Interview publiée initialement le 17 février 2018 sur Polony TV
Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise à l’IFOP. Il publie « A la droite de Dieu » aux éditions du Cerf, enquête sur la droitisation des Catholiques en France. Il en livre les enjeux sociologiques et politiques.
Trois MC’s, trois générations, trois univers mais un seul projet. Jamais 203, c’est l’alliance d’un jeune égotrip (Guizmo), d’un ancien que l’on classerait vulgairement dans le « conscient » (Mokless) et d’un punchlineur fou (Despo Rutti). On se retrouve face à une combinaison que personne n’attendait mais qui se révèle à la fin terriblement efficace. C’est pour cette raison queSound Cultur’ALL a eu envie de rencontrer les 3 rappeurs. Finalement, seuls Mokless etGuizmo sont disponibles pour l’entretien… Mais Despo arrive pour la toute fin. Jamais deux sans trois, il paraît…
Sound Cultur’ALL : Vous venez de sortir votre album commun Jamais 203, quels sont les retours sur ce projet ?
Guizmo : Ils sont divers et variés. Certains ont aimé tout de suite, d’autres ont mis du temps et les derniers n’ont pas aimé cette combinaison. Il y a du bon comme du mauvais. Mais il y a beaucoup de bon. Je suis beaucoup connecté sur les réseaux sociaux et les réactions sont encourageantes.
Mokless : On avait déjà balancé 5 titres, soit 30% du projet. Là, on est à une semaine de sortie de l’album [ndlr : l’interview a été réalisée le 5 novembre]. Je pense que le public était sceptique au départ. Les gens se demandaient ce que c’était et ne comprenaient pas le mélange de nos 3 univers. Ils attendaient les solos de Despo et Guizmo ainsi que mon prochain projet avec la Scred.
G : Je pense que Mokless m’a énormément apporté niveau écriture. Pour ce qui est de la tournure des punchlines et de l’interprétation, c’est Despo qui m’a inspiré. Après je ne sais pas ce que je leur ai apporté mais je pense que ça a été réciproque.
M : Moi, Guizmo m’a apporté sa fougue, sa jeunesse, son amour du risque et son côté « je suis le meilleur ». Il m’a transmis un vrai esprit de compétition qui m’a permis de me relancer. J’ai beaucoup appris de lui. On a beau être un ancien, on a toujours à apprendre, même d’un jeune. Guizmo est d’une autre génération et possède les codes de la jeunesse actuelle : il sait leur parler. Il m’a appris de ce côté. Sur le plan musical, c’est un MC qui prend des risques sur des sons actuels, donc il m’a emmené vers de nouvelles pistes.
SC : Et comment s’est déroulée la création de l’album ? Pour les choix d’instrus ou de thèmes par exemple ?
G : C’était un peu tout le monde ! Parfois c’était moi, d’autre fois Despo ou Mokless. Willy [ndlr : deYonea & Willy, les producteurs des 3 MC’s], qui a réalisé l’album presque dans sa totalité, a beaucoup participé.
M : Oui il nous proposait par exemple souvent des instrus qui l’inspiraient. Il suggérait aussi des thèmes. Et puis parfois, j’avais un texte en tête et je me disais qu’il pouvait bien coller sur l’instru. Pareil avec Guizmo ou Despo. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice. Yonea aussi a participé. Parfois quand j’écrivais, je lui demandais des conseils. Il pouvait par exemple me perfectionner certaines punchlines. C’était un vrai partage avec beaucoup d’échanges.
SC : Vous avez parlé de Yonea & Willy, quel rôle ont-ils joué dans la conception de l’album ?
G : Déjà Willy a réalisé et produit le bum-al. Yonea était peut-être plus en retrait mais il produit également et a été présent sur quelques réalisations. Ils ont une grosse partie du boulot sur les épaules.
M : Pour moi Willy est la colonne vertébrale de ce projet : il a été sur tous les morceaux, même si parfois il nous laissait carte blanche sur des titres. C’est grâce à lui que le disque ne fait qu’un. On est beaucoup à apporter notre patte mais au final il n’y a qu’un CD, qu’un album, qu’un projet. Après plusieurs écoutes, on ressent cette unité.
