Archives du mot-clé démocratie

Murray Bookchin : Et si le municipalisme libertaire était la solution ?

Article initialement publié le 6 décembre 2018

La gestion démocratique de la ville pourrait-elle être une solution à la crise écologique, au capitalisme, mais aussi au sexisme et au racisme ? C’était en tout cas la thèse de Murray Bookchin, anarchiste américain important, dont la biographie rédigée par sa seconde épouse, Janet Biehl (Écologie ou catastrophique : La vie de Murray Bookchin, L’amourier), vient d’être traduite.

Les tentatives d’utopies sociales sont rares à l’heure du capitalisme mondialisé triomphant. Outre le zapatisme, qui a fêté ses 24 ans cette année, c’est le Rojava qui attire l’attention. Depuis 2014, les communes autonomes de la région kurde de Syrie tentent de s’organiser en confédération démocratique. Ancien marxiste-léniniste, Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), tire dans les années 1990 les leçons de l’échec du « socialisme réellement existant » et de l’URSS. Il se met alors en quête d’un nouveau modèle pour faire face au capitalisme et défendre l’émancipation des Kurdes. Emprisonné en 1999, il se tourne vers le municipalisme libertaire de Murray Bookchin et entretient même une correspondance avec ce dernier.

Pierre Bance, auteur d’Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, explique au site Le Comptoir  que cette théorie politique « repose sur un schéma classique de l’anarchisme dans lequel des communes autonomes se fédèrent. Mais, il l’enrichit de deux éléments. Le premier est l’importance que doit prendre l’écologie dans la révolution car si l’on ne protège pas la nature, l’homme n’a pas d’avenir. […] Le deuxième est celui d’une révolution par marginalisation progressive de l’État jusqu’à sa disparition grâce à la multiplication des communes autonomes et leur auto-organisation fédérative. » L’essayiste tempère néanmoins : « La reconversion idéologique, officiellement annoncée en 2005 par Öcalan, ne s’est pas faite sans difficulté et l’on sent, au Rojava, un décalage entre les adhésions au confédéralisme démocratique et les textes ou pratiques institutionnels. »

Les idées politiques de Murray Bookchin n’en demeurent pas moins essentielles. Le municipalisme libertaire pourrait en effet être la solution pour sortir du dilemme entre marché et État, entre un néolibéralisme qui montre chaque jour ses limites et le soviétisme qui n’a guère fait mieux. Ce modèle propose de revenir à des échelles plus humaines et plus respectueuses de la nature. Elles favoriseraient aussi, et surtout, la liberté et l’égalité entre citoyens. La traduction de la biographie de Murray Bookchin constitue un excellent prétexte pour étudier en profondeur ce courant trop mal connu(1).

Du marxisme-léninisme à l’éco-anarchisme

Né en 1921, à New York, Murray Bookchin est issu d’une famille d’immigrés russes, imprégnée par les idées contestataires. Sa grand-mère maternelle a été membre des Socialistes révolutionnaires – dont il constatera en 1996, selon Biehl, qu’ils avaient un meilleur programme que les Bolcheviks – et ses parents sont anarcho-syndicalistes. Ses grands-parents fuient leur pays natal à cause de la répression qui s’y abat après la révolution avortée de 1905. La famille voit alors d’un bon œil la prise de pouvoir par Lénine et les siens en 1917. À quinze ans, le futur théoricien intègre la Young Communist League (YCL), dont il est exclu trois ans plus tard à cause de son opposition au pacte germano-soviétique. Comme beaucoup de jeunes marxistes-léninistes, il rejoint le trotskisme et la IVe Internationale. « J’avais une profonde admiration pour Trotsky ; il avait mon adhésion idéologique », explique-t-il soixante ans plus tard. « Le Vieux », comme le surnomment ses partisans, semble être le dernier espoir de la révolution. Bookchin intègre le Socialist Workers Party (SWP), qui est, en 1940, selon Janet Biehl, cette branche américaine, « avec plus de 2 500 membres, était la plus importante de la IVe Internationale, et la section de New York en était la plus grande section. »

Parallèlement à son engagement militant, il travaille comme ouvrier dans une fonderie et se syndique au Congrès des organisations industrielles (CIO), avant de rejoindre General Motors. Bookchin participe à des grandes grèves. Certaines rencontres, comme celle de Dwight MacDonald, directeur de la revue indépendante de gauche Politics, l’aident à prendre conscience des impasses du marxisme-léninisme. Le journaliste explique au futur anarchiste : « La validité du marxisme en tant que doctrine politique réside dans son affirmation selon laquelle le prolétariat est la force historique qui entraînera le socialisme. » Or, le prolétariat n’a pas réussi cette mission. « Le roc du processus de l’Histoire sur lequel Marx a tout construit s’est révélé n’être que du sable. » Avec le temps, il finit aussi par comprendre que « Trotsky n’attachait pas plus d’importance à la démocratie et aux droits civiques que Lénine et Staline. » C’est là que sa rencontre avec Josef Weber, auteur d’un remarquable « Capitalist Barbarism or Socialism », s’avère décisive. Ce dernier regroupe derrière lui quelques anciens trotskistes dans un groupe nommé Movement for a democraty of content (Mouvement pour une démocratie de fond), à la fin des années 1940. Murray Bookchin n’est plus qu’à un pas de l’anarchisme.

