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« Amargie » : un pièce pour rendre l’économie aux citoyens »

Article publié initialement le 11 mai 2018 sur Le Média presse

Dans sa dernière pièce, « Amargi », Judith Bernard démystifie une des croyances économiques les plus néfastes de notre époque : la nécessité de rembourser la dette.
Professeure, chroniqueuse, comédienne, metteuse en scène : malgré ses multiples casquettes, Judith Bernard lutte depuis plusieurs années pour une seule et même cause, la démocratie. Ce mode de gouvernement n’est pas qu’une affaire d’institution, elle est aussi liée à l’économie. Avec Amargi, son dernier spectacle qu’elle joue depuis 2016 au théâtre de la Manufacture des Abbesses, à Paris, Judith Bernard entreprend de rendre au peuple le contrôle de la dette. Pour ce faire, elle doit au préalable expliquer les mécanismes monétaires sous-jacents, ainsi que leur histoire. L’objectif est de démontrer que la dette n’est pas une faute morale et que l’économie n’obéit pas à des lois universelles immanentes.

Le casse-tête de la dette

En 2016, la dette mondiale, privée et publique cumulée, atteignait le montant astronomique de 164.400 milliards selon le FMI, soit 225% du PIB. Le capitalisme est depuis une dizaine d’années empêtré dans un schéma absurde. De la même manière que Sisyphe était condamné à faire rouler éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet, es économies occidentales semblent forcées de mener des politiques d’austérités budgétaires pour alléger la dette qui augmente inexorablement. Ainsi, depuis la crise des subprimes de l’été 2007, qui nous a menée à la crise économique de 2008, elle a progressé de près de 42%. La dette semble être le malheur de notre époque qui condamne sans distinction Etats, entreprises et citoyens, pour le plus grand bénéfice des prêteurs. Ou plutôt des banquiers privés, puisque l’acte I d’Amargi nous rappelle que finalement rien ne nous est prêté. En effet, les banquiers créent la monnaie, ex nihilo, à partir de rien, lorsqu’ils nous accordent un crédit. Ils font apparaître une ligne sur notre compte et l’inscrivent à leur actif. Un mécanisme qui est contrôlé par la banque centrale, par le biais du taux de réserves obligatoires – pourcentage de leur solde comptable que les banques commerciales doivent détenir sur leur compte à la banque centrale pour accorder un nouveau crédit –, le taux de refinancement, qui rémunère les liquidités des banques, ou encore le taux interbancaire, auquel les banques se prêtent entre elles.

Ces mécanismes complexes, qu’ont le plus grand mal à assimiler les élèves de SES au lycée, voire de licence d’économie à l’université, sont expliqués de manière ludique dans la pièce. Pour réussir cet exploit, Judith Bernard personnifie les acteurs du système (banquier, jeune femme endettée, ou contestataire du système) et utilise des balles en plastiques et des cerceaux, qui permettent de se figurer les différentes étapes de l’endettement. A la fin, il apparaît très clairement que le capitalisme, grâce aux Etats et l’Union européenne, a confié la création monétaire aux banques, pour leur plus grand profit. L’endettement n’est qu’une conséquence normale de cela. Le tout génère en plus un système instable. Les banques étant toutes reliées entre elles, la chute de l’une peut entraîner cette de toutes les autres, comme cela a failli se produire en 2008. Il est néanmoins dommage que les politiques menées par les principales banques centrales – Réserve fédérale américaine (Fed), Banque centrale européenne (BCE), Banque d’Angleterre (BoE) et Banque du Japon (BoJ) –, depuis la crise ne soient pas analysées. Celles-ci permettent à l’économie mondiale de ne pas sombrer, moyennant une énorme bulle financière, dont nous paierons un jour le prix fort. Quoi qu’il en soit le système monétaire bénéficie aux banques, au détriment des autres acteurs. Auraient-il été possible de faire autrement ? Oui, car ce n’est que le produit de la lutte des classes, et c’est que prouve le deuxième acte.

