier, qu’on pourrait appeler pour simplifier “ouvert/fermé”, n’a donc pas effacé le clivage historique mais l’a pour la première fois supplanté. Ce clivage ouvert/fermé avait déjà fait son apparition il y a 25 ans lors du référendum sur Maastricht. On l’avait retrouvé en 2005 lors du vote sur le TCE. Mais hormis ces scrutins portant sur l’Europe et dont la nature référendaire permettait d’amalgamer dans le camp du “oui” et dans celui du “non” des électorats composites, jamais ce clivage n’avait pu émerger de manière structurante lors des autres élections et notamment présidentielles où la logique gauche/droite demeurait dominante. Cette dernière n’a pas disparu, mais pour la première fois les deux finalistes de la présidentielle ont été des représentants de ce nouveau clivage. Alors que jusqu’à présent le mode de scrutin jouait en faveur de la persistance du clivage gauche/droite, le fait que Macron et Le Pen parviennent tous deux en finale a obligé les électorats des autres candidats à se positionner lors du tour décisif selon cette nouvelle logique. Une nette majorité des électeurs “orphelins” (c’est-à-dire des électeurs ayant voté pour les candidats éliminés au premier tour) s’est reportée sur Macron, mais une part significative de l’électorat Fillon et une frange de l’électorat Mélenchon ont opté pour Le Pen. Le second tour ne s’est plus organisé selon une logique de blocs gauche/droite mais en bonne partie sur le clivage ouvert/fermé.

Vous voyez dans Emmanuel Macron et Marine Le Pen les incarnations parfaites de ce clivage. Pourtant, alors que le référendum sur le TCE de 2005 nous a prouvé que les opposants à la mondialisation sont majoritaires (54,67 % de “non”), la candidate d’extrême droite s’est faite écraser au second tour. Comment l’expliquez-vous ?

Si les deux finalistes incarnent assez parfaitement cette nouvelle ligne de faille (que l’on a retrouvée aux Etats-Unis avec le duel Clinton-Bush ou en Grande-Bretagne lors du Brexit), le deuxième tour de la présidentielle revêtait néanmoins également une dimension de référendum anti-Le Pen assez marquée, ce qui a abouti à une expression imparfaite du niveau clivage. Le rêve de Marine Le Pen et de ses conseillers était de rejouer le référendum de 2005 et de fédérer derrière elle l’ensemble de la “France du non”. C’est d’ailleurs dans cette optique que sa campagne d’entre deux tours a ciblé en priorité les électeurs de Jean-Luc Mélenchon. Or seule une minorité d’entre eux (entre 10% et 15% selon les différents instituts de sondages) a voté pour la candidate du FN, le reste se répartissant entre un vote Macron et l’abstention ou le vote blanc.

La défaite de Marine Le Pen et le départ des frères Philippot du FN semblent réorienter ce parti vers l’extrême droite plus classique : national, libérale et identitaire. Dans le même temps, le thème de l’union des droites revient souvent sur la table. N’est-ce pas une preuve de la persistance du clivage gauche-droite ?

Nous sommes en fait à un moment charnière où, si l’on utilise une métaphore géologique, une plaque tectonique est en train progressivement de passer sous une autre. Ce processus de subduction ne s’effectue pas sans à coups et le mouvement n’est pas encore arrivé à son terme mais la dynamique me semble enclenchée. Edouard Philippe a employé lors du congrès de La République en Marche, il y a quelques mois, la formule « La poutre travaille encore ». Je pense que ce diagnostic est assez juste. La victoire de Macron a en effet provoqué (ou accéléré) un phénomène de recomposition politique majeur. Autour de lui s’est soudé ce que l’on pourrait appeler un bloc ”orléaniste 2.0” allant de Jean-Yves Le Drian et Manuel Valls à Bruno Le Maire en passant par François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit. A ce bloc central, Macron et Philippe veulent agréger l’ensemble de la droite modérée (l’UDI et les juppéistes). L’agenda des réformes de ce début de quinquennat (réforme du code du travail, suppression de l’ISF, réforme de la SNCF) et les décisions récentes d’évacuation de la ZAD et des campus s’inscrivent dans cet objectif d’élargir à droite la majorité présidentielle, en cantonnant Wauquiez à la partie la plus droitière des Républicains.