Lire aussi : Karl Marx, un penseur encore d’actualité ?

Écologie sociale et démocratie radicale

Pour eux, « une démocratie de fond impliquait non seulement des moyens mais aussi des fins, des démarches pratiques, mais aussi une éthique. » Le mouvement se garde de créer une bureaucratie comme les partis traditionnels. Bookchin est avec Weber le théoricien du petit groupe. Ils méditent sur les échecs des grands révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg, ainsi que sur la démocratie. Dans la foulée, il reprend ses études. Il se tourne peu à peu vers l’anarchisme et l’écologie sociale. « Ce qui définit littéralement l’écologie sociale, affirme Murray Bookchin, c’est la reconnaissance du fait souvent laissé-pour-compte que presque tous nos problèmes écologiques du moment proviennent de problèmes sociaux profondément établis. » Son nouvel objectif est de remettre en question en profondeur le mode de fonctionnement de sociétés fondées sur les notions de hiérarchie, de domination et d’exploitation, afin de réinventer des rapports coopératifs, horizontaux et solidaires.

Vivant à New York, il s’interroge sur l’urbanisme. La ville, qu’il apprécie pourtant, contrairement à Weber, est victime de la démesure du capitalisme. Janet Biehl rapporte qu’il s’interroge sur le programme fédéral de 1949 de « rénovation urbaine », qui a rasé des quartiers populaires pour les remplacer par des « tours de verre et d’acier fonctionnelles sur des places de béton anonymes et aseptisées ». Ses réponses, il les trouve chez Karl Marx, Friedrich Engels et Lewis Mumford – historien américain un peu plus âgé que Bookchin qui s’est intéressé aux villes européennes, notamment au Moyen Âge. Des deux premiers, il conclut, selon sa femme, que « le problème urbain était lié à celui de l’agriculture industrielle, tous deux dus au capitalisme. » Pour y remédier, il faut en finir avec la séparation entre la ville et la campagne. Grâce à l’historien américain, il comprend que la bureaucratie avait détruit les petites villes, avec un tissu social fort. Promouvoir un nouveau modèle de villes lui paraît alors essentiel.

Lire aussi : Leurs d’Espagne – À Madrid, le municipalisme en question

Janet Biehl note : « Pour lui, la cité idéale n’était pas celle du Moyen Âge mais celle des petites cités de l’ancienne Attique, au premier millénaire avant J.-C. Ces poleis – Athènes en particulier – qui vivaient en harmonie avec les campagnes alentour. Leurs habitants “entretenaient des liens étroits avec la terre et étaient économiquement autonomes”, ce qui leur donnait une personnalité forte et indépendante. Les anciens Athéniens produisaient uniquement des biens simples pour répondre à leurs besoins essentiels. De cette organisation naquit une culture politique remarquable, avec des assemblées démocratiques et un “degré de participation à la vie de la cité exceptionnel”. » Une réflexion qui se rapproche de celle du franco-grec Cornelius Castoriadis, fondateur de Socialisme ou Barbarie. La veuve de Bookchin explique que pour son défunt mari, « l’intégration mutuelle ville/campagne renforcerait la solidarité sociale et le lien entre les hommes et la terre. » L’idée est de s’opposer aux grandes métropoles stressantes, polluées et inhumaines. Enfin, le penseur « trouvait l’idée de créer des villes vertes dans les zones rurales excellentes, mais il allait plus loin en proposant de décentraliser : décomposer les grandes métropoles en “petites communautés libres hautement interdépendantes de personnes dont les relations sociales ne sont corrompues ni par la propriété ni par la production pour l’échange”. » La particularité du municipalisme libertaire se trouve-là, derrière le mot d’ordre : « Démocratisons la République et radicalisons la démocratie ! »

La ville, lieu de la révolution et de la démocratie

Légende : Janet Biehl // Crédits : Janet Biehl / Wikimedia commons

Le municipalisme a plusieurs inspirations : Athènes, les communes de l’Europe médiévale, la Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris de 1871, l’Espagne anarchiste de 1936, et, plus surprenant, le puritanisme du XVIe siècle(2). La seule unité où peut sereinement s’exercer la démocratie est la ville. Elle est historiquement le lieu d’où sont venues les révolutions. Enfin, elle est émancipatrice : c’est l’endroit où il est possible de se réfugier lorsque la campagne devient étouffante. Si elle est à taille humaine, la municipalité permet autant d’exprimer son individualité que de vivre de manière communautaire. Le municipalisme libertaire repose sur la participation directe des citoyens – et pas la seule bourgeoisie ou le seul prolétariat – dans la vie de la Cité, entendue au sens grec du terme. Murray Bookchin explique que « dans un sens très radical nous devons nous ressourcer aux racines du mot politique dans polis […] pour retrouver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assemblées populaires de l’ère révolutionnaire. » La politique ne peut être que civique, au sens fort, donc aussi éthique, en combinant rationalité et coopération – quand le capitalisme consacre le règne de la raison instrumentale(3).