Une autre société est possible

Les cinq acteurs entreprennent alors de retracer les origines de la dette et de la monnaie. Ce retour en arrière nous mène 2000 ans avant notre ère, en Mésopotamie. La civilisation sumérienne invente alors la monnaie et la dette. Ils mettent néanmoins en place son antidote, l’Amargi. Signifiant « liberté », il désignait une fête : celle de l’annulation de toutes les dettes, décidée par le roi. En remettant les ardoises à zéro, les Sumériens empêchaient ainsi que la dette ne réduise à jamais les plus pauvres. La monnaie révèle aussi son caractère anthropologique. Durant tout l’acte, Judith Bernard et ses acteurs nous montrent, souvent avec humour, comment à travers les époques et les sociétés la question de la dette a été réglée : par la guerre, l’assassinat des banquiers ou l’effacement de la dette. Ce détour historique ludique nous prouve quelque chose d’essentiel : d’autres systèmes sont possibles. Mais la pièce ne s’arrête pas là. Un troisième acte tente de nous montrer une autre voie possible et désirable.

Dans l’ultime acte, l’une des actrices, Toufan Manoutcheri, se retrouve dans un monde alternatif. Les capitalistes ont été expropriés. La propriété lucrative, c’est-à-dire le droit de tirer un revenu de son patrimoine en tant que propriétaire, a été abolie et seule la propriété d’usage, le droit d’user de son patrimoine, persiste. L’ensemble des revenus a été mutualisé, ce qui permet un « salaire à vie » tel que défendu par Bernard Friot et le Réseau salariat. L’endettement est alors mis au service du peuple, qui contrôle la création monétaire. Encore une fois, les mécanismes et les étapes pour en arriver là sont présentés de manière ludique et drôle.

L’économie est un sujet trop sérieux pour être laissé aux économistes. Il n’aura fallu à Judith Bernard qu’une heure et demi, trois actes et cinq comédiens pour nous le prouver. Pour cela, la metteuse en scène a utilisé une riche bibliographie (donnée plus bas), qu’elle laisse à la fin à disposition du public. En conclusion, une pièce que tous les citoyens devraient voir. Ceux qui le feront ce dimanche 13 mai auront en plus la chance d’assister ensuite à une conférence de Bernard Friot, qui la regardera pour une énième fois.

Bibliographie :

  • David Graeber, Dette, cinq mille ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, 2013
  • Frédéric Lordon, La Malfaçon, Les Liens qui Libèrent, 2014
  • André Orléan et Michel Aglietta, La Monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, 2002
  • Bernard Friot, Émanciper le travail, La Dispute, 2014

Photo : Représentation d’Amargi

Crédit : Teaser/ Capture d’écran

Karl Marx et l’endettement public

En cette période de surendettement de toutes les économies dites « développées » qui semble engendrer une situation où les agences de notation et les marchés financiers sont tout-puissants, il peut être intéressant de relire quelques extraits issus du premier chapitre de La lutte des classes en France (1850) de Karl Marx.

Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville[1], il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer. » Laffitte venait de trahir le secret de la révolution.

Ce n’est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une frac­tion de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétai­res de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l’on appelle l’aristocratie financière. Installée sur le trô­ne, elle dictait les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu’aux bureaux de tabac.

La bourgeoisie industrielle proprement dite formait une partie de l’opposition officielle, c’est-à-dire qu’elle n’était représentée que comme minorité dans les Cham­bres. Son opposition se fit de plus en plus résolue au fur et à mesure que le dévelop­pement de l’hégémonie de l’aristocratie financière devenait plus net et qu’après les émeutes de 1832, 1834 et 1839 [2] noyées dans le sang elle crut elle-même sa domina­tion plus assurée sur la classe ouvrière. Grandin, fabricant de Rouen, l’organe le plus fanatique de la réaction bourgeoise, tant dans l’Assemblée nationale constitu­ante que dans la Législative [3] était, à la Chambre des députés, l’adversaire le plus violent de Guizot, Léon Faucher, connu plus tard pour ses vains efforts à se hausser au rôle de Guizot de la contre-révolution française, guerroya dans les derniers temps de Louis-Philippe à coups de plume en faveur de l’industrie contre la spéculation et son cauda­taire, le gouvernement. Bastiat, au nom de Bordeaux, et de toute la France vinicole, faisait de l’agitation contre le système régnant.