Si l’on regarde les chiffres, on voit comment l’équilibre des forces a été modifiée ce qui bouleverse en profondeur la logique politique. On est passé d’une situation où deux blocs dominaient et organisaient le paysage. Il s’agissait du PS et des Républicains. Dans cette configuration, le centre existait, mais il était nettement dominé et dans un schéma d’élections à deux tours, il (Bayrou depuis plusieurs élections) jouait systématiquement la force d’appoint. Aujourd’hui, le bloc central macronien est devenu dominant (avec un poids oscillant entre 25% et 30%). La gauche et la droite de gouvernement n’ont pas disparu (et le clivage gauche/droite également), mais elles sont désormais réduites à la portion congrue (entre 10 et 15% des voix chacune, soit à peu près ce que pesait l’UDF puis le Modem). Coincés entre ce large bloc central (qui leur a happé de nombreux électeurs) et un pôle radical (France insoumise à gauche et le FN à droite), PS et Républicains sont aujourd’hui relégués en seconde division. Wauquiez a bien perçu que toute la frange modérée des Républicains (sans même parler des Constructifs et des centristes) était de plus en plus aimantée par le macronisme, les Européennes devant acter son entrée dans l’orbite présidentielle. S’il veut espérer jouer la finale en 2017, le leader des Républicains n’a donc d’autre choix, pour l’instant, que de tenter d’arracher au FN toute une partie de son électorat. Je ne crois pas du tout à un scénario d’une union des droites (au sens d’un accord d’appareils) mais plutôt à une lutte à mort entre Laurent Wauquiez et Marine puis sans doute Marion Le Pen pour devenir la force dominante d’un espace droitier, pouvant rivaliser numériquement avec le bloc macronien.

On le voit, « la poutre travaille donc bien encore » et si l’opposition gauche/droite n’a pas disparu, le paysage électoral qui se dessinera à la suite des élections européennes sera très différent de celui qui prévalait il y a encore un an et demi.

Votre livre montre que les électeurs d’Emmanuel Macron sont plutôt des habitants des métropoles ou d’enclaves aisées, appartenant aux classes diplômées et promoteurs d’un monde “ouvert”. Plutôt optimistes, ils ne s’inquiètent pas de l’immigration. Comment alors expliquer le raidissement du Président sur la question migratoire ?

De par son parcours et sa formation intellectuelle, Emmanuel Macron ressemble assez à son électorat de premier tour. Il est à l’aise avec un monde ouvert, qui pour lui est plus synonyme d’opportunités que de menaces ou de contraintes. Son logiciel alloue à l’économique une place centrale et les questions identitaires et migratoires apparaissaient comme secondaires. Dans l’enquête électorale de l’IFOP réalisée lors du premier tour, il est ainsi frappant de constater que l’item de la lutte contre l’immigration clandestine arrivait en dernière place (parmi une liste de 14 items !) dans la hiérarchie des préoccupations des électeurs d’Emmanuel Macron.

Or l’accession du candidat d’En Marche ! à la présidence de la République l’a manifestement contraint à adapter sa grille de lecture. Qu’il s’agisse d’antiterrorisme ou de flux migratoires, on a le sentiment que le locataire de Beauvau, Gérard Collomb, aux premières loges pour appréhender l’ampleur et l’acuité de ces défis, a briefé son jeune patron.

Enfin, votre livre montre l’importance de l’appartenance ethnico-culturelle. Le rejet de l’immigration et du multiculturalisme, ainsi que la peur des minorités a joué un rôle important dans le vote pour Trump, pour le FN ou en faveur du Brexit. Les minorités, pourtant souvent précaires elles-aussi, ont plus tendance à voter avec les tenants de l’ouverture et du néolibéralisme. Des personnalités comme Bernie Sanders ou Jean-Luc Mélenchon, critiques du libre-échange et refusant tout identitarisme ont-elles des chances de renverser la donne ? Un “populisme de gauche” pourrait-il réunir les classes populaires, par-delà les appartenances ethnico-culturelles ?

On a vu en Espagne que l’offre d’un “populisme de gauche” a permis à Podemos de réaliser un score important. Mais il faut rappeler que le contexte espagnol était très particulier avec une crise ayant très durement frappée la population. Autre différence majeure : la mémoire de l’expérience franquiste a, pour l’heure, bloqué tout développement d’un courant national-populiste. La situation politique et sociologique est toute autre de ce côté des Pyrénées. Le FN, en dépit de l’affaiblissement de l’image de Marine Le Pen, est durablement enraciné dans notre pays et notamment dans toute une partie des catégories populaires. Si ces milieux peuvent être sensibles à un discours social et à un “populisme de gauche” fustigeant “l’oligarchie financière”, la société française est désormais de facto une société muticulturelle. Hors le muticulturalisme génère une insécurité culturelle principalement dans les quartiers et les catégories populaires. Sans prise en compte de cette dimension, il sera très difficile aux tenants français d’un “populisme de gauche” de rallier une majorité de l’électorat populaire.

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