Le local n’est pas pour autant sacralisé. Le but est que les municipalités proches géographiquement s’allient afin de former une « Commune des communes ». Un congrès, composé de délégués – et non de représentants – de chaque unité politique se constitue alors, avec pour vocation de coordonner les municipalités. Ce « confédéralisme » permet de dépasser l’État-nation et le pouvoir se bâtit du haut vers le bas. La démocratie est importante dans chacune des municipalités, mais aussi la lutte contre le sexisme, l’homophobie et le racisme – la confédération a notamment pour but d’y veiller. L’économie doit également s’adapter à cette échelle plus humaine. Il est vital que les entreprises reviennent à des tailles plus modestes et soient gérées collectivement par les travailleurs, comme c’était le cas durant la révolution anarchiste de 1936 en Espagne. L’éducation populaire est mise au centre, pendant que les lieux publics, comme les bars ou les cafés, deviennent des lieux de bouillonnement politique et culturel.

Tout cela doit, selon Bookchin, nous permettre de réduire notre consommation énergétique. Pour lui, il faut autant sortir du nucléaire que des énergies fossiles. Dans le même temps, le révolutionnaire pense qu’une « technologie à visage humain », « compatible avec les lois de l’écologie » et qui « favorise la décentralisation » est indispensable. Pour sa veuve, « l’agriculture resterait mécanisée pour réduire le travail physique, mais sans chimie, elle pourrait redevenir biologique. » Le philosophe conserve du marxisme parfois une foi naïve dans les bienfaits de la technique – ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel appelait les « illusions du progrès ». D’après Murray Bookchin, la technologie peut permettre de sortir de la pénurie, qui a rendu indispensable le mode de production capitaliste, pour entrer dans l’abondance. Cette dernière favoriserait alors un socialisme, où les machines assureraient les basses besognes. « Libérés du travail pénible, ils [les travailleurs] pourraient éliminer la hiérarchie », affirme Janet Biehl. Murray Bookchin a néanmoins conscience que « l’homme-machine, c’est l’idéal bureaucratique » et que le développement de la technologie peut détruire le lien social. Il s’agit donc de trouver un nouvel équilibre. Ce modèle de société est plus humain et donc plus désirable que la barbarie actuelle. L’anarchiste pense alors que l’écologie donne des raisons objectives d’en finir avec le capitalisme. « L’exploitation économique n’avait pas rendu le prolétariat révolutionnaire, mais les citoyens, confrontés à la perspective d’une mort prématurée, allaient sûrement s’indigner et s’élever contre le système à l’origine de ces menaces », affirme, sûrement trop rapidement, Janet Biehl.

Lire aussi : « Manhut Unabomber » : Est-il possible de se revendiquer de Kaczynski ?

Un anarchiste esseulé

Légende : Piotr Kropotkine, père du communalisme // Wikimedia Commons

Murray Boockhin n’est cependant pas resté à attendre la « révolution totale », il a tenté de la faire advenir. Dans les années 1970, il s’installe dans le Vermont, petit État du nord-est des États-Unis, qui ne compte que quelques centaines de milliers d’âmes. À cette époque, de plus en plus de jeunes tentent de créer des communautés écologiques et autogérées à travers le pays. Il existe alors « plus d’un millier de coopératives d’alimentation et de biens de consommation, regroupant plus d’un million de personnes et huit cents habitants coopératifs. Les assurances mutuelles coopératives comptaient sept millions et demi d’affiliés. Les programmes de soins coopératifs concernaient près de quatre millions et demi d’interventions. Dix-sept cents garderies coopératives se répartissaient dans tout le pays », décrit Janet Biehl. Le philosophe s’insère bien évidemment dans le mouvement. Tout en enseignant à l’université, il participe à la création d’un café-restaurant autogéré, ainsi que du Programme d’études d’écologie sociale. Il soutient le mouvement antinucléaire. Enfin, il milite pour une démocratie locale et directe. Bookchin affronte alors Bernie Sanders, figure importante de la gauche radicale vermontaise, qui défend un socialisme étatique.

En 1983, il s’intéresse à l’Allemagne et au mouvement Die Grünnen (les Verts). Le parti, qui compte « des écologistes, des activistes contre le nucléaire, des squatters, des féministes radicales, des chrétiens pacifistes, des punks, des anthroposophes et des gauchistes », fait alors une entrée fracassante au Bundestag. Les Verts s’appuient alors sur quatre piliers : « écologie, justice sociale, démocratie directe de la base et non-violence. » Ils décident de se situer hors des clivages politiques traditionnels, « par-delà la gauche et la droite ». Bookchin y voit la possibilité d’une révolution anti-étatique et anti-autoritaire. Il est cependant rapidement déçu par ses compagnons, qui refusent de soutenir le mouvement au motif qu’il ne se revendiquait pas clairement de l’anarchisme. Dès lors, le torchon brûle entre lui et les autres anarchistes. Ces derniers reprochent à Bookchin de ne pas se revendiquer clairement des pères du mouvement politique, Bakounine et Kropotkine en tête. Mais ils critiquent surtout le municipalisme libertaire, qu’ils perçoivent comme une institutionnalisation de l’anarchisme. Bookchin défend en effet la participation aux élections locales, alors que ses anciens compagnons prônent au contraire le retrait. Il leur rétorque, sans succès, que « l’échelon local du quartier et de la commune [est] qualitativement différent [de l’État-nation], [c’est] le domaine de la politique, où l’autogestion collective [est] possible. » Il avance aussi que le municipalisme libertaire se rapproche de l’idéal « post-révolutionnaire » de Kropotkine. Pour ce dernier, « les communes, urbaines et villageoises indépendantes », permettront « l’abolition complète des États et l’organisation du simple au composé par la fédération libre des forces populaires, des producteurs, des consommateurs ».