La petite bourgeoisie dans toutes ses stratifications, ainsi que la classe paysanne étaient complètement exclues du pouvoir politique. Enfin, se trouvaient dans l’oppo­si­tion officielle, ou complètement en dehors du pays légal [4] les représentants idéologiques et les porte-parole des classes que nous venons de citer, leurs savants, leurs avocats, leurs médecins, etc., en un mot ce que l’on appelait les capacités.

 La pénurie financière mit, dès le début, la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d’une gêne finan­cière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l’État à l’intérêt de la production nationale sans établir l’équilibre du budget, c’est-à-dire l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l’État, c’est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens du système dominant, et sans réorganiser l’assiette des impôts, c’est-à-dire sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même?

L’endettement de l’État était, bien au contraire, d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était préci­sé­ment le déficit de l’État, qui était l’objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aris­to­cratie une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les condi­tions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion, de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes sur l’État, au moyen d’opérations de Bourse, au secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En général, l’instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d’État permettaient aux banquiers, ainsi qu’à leurs affiliés dans les Chambres et sur le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations insolites et brus­ques dont le résul­tat constant ne pouvait être que la ruine d’une masse de petits capitalistes et l’enrichissement fabuleusement rapide des grands spéculateurs. Le déficit budgétaire étant l’intérêt direct de la fraction de la bourgeoisie au pouvoir, on s’explique le fait que le budget extraordinaire, dans les dernières années du gouver­nement de Louis-Philippe, ait dépassé de beaucoup le double de son montant sous Napoléon, atteignant même près de 400 millions de francs par an, alors que la moyenne de l’exportation globale annuelle de la France s’est rarement élevée à 750 millions de francs. En outre, les sommes énormes passant ainsi entre les mains de l’État laissaient place à des contrats de livraison frauduleux, à des corruptions, à des malversations et à des escro­queries de toute espèce. Le pillage de l’État en grand, tel qu’il se pratiquait au moyen des emprunts, se renouvelait en détail dans les travaux publics. Les relations entre la Chambre et le gouvernement se trouvaient multipliées sous forme de relations entre les différentes administrations et les différents entre­preneurs.

De même que les dépenses publiques en général et les emprunts publics, la classe dominante exploitait aussi les constructions de lignes de chemin de fer. Les Chambres en rejetaient sur l’État les principales charges et assuraient à l’aristocratie financière spéculatrice la manne dorée. On se souvient des scandales qui éclatèrent à la Chambre des députés lorsqu’on découvrit, par hasard, que tous les membres de la majorité, y compris une partie des ministres, étaient actionnaires des entreprises mêmes de voies ferrées, à qui ils confiaient ensuite, à titre de législateurs, l’exécution de lignes de chemins de fer pour le compte de l’État.

Par contre, la moindre réforme financière échouait devant l’influence des ban­quiers, telle, par exemple, la réforme postale. Rothschild protesta, l’État avait-il le droit d’amoindrir des sources de revenu qui lui servaient à payer les intérêts de sa dette sans cesse croissante?

(…)

 

Pendant que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l’opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la production, mais par l’escamotage de la richesse d’autrui déjà existante. C’est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l’assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c’est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l’or, la boue et le sang s’entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L’aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise.


[1]      C’est ainsi qu’on appelait sous la monarchie de Juillet la minorité possédante qui avait le droit de vote par opposition aux grandes masses de la population qui en étaient privées.

[2] Le 5 juin 1832, eut lieu à Paris une insurrection organisée et préparée par la Société des amis du peuple et par d’autres associations révolutionnaires. Ce furent les funérailles du général Lamarque, chef du groupe républicain à la Chambre des députés, qui en fournirent l’occasion. Les organisa­tions révolutionnaires voulaient uniquement faire une manifestation, mais celle-ci se termina par une émeute. Quand les manifestants déroulèrent un drapeau rouge portant l’inscrip­tion : « La liberté ou la mort », ils furent attaqués par les troupes. On éleva des barricades dont les dernières furent détruites par le feu des canons dans la soirée du 6 juin.