« Quand tu vas faire des ateliers avec des petits jeunes, ça favorise ton amour pour le mouvement. Ça ne crève jamais, il y a toujours un truc à faire dans le pe-ra, c’est chant-mé. »Guizmo
SC : Comment vous concevez le rap chacun ?
G : Le rap c’est un exutoire, c’est l’argent qu’on n’a pas à mettre dans les psy.
M : Pour moi le rap c’est toute ma iv. J’ai commencé jeune et j’ai fait que ça. Je suis beaucoup impliqué dans mon rap. J’aime ça. Quand je me lève le matin, j’ai envie d’écrire mes pulsions sur une feuille. Faire du son, des concerts ou échanger avec le public sont devenus mécaniques. Je me suis habitué à trainer avec des gars qui font du pe-ra, à avoir le même langage, les mêmes codes, la même passion. Le hip hop c’est un tout et ce n’est pas forcément Skyrock, Booska-P et Génération. Je respecte ces trois-là mais le hip hop va beaucoup plus loin. Il y en a dans toute la France comme par exemple avec les ateliers. Par exemple récemment on s’est retrouvé à Set dans la ville de Demi-Portion et on a partagé de vrais moments de hip hop.
G : Mais même quand tu vas faire des ateliers avec des petits jeunes, ça favorise ton amour pour le mouvement. Ça ne crève jamais, il y a toujours un truc à faire dans le pe-ra, c’est chant-mé.
« Si tu as envie de vivre du rap, il faut te bouger le cul. Si tu restes là à faire ta reusta et à attendre ta Sacem, il n’y a pas de soucis. Mais dans ce cas, bonne chance ! » Mokless
SC : Mokless, t’as parlé de Demi-Portion. Comment s’est passé le featuring avec lui et celui avec Le Rat Luciano ?
G : C’est moi qui suis allé voir Le Rat à Marseille et je suis remonté avec son couplet et le mien. Les autres ont posé leurs couplets sur Panam. Quant à Demi-Portion, c’est la famille, c’est un artiste Y&W : il a posé ici.
M : Il vient souvent à Paris. En plus, c’est un artiste qui gravite autour de nous. On l’a déjà invité respectivement sur nos albums. C’était un plaisir de l’inviter encore sur ce projet-là. Il y a aussi eu Shotla de Barbès Clan.
G : Et puis Haroun et Koma de la Scred !
SC : Ça c’est la famille !
M : Voilà ça c’est la famille on va dire. Mais Demi-P aussi.
SC : Vous avez un peu évoqué la question sur Rapélite mais vous vivez du rap ?
G : Ah on fait des millions mais on ne le dit pas à chaque interview, sinon on va se faire taxer ! (rires)
SC : Mais n’avez pas à travailler à côté ?
M : Millionnaire, c’est de l’ironique quand il dit ça.
SC : J’avais compris !
M : Mais honnêtement on vit du rap. On fait des concerts, on sort des projets, on s’occupe dumarchandising et de plein de choses qui gravitent autour du rap. Si tu as envie de vivre du rap, il faut te bouger le cul. Si tu restes là à faire ta reusta et à attendre ta Sacem, il n’y a pas de soucis. Mais dans ce cas, bonne chance ! Mais ce n’est pas ma finalité. Le gent-ar est venu après. Moi, quand j’ai commencé à faire du rap, je ne vais pas te mentir, il n’y avait pas d’argent. Il y avait 4 M&M’s et une bouteille d’Oasis (rires). Et un jour on m’a donné un cachet, on m’a dit « tiens ! ». On m’a proposé de faire et vendre des t-shirts. Après j’étais lancé : j’ai fait des concerts, j’ai fait monter mon blaze et je me suis rendu compte qu’il y avait finalement de l’argent dans le rap et que je pouvais en vivre. Donc pourquoi j’irais chercher du taf et charbonner pour un patron qui me casse les c*** ? Je préfère vivre de ma passion même si je ne prends pas des 10 000 euros par mois. Mais au moins ça va, Dieu merci. Il y a à manger dans le frigo donc tout va bien.
SC : Vous êtes un peu des représentants des quartiers « populaires ». Est-ce que vous avez vu des choses changer depuis que Sarkozy n’est plus au pouvoir ?