Ces arguments ne convainquent pas les anarchistes. Bookchin leur reproche un manque de culture politique et historique. En 1995, il publie un article retentissant : « Social anarchism or Lifestyle anarchism ». Il y critique un anarchisme qui a délaissé la question sociale. D’après lui, l’anarchisme s’est mué, dans sa majorité, en style de vie (« lifestyle »), idiot utile du capitalisme, fondé sur un mode de vie marginal ou individualiste, mais oublieux des enjeux collectifs. Cela aboutit à un divorce avec l’anarchisme. Dès lors Bookchin préfère juste se revendiquer du communalisme. Le municipaliste se marginalise peu à peu au sein de la « nouvelle gauche » américaine et du mouvement écologique.

Lire aussi : Michéa, l’autonomie socialiste contre le libéralisme

Bookchin assiste à un double phénomène. D’un côté, les anciens révolutionnaires ne croient plus en leurs engagements de jeunesse et deviennent sociaux-démocrates. De l’autre, il dénonce la montée du « postmodernisme », irrationnel, anti-Lumières et hériter de la « French theory »(4). Il part aussi en guerre contre la deep ecology (« écologie profonde »), initiée par le Norvégien Arne Næss. Certes radical, ce courant qui rejette l’anthropocentrisme(5) lui paraît réactionnaire et dangereux. Boockhin craint qu’il conduise à prôner une réduction démographique, ou pire des formes d’eugénisme, au nom de la sauvegarde de la nature. Il explique à ce propos : « Cela devient très troublant pour moi, bien sûr, quand une telle vue naturaliste et écologique se voit polluée par le malthusianisme, la xénophobie, la misanthropie et des dénonciations générales des êtres humains. »

Seul, avec Janet Biehl, Murray Bookchin se replie sur l’étude historique des mouvements socialistes. Il puise dans l’histoire des inspirations pour l’avenir. Il décède en 2006 dans son domicile de Burlington, dans le Vermont. Il aura eu raison sur presque tout. La redécouverte de ses écrits pourrait nous permettre de trouver une vraie alternative à notre système.

Notes :

(1) En 1998, elle a également publié le manifeste Le Municipalisme libertaire, avec l’aval de Murray Bookchin.
(2) Le puritanisme désigne un courant calviniste qui a tenté de « purifier » l’Église anglaise de son catholicisme au XVIe siècle. Il s’est prolongé au XVIe siècle en Nouvelle-Angleterre. Le puritanisme reposait notamment sur l’idée de petites communautés religieuses égalitaires.
(3) La raison instrumentale est au contraire une raison individualiste et utilitariste.
(4) Courant apparu dans les années 1970 né sur les campus américains. Influencé par des intellectuels français, au premier rang desquels Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Michel Foucault, il met l’accent sur le concept de « déconstruction ».
(5) Philosophie qui place l’homme au centre de tout.

Légende de l’image de une : Murray Bookchin

Crédits : Luisa Michel / Wikimedia commons

Natacha Polony : « Il ne s’agit pas tant de se révolter contre le système que de s’en libérer »

Entretien publié initialement le 12 février sur Le Comptoir

Ancienne professeure agrégée de Lettres modernes, journaliste, essayiste et chroniqueuse à la télévision ainsi qu’à la radio, Natacha Polony est la décroissante la plus célèbre de France. Nous l’avons rencontrée afin de discuter de son dernier livre « Changer la vie : Pour une reconquête démocratique » (Éditions de l’Observatoire), ainsi que de démocratie, de décroissance et de son rôle paradoxal au cœur de la société du spectacle, qu’elle critique. Une interview sans langue de bois.

Lire la suite ici

Notre République est-elle démocratique?

Article publié initialement le 17 juin 2017 sur Slate.fr

L’abstention record du premier tour des législatives peut être qualifiée de catastrophe démocratique. Pourtant, elle s’inscrit dans la logique même d’une Ve République qui infantilise ses citoyens.

Lire la suite ici

Nicolas Framont : Le système et les conflits d’intérêts

Entretien initialement publié le 1er mai 2017 sur Polony TV

Kevin Boucaud-Victoire reçoit Nicolas Framont, sociologue et enseignant, auteur de Les Candidats du système. Sociologie du conflit d’intérêts en politique aux éditions Le Bord de l’eau.

Voir la vidéo ici

Pour comprendre le moment populiste actuel, il faut lire Christopher Lasch

Article publié le 19 février 2017 sur le site Slate.fr

Montée des mouvements identitaires d’extrême droite dans les pays occidentaux, Brexit, élection de Donald Trump, défaites de Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et Manuel Valls lors des primaires… Les analystes politiques ont de plus en plus de mal à comprendre les votes populaires. L’œuvre de Christopher Lasch, sociologue et historien américain décédé il y a vingt-trois ans, anticipait déjà largement ce moment populiste que nous vivons actuellement.