Le 9 avril 1834, éclata une nouvelle insurrection des ouvriers lyonnais (la première eut lieu en 1831); elle fut provoquée par un jugement de tribunal contre quelques ouvriers qui avaient orga­nisé une lutte à propos de salaires. Après un combat opiniâtre et sanglant qui dura plusieurs jours, l’insurrection se termina, par la défaite.

Le 12 mai 1839, les Sociétés ouvrières secrètes disciplinées par Barbès et par Blanqui (Société des familles, Société des saisons) déclenchèrent une insurrection qui fut immédiatement noyée dans le sang et entraîna la condamnation à la réclusion de ses instigateurs.

[3]   L’Assemblée nationale constituante siégea du 4 mai 1848 au 26 mai 1849, et l’Assemblée nationale législative du 28 mai 1849 au 2 décembre 1851.

[4]    C’est ainsi qu’on appelait sous la monarchie de Juillet la minorité possédante qui avait le droit de vote par opposition aux grandes masses de la population qui en étaient privées.

Grèce : chronique d’une tragédie contemporaine

Tiré d’un encart écrit pour un article intitulé « Grèce : la révolution sera télévisée », publié le 16 juin 2013 sur RAGEMAG par Paul Tantale

Les dirigeants de la Commission européenne, de la BCE et du FMI n’ont absolument rien à envier à EschyleSophocle et Euripide, tant le sauvetage de la Grèce par la fameuse Troïka tient plus de la tragédie antique que du film de super-héros contemporain. Petit rappel des faits : fin 2009, soit un an après le déclenchement de la crise mondiale, les marchés financiers commencent à s’inquiéter de l’ampleur de l’endettement public de certains pays : Portugal, Irlande, Italie, Grèce, et Espagne (surnommés les PIIGS). Puis c’est au tour des agences de notations de s’en mêler et de dégrader la Grèce. Les taux d’intérêt augmentent drastiquement, le pays risque d’être en cessation de paiement et la Troïka décide de l’aider en avril 2010. Un plan de sauvetage qui a un coût : la mise en place de réformes dites structurelles – comprendre par-là de libéralisation de l’économie – afin de remettre l’économie hellène sur les bons rails. Athènes est sommée de flexibiliser son marché du travail, d’augmenter ses recettes et de diminuer ses dépenses en appliquant le célèbre consensus de Washington. En vrac, on peut noter : la création d’un sous-SMIC pour les jeunes et les seniors, l’âge de départ à la retraite rehaussé tout comme la TVA, de nouvelles taxes, les indemnités de chômage diminuées et, dorénavant, la capacité pour les entreprises de renvoyer leurs employés comme bon leur semble. Ces mesures sont loin de faire l’unanimité. Paul Krugman, le Nobel d’économie 2008 plaide par exemple pour une annulation de la dette grecque et sa sortie de la zone euro. Mais le dogme néolibéral est toujours le plus fort.

Malheureusement, les choses ne se passent pas comme prévu. Le PIB se replie, les recettes avec, et les dépenses stagnent. Résultat : le poids de la dette augmente. Les socialistes au pouvoir (parti du Pasok de Papandréou) sont contraints de démissionner, en 2011, et un gouvernement de coalition (socialistes, conservateurs et extrême-droite) est mis en place. Rien n’y fait cependant : la Troïka est obligée début 2012 de faire une première concession et la dette est restructurée (53,5% de la dette est grosso modo effacée, soit 107 milliards d’euros). Ce n’est toujours pas suffisant et les électeurs tentent de pénaliser les partis du système au législatives de mai. Après un double vote qui a failli mener au pouvoir le SYRIZA d’Alexis Tsipras – et fait naître l’espoir chez toute la gauche radicale européenne – ce sont finalement les socialistes et les conservateurs qui sont reconduits.