G : C’est pareil. Quand il était là, on baisait tout parce qu’il disait qu’il aurait notre peau et qu’on ne ferait rien. Maintenant qu’il s’est taillé, on était déjà tellement habitué à tout baiser qu’on n’a pas arrêté.
M : La gauche c’est comme la droite et la droite c’est comme la gauche. PS ou UMP, c’est de la merde. C’est pareil. Je vais même te dire un truc. Quand tu me demandes si j’ai remarqué un changement, je vais te dire que oui. En bas de chez moi, il y avait un rue où on trouvait une quinzaine de chard-clo qui s’abritaient. Depuis que la gauche est passée, ils ont mis de gros pots de fleurs à cet endroit-là et les sans-abris ne peuvent plus y rester. Et j’ai compris que ça avait changé : la gauche n’a pas la volonté de s’attaquer à la misère, elle veut juste la déplacer. Elle n’est pas là pour régler les problèmes mais pour les cacher. Mais c’est normal. S’ils étaient réglés, les politiques n’auraient pas de boulot. Imagine si tout le monde mettait ses papiers à la poubelle : le service de propreté de Paris n’aurait plus d’utilité. Là c’est pareil : ils entretiennent les problèmes. Comment ça se fait qu’en France, des gens crèvent de faim ? C’est comme de l’esclavage ! On est en 2013, des patrons s’en mettent plein les poches et pendant ce temps, certains n’ont pas d’appartement. Les footeux gagnent des millions pour taper dans un ballon. On va attendre le Qatar pour sauver la France ou quoi ? Franchement c’est abusé : le constat est triste. Mais c’est un constat sur la société. Nous on est là et on s’en sort mais combien de nos frères galèrent ? Et je ne te parle pas que des mecs de cité. Même pour le petit çais-fran dans son quartier de che-ri c’est triste. L’avenir est sombre. Droite ou gauche : je ne vois pas de différence. Je me demande sincèrement où est le parti qui va nous représenter ? Mais on manque de repère. Dans les livres d’histoire, ils ont sauté les lignes. Et encore je trouve que ma génération passe encore. Mais celle qui arrive derrière c’est pire : ils n’ont rien dans la tête. Leur mentor c’est un rappeur. Nos textes sont leur Bible. Ils écoutent les rappeurs et les voient comme des dieux.
G : Combien de rappeurs ont envoyé des mecs au placard ? Ils les ont envoyé braquer ou dealer.
M : On est tous complices du mal à notre échelle. Chacun participe à ces conneries. Même nous, sans te mentir, on a dû enfoncer des gens. Mais on essaie de limiter la casse. Quand dans une chanson je dis : « complice du mal, je vois le monde qui se dégrade », c’est que je le comprends. Je suis là à acheter des Nikes. Je vis dans une contradiction. Il va peut-être falloir changer des choses. Il faut que chacun commence à balayer devant sa porte si on veut que les choses changent pour nos gosses.
SC : Vous vous posez en exemples en écrivant vos textes ?
M : Oui ça arrive mais pas toujours. Parfois, on veut partager un message. Mais d’autres fois, je peux être dans un état second, en écrivant et ne penser qu’à délirer, loin de ces problèmes-là. On peut avoir envie de faire des trucs plus légers. Il ne faut pas oublier qu’on fait de la musique avant tout. On n’est pas des politiciens.
G : On fait surtout du divertissement.
M : Oui, c’est un juste milieu à trouver. En tant que rappeurs, on est dans le système. On ne peut pas se prétendre « antisystèmes » alors qu’on vit dedans. Il faut être cohérent. On se doit de jouer le jeu. Sinon, je rappe dans ma chambre pour mes 4 cousins. Ce que je veux, c’est qu’est un maximum de personnes puisse m’écouter dans toute la France, voire dans le Monde entier. Je suis un artiste, j’ai envie d’être écouté et de vivre de ma musique, c’est normal. Mais si on peut vivre de notre musique sans envoyer nos petits refrès dans le mur, ça serait formidable.