Lire la suite ici

La dictature du vote obligatoire

Article publié initialement sur Le Comptoir le 29 avril 2015

Rendre le vote obligatoire : voilà une idée qui est souvent remise sur le tapis. Plutôt que proposer une mesure qui risquerait d’affaiblir la démocratie, les politiques feraient mieux de la remiser au grenier et prendre le temps de se pencher sérieusement sur les maux dont souffre le système qu’ils représentent.

Lire la suite ici

Lucio Bukowski : « Il ne peut y avoir de changement que par le bas »

Interview initialement publiée sur Le Comptoir le 20 avril 2015 et réalisée avec Ludivine Bénard

Membre du collectif lyonnais L’Animalerie, Lucio Bukowski est un rappeur atypique. Loin des clichés – parfois justifiés – sur le rap, le MC préfère parler dans ses textes de littérature, de poésie et de philosophie, plutôt que d’armes, de « biatch » et de « bicrave », sans pour autant tomber dans le rap conscient. Nous avons profité d’un passage sur Paris où il était accompagné de ses compères Anton Serra et Oster Lapwass, avec lesquels il vient de sortir un album commun, pour le rencontrer. « Accoudé au Comptoir, [il] raconte [sa] vie à une Stella Artois » (enfin, un café, en l’occurrence, il était 9 h du mat’).

Lire la suite ici

Abstention : la démocratie est morte, vive la démocratie

 

Le résultat des élections européennes qui se sont déroulées dimanche dernier (25 mai 2014) ont été une nouvelle claque pour la classe politique. Tous les commentateurs se sont focalisés sur le Front national (FN) qui est arrivé en tête avec 24 % des suffrages exprimées. Mais le vrai fait marquant est le niveau élevé d’abstention qui a atteint 57,5 % des électeurs (et 73 % chez les moins de 35 ans). Ce chiffre, certes en baisse par rapport aux Européennes de 2009, en dit long sur l’état de notre démocratie et devrait interroger sérieusement. Mais évidemment aucun des grands spécialistes acclamés par le système ne se posera les bonnes questions, préférant se faire passer pour plus stupides qu’ils ne le sont.

 

Les dernières Européennes ont subi un nouveau boycott massif des citoyens français. Certes, cela tient en grande partie à la spécificité de cette élection et on peut parier sans trop prendre de risque que le prochain grand scrutin national connaîtra une abstention moins massive. En effet, les Européennes ont le paradoxe d’être à la fois une élection d’une extrême importance – l’Union européenne (UE) jouant un rôle centrale dans la politique nationale – et sans vrai enjeux – le Parlement européen n’est au fond qu’une super chambre d’enregistrement, sans pouvoir de modification radicale. Il faut ajouter à ceci la complexité de la construction européenne et son éloignement par rapport aux citoyens. Pour finir, il ne faut pas oublier que certains petits partis (comme le M’Pep ou le MRC) et des intellectuels (comme Emmanuel Todd) ont appelé au boycott, et même si leur rôle a sûrement été limité, il n’a pas été inexistant. Mais pourtant, une vraie tendance de fond existe. Depuis une trentaine d’années, l’abstention augmente tendanciellement, au point d’être devenu le vrai premier parti des classes populaires. On assiste ainsi plus que jamais à ce que l’intellectuel Cornelius Castoriadis appelait la « montée de l’insignifiance ». Il convient alors de comprendre comment et pourquoi le peuple français, dont Karl Marx avait analysé le caractère fondamentalement politique, se transforme en peuple apolitique. Deux raisons complémentaires et indissociables peuvent être retenues : la première porte sur le système politique, la seconde sur notre société et les individus qui la composent.

 

« Si voter ça servait à quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit » Coluche

 

La dépossession du pouvoir politique

« Le principe de base de la constitution démocratique c’est la liberté. (…) Et l’une des formes de la liberté c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant » écrivait Aristote au IVème siècle avant J-C[i]. Une vision très éloignée de ce que l’on tient aujourd’hui pour principe démocratique. Pourtant, en 1762, Jean-Jacques Rousseau montrait que le suffrage universel n’était pas suffisant pour garantir un système politique donnant le pouvoir au peuple[ii]. L’élection seule fonde une « aristocratie élective » (aristos, les « meilleurs » en grec, l’élection étant le choix des meilleurs). Si le peuple est libre les jours d’élection, il est loin de posséder le pouvoir le reste du temps. Notre Vème République, véritable « monarchie républicaine », n’est qu’une forme d’aristocratie élective. La conséquence de cette forme de gouvernance est d’infantiliser le peuple. Dépossédé, il s’habitue à n’être consulté que sur des choix limités. Le peuple ne se compose plus de citoyens, mais d’«esclaves incapables de se gouverner » pour reprendre une formule aristotélicienne.