Mais, double coup de théâtre ! Le premier a lieu le mois dernier avec l’invalidation des travaux économiques qui avaient inspiré ces politiques. Keneth Rogoff et Carmen Reinhart ont admis s’être trompés dans leurs calculs. Après correction d’une erreur dans leur tableau Excel, des experts trouvent qu’un niveau d’endettement représentant 90 % du PIB ne pénalise pas aussi significativement qu’ils le supposaient la croissance (soit non pas une moyenne en récession de -0,1 % par an, mais une croissance positive à 2,2 % par an). Plus rien ne justifie alors les politiques d’austérité imposées aux peuples européens depuis 3 ans et à divers pays du tiers-monde depuis bien plus longtemps. Le second coup de théâtre vient du FMI lui-même qui, dans son dernier rapport sorti le 7 juin dernier, admet s’être trompé dans la gestion de la crise grecque. Il reconnaît maintenant avoir exigé des réformes trop dures et pense qu’une restructuration de la dette aurait dû intervenir courant 2010, soit deux ans plus tôt, la situation politique européenne de l’époque l’empêchant. Mais la Commission européenne ne veut rien entendre et son commissaire aux Affaires économiques et monétaires, Olli Rehn, estime ne rien avoir à se reprocher. En attendant, les Grecs, eux, ont connu leur 18e trimestre consécutif de récession – un record absolu – et espèrent une nouvelle restructuration, asphyxiés par le poids d’une dette qu’ils ne pourront jamais rembourser et par des politiques d’austérité imposées comme châtiment divin pour les punir de leurs excès, d’après Paul Krugman.

L’Europe doit-elle devenir sankariste ?

Texte publié sur RAGEMAG 1 février 2012

Et si notre modèle salutaire venait du Tiers-Monde ? Dans notre vieille Europe donneuse de leçons, cette idée paraît inconcevable. Comment, nous, phare de l’humanité depuis des siècles pourrions-nous recevoir de leçons ? Et pourtant, il n’est pas si idiot de penser que nous puissions trouver les solutions à nos problèmes en réécoutant celui que l’on surnomme « le Che Guevara africain ».

 

Activiste politique burkinabé depuis la fin des années 1970, Thomas Sankara accède au pouvoir le 4 août 1983. Président du Conseil National de la Révolution de la Haute-Volta, il s’efforce de remettre son pays sur le droit chemin. La Haute-Volta devient le Burkina Faso ou « Pays des Hommes intègres ». La lutte contre la corruption est un impératif. Nous pouvons aussi ajouter au programme : anti-impérialisme, alphabétisation, redressement économique et productif, réformes sociales. L’Homme devient rapidement une figure populaire en Afrique et dans tout le Tiers-Monde. La romance entre le leader et son peuple a duré un peu plus de 4 ans. Car, le 15 octobre 1987, Sankara est trahi par son bras droit, Blaise Compaoré. Le Président est assassiné avec les complicités présumées de Mitterrand, Chirac et Kadhafi. L’histoire pourrait s’arrêter là, si les opinions politiques du révolutionnaire burkinabé ne restaient pas autant d’actualité. Pire : quand nous voyons comment notre Union Européenne marche sur la tête, il est temps de se demander si une forte dose de sankarisme ne pourrait pas nous sauver…

 « Nous préférons un pas avec le peuple que 10 pas sans le peuple » : un exemple pour la construction européenne ?

« Nous préférons dix pas sans le peuple qu’un avec » pourrait parfaitement remplacer la devise actuelle de l’Union Européenne, In varietate concordia (« Unis dans la diversité »). La construction européenne est devenue un dogme en lui-même. Seule compte l’intégration, peu importe l’avis des peuples européens. Les exemples récents sont nombreux. Nous nous rappelons tous du traité constitutionnel de Rome de 2004 et du référendum français. Par contre, nous oublions vite que le référendum était plus l’exception que la règle : sur les 25 pays concernés, 15 avaient choisi de bâillonner leurs citoyens en passant directement par la voie parlementaire. Qui connaît l’importance juridique de ce traité ne peut y voir qu’un déni de démocratie. Alors que le double « non » franco-hollandais aurait dû enterrer à jamais ce traité, nos dirigeants ont la bonne idée de nous le refourguer en 2008 sous le nom de traité modificatif de Lisbonne. Cette fois, seuls les Irlandais ont leur mot à dire et les 24 autres peuples européens se font tout simplement entuber. Rebelote avec le TSCG de 2012 qui touche à la souveraineté des états européens sans que personne n’ait le droit de se prononcer. Sans oublier le gentil mensonge de François Hollande qui avait promis de le renégocier en cas d’élection. À chaque fois, un seul et même argument est avancé : l’Europe doit aller de l’avant et les peuples européens ne doivent surtout pas enrayer le mouvement. Nos dirigeants se méfient des citoyens comme de la peste et les méprisent, considérant qu’ils sont trop bêtes pour savoir ce qui est bon pour eux. Mais, comme l’a si justement dit Sankara : « Malheur à ceux qui bâillonnent. » C’est pour cela qu’il a décidé d’impliquer le peuple aux décisions du pays, celui-ci ayant la capacité d’infléchir la politique nationale. Car, comme l’expliquait le leader, une politique qui se met en place en faisant taire une partie des citoyens est illégitime. En réalité, nous pouvons le dire, Sankara n’agissait que pour le bien de son peuple… Europe, entends-tu ?

