Article publié initialement le 11 mai 2018 sur Le Média presse
Dans sa dernière pièce, « Amargi », Judith Bernard démystifie une des croyances économiques les plus néfastes de notre époque : la nécessité de rembourser la dette.
Professeure, chroniqueuse, comédienne, metteuse en scène : malgré ses multiples casquettes, Judith Bernard lutte depuis plusieurs années pour une seule et même cause, la démocratie. Ce mode de gouvernement n’est pas qu’une affaire d’institution, elle est aussi liée à l’économie. Avec Amargi, son dernier spectacle qu’elle joue depuis 2016 au théâtre de la Manufacture des Abbesses, à Paris, Judith Bernard entreprend de rendre au peuple le contrôle de la dette. Pour ce faire, elle doit au préalable expliquer les mécanismes monétaires sous-jacents, ainsi que leur histoire. L’objectif est de démontrer que la dette n’est pas une faute morale et que l’économie n’obéit pas à des lois universelles immanentes.
Le casse-tête de la dette
En 2016, la dette mondiale, privée et publique cumulée, atteignait le montant astronomique de 164.400 milliards selon le FMI, soit 225% du PIB. Le capitalisme est depuis une dizaine d’années empêtré dans un schéma absurde. De la même manière que Sisyphe était condamné à faire rouler éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet, es économies occidentales semblent forcées de mener des politiques d’austérités budgétaires pour alléger la dette qui augmente inexorablement. Ainsi, depuis la crise des subprimes de l’été 2007, qui nous a menée à la crise économique de 2008, elle a progressé de près de 42%. La dette semble être le malheur de notre époque qui condamne sans distinction Etats, entreprises et citoyens, pour le plus grand bénéfice des prêteurs. Ou plutôt des banquiers privés, puisque l’acte I d’Amargi nous rappelle que finalement rien ne nous est prêté. En effet, les banquiers créent la monnaie, ex nihilo, à partir de rien, lorsqu’ils nous accordent un crédit. Ils font apparaître une ligne sur notre compte et l’inscrivent à leur actif. Un mécanisme qui est contrôlé par la banque centrale, par le biais du taux de réserves obligatoires – pourcentage de leur solde comptable que les banques commerciales doivent détenir sur leur compte à la banque centrale pour accorder un nouveau crédit –, le taux de refinancement, qui rémunère les liquidités des banques, ou encore le taux interbancaire, auquel les banques se prêtent entre elles.
Ces mécanismes complexes, qu’ont le plus grand mal à assimiler les élèves de SES au lycée, voire de licence d’économie à l’université, sont expliqués de manière ludique dans la pièce. Pour réussir cet exploit, Judith Bernard personnifie les acteurs du système (banquier, jeune femme endettée, ou contestataire du système) et utilise des balles en plastiques et des cerceaux, qui permettent de se figurer les différentes étapes de l’endettement. A la fin, il apparaît très clairement que le capitalisme, grâce aux Etats et l’Union européenne, a confié la création monétaire aux banques, pour leur plus grand profit. L’endettement n’est qu’une conséquence normale de cela. Le tout génère en plus un système instable. Les banques étant toutes reliées entre elles, la chute de l’une peut entraîner cette de toutes les autres, comme cela a failli se produire en 2008. Il est néanmoins dommage que les politiques menées par les principales banques centrales – Réserve fédérale américaine (Fed), Banque centrale européenne (BCE), Banque d’Angleterre (BoE) et Banque du Japon (BoJ) –, depuis la crise ne soient pas analysées. Celles-ci permettent à l’économie mondiale de ne pas sombrer, moyennant une énorme bulle financière, dont nous paierons un jour le prix fort. Quoi qu’il en soit le système monétaire bénéficie aux banques, au détriment des autres acteurs. Auraient-il été possible de faire autrement ? Oui, car ce n’est que le produit de la lutte des classes, et c’est que prouve le deuxième acte.
Une autre société est possible
Les cinq acteurs entreprennent alors de retracer les origines de la dette et de la monnaie. Ce retour en arrière nous mène 2000 ans avant notre ère, en Mésopotamie. La civilisation sumérienne invente alors la monnaie et la dette. Ils mettent néanmoins en place son antidote, l’Amargi. Signifiant « liberté », il désignait une fête : celle de l’annulation de toutes les dettes, décidée par le roi. En remettant les ardoises à zéro, les Sumériens empêchaient ainsi que la dette ne réduise à jamais les plus pauvres. La monnaie révèle aussi son caractère anthropologique. Durant tout l’acte, Judith Bernard et ses acteurs nous montrent, souvent avec humour, comment à travers les époques et les sociétés la question de la dette a été réglée : par la guerre, l’assassinat des banquiers ou l’effacement de la dette. Ce détour historique ludique nous prouve quelque chose d’essentiel : d’autres systèmes sont possibles. Mais la pièce ne s’arrête pas là. Un troisième acte tente de nous montrer une autre voie possible et désirable.
Dans l’ultime acte, l’une des actrices, Toufan Manoutcheri, se retrouve dans un monde alternatif. Les capitalistes ont été expropriés. La propriété lucrative, c’est-à-dire le droit de tirer un revenu de son patrimoine en tant que propriétaire, a été abolie et seule la propriété d’usage, le droit d’user de son patrimoine, persiste. L’ensemble des revenus a été mutualisé, ce qui permet un « salaire à vie » tel que défendu par Bernard Friot et le Réseau salariat. L’endettement est alors mis au service du peuple, qui contrôle la création monétaire. Encore une fois, les mécanismes et les étapes pour en arriver là sont présentés de manière ludique et drôle.
L’économie est un sujet trop sérieux pour être laissé aux économistes. Il n’aura fallu à Judith Bernard qu’une heure et demi, trois actes et cinq comédiens pour nous le prouver. Pour cela, la metteuse en scène a utilisé une riche bibliographie (donnée plus bas), qu’elle laisse à la fin à disposition du public. En conclusion, une pièce que tous les citoyens devraient voir. Ceux qui le feront ce dimanche 13 mai auront en plus la chance d’assister ensuite à une conférence de Bernard Friot, qui la regardera pour une énième fois.
Bibliographie :
- David Graeber, Dette, cinq mille ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, 2013
- Frédéric Lordon, La Malfaçon, Les Liens qui Libèrent, 2014
- André Orléan et Michel Aglietta, La Monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, 2002
- Bernard Friot, Émanciper le travail, La Dispute, 2014
Photo : Représentation d’Amargi
Crédit : Teaser/ Capture d’écran