Evidemment, ça n’explique pas tout. La dépossession politique n’est pas exclusivement due à la Vème République. Celle-ci est d’ailleurs elle-même dépossédée. Sorte de bonapartisme républicain, notre système d’inspiration gaulliste repose sur un pouvoir exécutif fort. Pourtant, jamais dans l’histoire de notre pays le gouvernement n’a semblé autant incapable de gouverner. « L’Etat ne peut pas tout » déclarait l’ancien premier ministre Lionel Jospin, en abandonnant les ouvriers de Michelin, en 2000. On pourrait même se demander s’il peut encore faire autre chose que des cadeaux à la bourgeoisie. La mondialisation et l’Union européenne – qui représente une forme totale de mondialisation à l’échelle régionale –, en mettant en hyper-concurrence les travailleurs et en transformant les entreprises en énormes prédateurs au-dessus des frontières et cadres nationaux (et donc des lois démocratiques), a rendu le capitalisme tout puissant. C’est bien une guerre de classes qui se joue, avec un rapport de force déséquilibré. Dans ce contexte, les autorités politiques sont transformées en simples techniciens, gestionnaire du grand Capital[iii]. Les citoyens sont donc doublement dépossédés, car le pouvoir échappe même à ceux qui leur ont confisqué. Conscients intuitivement de cela, les électeurs n’ont plus grand intérêt à voter. Ils voient clairement le manège qui se déroule devant leurs yeux : la politique n’est plus qu’une alternance sans alternative. Peu importe le résultat, le libéralisme est toujours vainqueur.

Et quand le peuple a le choix, comme lors du référendum sur le traité constitutionnel du 2005, si ce choix n’est pas conforme au souhait des élites, ces dernières n’hésitent pas à afficher leur dédain pour l’expression populaire en passant outre le résultat. Dur d’espérer changer quelque chose par le vote. Pourtant, l’explication de l’abstention par la dépossession du pouvoir ne peut se suffire à elle-même. Car, le vote ne représente finalement qu’une partie infime de la politique. Si les citoyens voulaient réellement reprendre le contrôle des choses, ils se révolteraient activement et pas seulement passivement en boycottant les urnes. Il s’agit donc aussi d’une régression de la politique en son sens le plus large, au sens de la civilité.

 

« L’homme est un animal politique qui traîne la patte » Lucio Bukowski

 

Individualisme et destruction du communautaire

Le désintérêt pour la vie de la Cité (polis) est un symptôme de notre époque. C’est donc  dans la particularité de notre société qu’il faut chercher les conséquences. Nous vivons à l’ère de l’individualisme. Ce dernier ne doit pas être entendu comme une simple montée de la liberté individuelle. Il faudrait plutôt retenir la définition du philosophe Emmanuel Mounier pour qui « l’individu est la dissolution de la personne dans la matière »[iv]. En résulte un repli inévitable vers la sphère privée, qui dégénère en effacement du public. C’est ainsi que l’on passe de l’individualisme à l’obsession narcissique. Forme vide, l’homme post-moderne n’est plus capable d’envisager les choses collectivement, ni de penser un quelconque changement social. « Pour Narcisse le monde est un miroir ; pour l’individualiste farouche d’antan, c’était un lieu sauvage et vide qu’il pouvait façonner par la volonté », écrivait l’historien et sociologue Christopher Lasch en 1979[v].

Or, la politique ne peut être une chose individuelle. C’est d’ailleurs l’idée qui est exprimée par Aristote quand il définit l’homme comme étant un zoon politikon. La traduction d’« animal politique » n’est pas suffisante, politikon en grec ne renvoyait pas qu’à la qualité civique, mais aussi au social et au communautaire. La politique ne peut pas exister pleinement dans une société où les citoyens ne sont que simplement liés par des rapports contractuels – et c’est sans doute la plus grande erreur de Jean-Jacques Rousseau. Elle est affaire de communauté[vi], de passion, de sentimentalité, de partage et de traditions. Voilà pourquoi une fois que l’homme devient une « monade isolée, repliée sur elle-même », selon l’expression de Marx[vii], il n’est plus qu’« un animal politique qui traîne la patte », comme le scande le rappeur Lucio Bukowski.

Cette dimension échappe aux politologues contemporains, car la conception moderne de la politique est erronée. La dichotomie, certes pratique dans une perspective gramscienne[viii], entre « société civile » et « société politique » est fausse. Le politique et le social ne peuvent être dissociés et le premier n’est possible que s’il existe un lieu puissant de rencontre des personnes dans l’espace public (l’agora athénienne) faisant le lien entre l’espace purement public (l’ekklesia) et celui exclusivement privé (l’oikos). Mais aujourd’hui, l’agora est asphyxiée par les marchés (financiers et économiques), sans que personne ne s’en inquiète. Pourtant, c’est bien là que se joue la dépolitisation, dans une nouvelle anthropologie réfractaire à la notion de bien commun, imposée par le capitalisme.

 

La montée de l’abstention révèle beaucoup sur notre société. Nous ne sommes plus dirigés que par des politicards qui ne proposent rien d’autre que de gérer les affaires de la classe bourgeoise. Fini les projets de civilisations, il n’y a plus que luttes de pouvoir, combats d’égos et calculs intéressés. Cette évolution n’est pas nouvelle, puisque Charles Péguy n’avait de cesse de déplorer ce phénomène et écrivait en 1910 : « Tout commence en mystique et tout finit en politique »[ix]. Ce qui est change réellement, c’est la violence de cela, l’illusion – à quelques exceptions près – n’opérant plus du tout. Dans le même temps, les citoyens sont de moins en moins capables de vivre les uns avec les autres et de s’imaginer un destin commun. L’impasse dans laquelle nous sommes plongés semble profonde et une chose est certaine : le FN n’est pas une solution.