« Le plus important, je crois, c’est d’avoir amené le peuple à avoir confiance en lui-même, à comprendre que, finalement, il peut s’asseoir et écrire son développement. »

Dette, patriotisme économique, écologie : et si Sankara était le modèle à suivre ?

Sankara, c’est aussi de grandes réformes économiques. Son principal fait d’armes se porte sur la dette. Le 29 juillet 1987 à Addis Abeba, devant l’Organisation de l’Unité Africaine, le Président burkinabé prononce un discours marquant sur le sujet. Il explique comment il compte ne pas rembourser la dette de son pays, jugée illégitime car contractée à cause de la colonisation. Sauf que la situation budgétaire, même hors du remboursement de la dette, est calamiteuse. Les recettes fiscales sont très faibles et les salaires des fonctionnaires phagocytent presque tout le budget (70%). Dans ces conditions, il semble impossible d’investir pour l’éducation, les services publics ou l’économie. C’est ainsi que le révolutionnaire entame toute une série de réformes fiscales. La bourgeoisie voltaïque est mise à contribution. Sankara et ses ministres roulent en R5 toutes pourries et prennent l’avion comme tout le monde. Les dépenses de fonctionnement sont assainies et redirigées vers l’investissement. Les salaires dans la fonction publique diminuent de 5 à 12%. Par contre, la gratuité des loyers est décrétée. Il s’agit pour le pays de s’en sortir par lui-même, sans aide extérieure. Le patriotisme économique est donc exalté et le protectionnisme renforcé. Le leader refuse aussi les aides alimentaires étrangères et préfère développer l’agriculture locale grâce à une réforme agraire qui répartit mieux les terres et prépare l’arrivée de l’engrais dans les techniques de culture. La production de coton locale est aussi relancée et la mode du vêtement traditionnel burkinabé est lancée par le biais des fonctionnaires qui sont obligés de le porter. À l’heure où tout le monde s’en fout, la question de l’écologie est intégrée par Sankara, lequel veut faire de l’agro-écologie une politique nationale. Celle-ci a plusieurs objectifs : la souveraineté alimentaire, la revalorisation de la vie paysanne et de l’agriculture familiale, l‘adaptation à la croissance démographique et aux effets du changement climatique et enfin, la sauvegarde de l’environnement et des ressources naturelles. Tant de positions qui pourraient bien inspirer notre Vieux Continent agonisant.

« La patrie ou la mort, nous vaincrons ! »

Tandis que l’Europe a choisi de mépriser le peuple et de kidnapper la démocratie, il y a 25 ans Sankara a fait le choix de s’appuyer dessus. Alors que l’Europe est au bord du désastre budgétaire, il y a 25 ans Sankara a su réfléchir au problème d’un point de vue moral et pragmatique et agir contre. À l’heure du déclin industriel européen et de la phobie mondialiste, il y a 25 ans, Sankara a utilisé le patriotisme économique pour relancer l’économie locale et a évoqué l’idée du protectionnisme africain (rappelant le protectionnisme européen agité par Emmanuel Todd ou Jacques Sapir). Au moment de l’impasse écologique, il y a 25 ans Sankara a saisi le problème à bras le corps. À quand une même prise de conscience en Europe ?

 Boîte Noire

  • Pour en savoir plus sur Sankara, c’est par  ;
  • Pour un protectionnisme européen, c’est par ici ;
  • On doit vraiment rembourser cette satanée dette ?
  • Les rappeurs aiment bien Sankara.