 

Pour aller plus loin :

 

 

[i] Aristote, Politique

[ii]Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social

[iii]Tâche qu’ils ont eux-mêmes choisi et qui ne vient d’aucune force mystérieuse.

[iv]Emmanuel Mounier, Le Personnalisme (1949)

[v] Christopher Lasch, La culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances

[vi]Pour comprendre la distinction fondamentale entre « société » et « communauté », ainsi que le passage de l’un à l’autre, se reporter au livre du sociologue allemand Ferdinand Tönnies intitulé Communauté et Société(1887). En résumé, on peut dire que la première est d’autre affective et relève de la tradition et des mœurs, quand la seconde est froide et individualiste.

[vii]Voir par exemple Sur la question juive et la critique des droits de l’homme développée par le philosophe, déjà présentée sur ce blog.

[viii]Le penseur communiste italien Antonio Gramsci utilise cette dichotomie afin d’expliquer comment le maintien politique du pouvoir dépend de l’acceptation de la « société civile » et l’importance de celle-ci dans le processus de prise de pouvoir.

[ix] Charles Péguy, Notre Jeunesse

Proudhon sur la souveraineté du peuple

Depuis son établissement, la « démocratie représentative » a souvent été remise en cause. De Jean-Jacques Rousseau qui qualifiait le régime représentatif d’« aristocratie élective » en 1762, à Cornelius Castoriadis qui parlait de « pseudo-démocratie » ou d’« oligarchie libérale » dans les années 1990, le décalage entre le principe d’un pouvoir rendu au peuple et la réalité fonde toujours la critique. C’est encore le cas dans le texte qui suit, extrait du Chapitre II de La solution du problème social (1848) de Pierre-Joseph Proudhon. En effet, l’anarchiste français se livre à une analyse sans concession de la jeune IIème République – dont il est pourtant député – héritière des évènements de février 1848. A la démocratie abstraite qui donne le pouvoir à un Peuple homogène par le biais de ses représentants, il oppose un projet de République où le Peuple gouvernerait lui-même dans toute sa multitude et sa diversité. Aujourd’hui, nous vivons une époque d’intensification de la dépossession du pouvoir politique. En bas de l’échelle, les citoyens sont privés de pouvoir politique par l’autoritarisme de la Vème République, véritable monarchie élective. En haut, nos représentants se sont transformés en simples serviteurs de la superstructure néolibérale (dont l’Union européenne est le premier avatar). Dans cette situation, réfléchir aux critiques de Proudhon sur la souveraineté du Peuple entendue dans sa version bourgeoise n’est pas un luxe.

 

Depuis que le monde existe, depuis que les tribus humaines ont commencé de se constituer en monarchies et républiques, oscillant d’une idée à l’autre comme des planètes vagabondes ; mêlant, combinant, pour s’organiser en sociétés, les éléments les plus divers; renversant les tribunes et les trônes comme fait un enfant un château de cartes, on a vu, à chaque secousse de la politique, les meneurs du mouvement invoquer, en termes plus ou moins explicites, la souveraineté du Peuple.

 

Brutus et César, Cicéron et Catilina, se prévalent tour à tour du suffrage populaire. S’il faut en croire les partisans du système déchu, la Charte de 1830 était l’expression de la souveraineté nationale autant au moins que la constitution de l’an III, et Louis-Philippe, comme Charles X, Napoléon et le Directoire, était l’élu de la Nation. Pourquoi non, si la Charte de 1830 n’était qu’un amendement à la constitution de l’an III, comme à celle de l’an VIII et de 1814 ?

L’organe le plus avancé du parti légitimiste nous dirait encore, s’il l’osait, que la loi résulte du consentement du Peuple et de la définition du prince : Lex fit consensu populi et constitutione regis.

La souveraineté de la nation est le principe des monarchistes comme des démocrates. Ecoutez cet écho qui nous arrive du Nord : d’un côté, c’est un roi despote qui invoque les traditions nationales, c’est-à-dire la volonté du Peuple exprimée et confirmée pendant des siècles; de l’autre, ce sont des sujets révoltés qui soutiennent que le Peuple ne pense plus ce qu’il a pensé autrefois, et qui demandent qu’on l’interroge.

« Le problème de la souveraineté du Peuple est le problème fondamental de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, le principe de l’organisation sociale. »

Qui donc ici montre une plus haute intelligence du Peuple, du monarque qui le fait immuable dans ses pensées, ou des citoyens qui le supposent versatile ? Et quand vous diriez que la contradiction se résout par le progrès, en ce sens que le Peuple parcourt diverses phases pour réaliser une même idée, vous ne feriez que reculer la difficulté: qui jugera de ce qui est progrès et de ce qui est rétrogradation ?

Je demande donc comme Rousseau : Si le peuple a parlé, pourquoi n’ai-je rien entendu ? Vous me citez cette révolution étonnante à laquelle moi aussi j’ai pris part ; dont j’ai prouvé seul la légitimité, dont j’ai fait ressortir l’idée ; et vous me dites : Voilà le Peuple ! Mais d’abord, je n’ai vu qu’une foule tumultueuse sans conscience de la pensée qui la faisait agir, sans aucune intelligence de la révolution qui s’opérait par ses mains. Puis, ce que j’ai appelé logique du Peuple pourrait bien n’être autre chose que la raison des événements, d’autant plus que, le fait une fois accompli, et tout le monde d’accord sur sa signification, les opinions se divisent de nouveau sur les conséquences.

La révolution faite, le Peuple se tait !
Quoi donc ! La souveraineté du peuple n’existerait elle que pour les choses du passé, qui ne nous intéressent plus, et non point pour celles de l’avenir, qui seules peuvent être l’objet des décrets du Peuple ?

Ô vous tous, ennemis du despotisme et de ses corruptions comme de l’anarchie et de ses brigandages, qui ne cessez d’invoquer le Peuple; qui parlez, le front découvert, de sa raison souveraine, de sa force irrésistible, de sa formidable voix; je vous somme de me le dire : Où et quand avez-vous entendu le Peuple ? Par quelle bouche, en quelle langue est-ce qu’il s’exprime ? Comment s’accomplit cette étonnante, révélation ? Quels exemples authentiques, décisifs, en citez-vous ? Quelle garantie avez-vous de la sincérité de ces lois que vous dites sorties du Peuple ? Quelle en est la sanction? à quels titres, à quels signes, distinguerai-je les élus que le Peuple envoie d’avec les apostats qui surprennent sa confiance et usurpent son autorité ? Comment, enfin, établissez-vous la légitimité du verbe populaire ?

[…]

Le problème de la souveraineté du Peuple est le problème fondamental de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, le principe de l’organisation sociale.
Les gouvernements et les peuples n’ont eu d’autre but, à travers les orages des révolutions et les détours de la politique, que de constituer cette souveraineté. Chaque fois qu’ils se sont écartés de ce but, ils sont tombés dans la servitude et la honte.

C’est dans cette vue que le Gouvernement provisoire a convoqué une Assemblée nationale nommée par tous les citoyens, sans distinction de fortune et de capacité: l’universalité des suffrages lui paraissant être l’expression la plus approchée de la souveraineté du Peuple. Ainsi l’on suppose d’abord que le Peuple peut être consulté; en second lieu qu’il peut répondre; troisièmement que sa volonté peut être constatée d’une manière authentique; enfin, que le gouvernement, fondé sur la volonté manifestée du Peuple, est le seul gouvernement légitime.

Telle est, notamment, la prétention de la DÉMOCRATIE, qui se présente comme la forme de gouvernement qui traduit le mieux la souveraineté du Peuple. Or, si je prouve que la démocratie n’est, ainsi que la monarchie, qu’une symbolique de la souveraineté ; qu’elle ne répond à aucune des questions que soulève cette idée; qu’elle ne peut, par exemple, ni établir l’authenticité des actes qu’elle attribue au Peuple, ni dire quel est le but et la fin de la société; si je prouve que la démocratie, loin d’être le plus parfait des gouvernements, est la négation de la souveraineté du Peuple, et le principe de sa ruine, il sera démontré, en fait et en droit, que la démocratie n’est rien de plus qu’un arbitraire constitutionnel succédant à un autre arbitraire constitutionnel ; qu’elle ne possède aucune valeur scientifique, et qu’il faut y voir seulement une préparation à la RÉPUBLIQUE, une et indivisible.

Il importe d’éclairer au plus tôt l’opinion sur ce point, et de faire disparaître toute illusion.

 

[…]

Je conclus en reproduisant ma question: La souveraineté du Peuple est le point de départ de la science sociale: comment donc s’établit, comment s’exprime cette souveraineté? Nous ne pouvons faire un pas avant d’avoir résolu le problème.

Certes, je le répète, afin qu’on ne s’y méprenne. Je suis loin de dénier aux travailleurs, aux prolétaires, pas plus qu’aux bourgeois, la jouissance de leurs droits politiques; je soutiens seulement que la manière dont on prétend les en faire jouir n’est qu’une mystification. Le suffrage universel est le symbole de la République, ce n’en est pas la réalité.

« La République est une anarchie positive. »

Aussi voyez avec quelle indifférence les masses ouvrières accueillent cette universalité du suffrage ! On ne peut obtenir d’elles qu’elles aillent se faire inscrire. Pendant que les philosophes vantent le suffrage universel, le bon sens populaire se moque du suffrage universel !

La République est l’organisation par laquelle toutes les opinions, toutes les activités demeurant libres, le Peuple, par la divergence même des opinions et des volontés, pense et agit comme un seul homme. Dans la République, tout citoyen, en faisant, ce qu’il veut et rien que ce qu’il veut, participe directement à la législation et au gouvernement, comme il participe à la production et à la circulation de la richesse. Là tout citoyen est roi ; car il a la plénitude du pouvoir, il règne et gouverne. La République est une anarchie positive. Ce n’est ni la liberté soumise A l’ordre comme dans la monarchie constitutionnelle, ni la liberté emprisonnée DANS l’ordre, comme l’entend le Gouvernement provisoire. C’est la liberté délivrée de toutes ses entraves, la superstition, le préjugé, le sophisme, l’agiotage, l’autorité; c’est la liberté réciproque, et non pas la liberté qui se limite; la liberté non pas fille de l’ordre, mais MÈRE de l’ordre.

 

 

 Pour aller plus loin :