G : Je pense pareil que Mokless. Oui, on est des défenseurs et des porte-parole du tier-quar. Mais on veut aussi montrer aux petits qu’on se lève pour faire notre truc et qu’on galère pour réussir. C’est parfois compliqué, il y a de longues périodes sans voir nos familles. En tournée, il nous arrive d’être fatigués et de ne plus avoir de voix mais il faut donner un maximum au public. Ce sont des sacrifices. On veut pousser les autres à faire comme nous, même si c’est hors du pe-ra.
SC : Et la montée du FN dans les médias, ça vous inquiète ?
G : Non. C’est juste qu’il ne se passe plus rien. Mohamed Merah c’est fini, les cités c’est passé, Ben Laden n’est plus là. Il faut un truc à donner aux gens. Mais c’est juste un coup de pouce pour la gauche. Tout le monde dit que Marine va passer mais, à mon humble avis, elle n’ira nulle part. Les politiques ont juste besoin d’une opposition forte pour créer des débats et garder la population en haleine.
M : Le FN va à l’encontre de ce que je pense et de ce que je suis. Ils ont tellement dit de conneries que pour moi ce parti est la peste. Mais pour moi, on n’a pas besoin d’être du FN pour être un enfoiré. Tu prends un mec commeValls, il ne vaut pas mieux que le FN. Aujourd’hui, les mecs de gauches ne sont pas différents du FN : ils ne peuvent pas nous piffrer, nous les arabes et les noirs. Ils ne nous aiment pas, c’est du mytho, de la poudre aux yeux. Certes, j’ai invité Olivier Besancenot dans mon album parce que je me reconnais dans son combat. Mais la politique ce n’est pas trop mon truc. J’aime en parler dans mes textes parce que la vie c’est la politique. Si tu n’as pas compris ça, tu n’as rien compris. Quand on évoque la précarité, quand on parle de conflits internationaux, tout ça c’est politique et on s’y intéresse. Je veux comprendre le pourquoi du comment. Je vais te dire, c’est la gauche qui a expulsé Léonarda, pas la droite. Pas besoin d’être au FN pour faire des trucs crapuleux. Regarde Lampedusa : les gens crèvent et la gauche au pouvoir ne fait rien contre ça. Regarde ce qui se passe dans le monde arabe. Aujourd’hui, on regrette Khadafi. En tout cas, le constat est triste et amère. Des gens qui pensent que l’Europe est l’Eldorado et qui prêts à perdre leur vie dans des barques, il y en a des tonnes. Moi, j’en connais. Combien de famille brisées ou de gens qui sont partis et jamais revenus ?
SC : On va en revenir un peu plus à vous. Guizmo, t’en es où de tes albums tous les 6 mois ?
G : J’ai fait Normal. Puis 6 mois après, j’ai fait La Banquise. Puis 6 mois après, j’ai fait C’est tout. Puis, il y a l’EP avec Mokless et Despo, et moins de 6 mois après, il y a l’album. Là, je suis sur un solo.
SC : Tu ne t’es pas avancé un peu trop tôt ?
G : Non, c’est ce que j’avais envie de faire. Je ne suis plus un zonard. Avant d’être signé sur Y&W, j’étais un chien de la casse, je n’avais pas de maison, j’étais tout le temps fonce-dé. Je ne me respectais pas beaucoup. Je vivais comme un rat. C’était sûrement inconsciemment mon moyen de tout quitter : la rue et les galères. C’était ma seule alternative. J’ai décidé de me consacrer au rap et de ne rien faire d’autre à côté. Quand tu es rappeur, tu dois te consacrer à ta musique. Si tu es contrôleur à côté, tu n’es pas un rappeur, tu es un contrôleur qui fait du rap. Si tu es caissier, tu es un caissier qui fait du rap. Mais dans ce cas, tu n’es pas un rappeur ! J’ai décidé d’arrêter le rap de chambre et d’en faire ma vie. Et ce n’est pas plus mal. Ça m’a fait ralentir la tiz et le bédo. Ça m’a fait arrêter dormir n’importe où et n’importe comment.
« La France avec son système scolaire nous a rendus démissionnaires. » Guizmo
SC : Et Mokless, tu conseilles toujours aux jeunes de France de se barrer ?
M : Ça dépend des destinations. Il reste de bons endroits. J’ai beaucoup de potes qui s’en sortent bien à Londres ou Berlin. En plus, ce n’est pas loin et ce n’est pas cher d’y aller. Rio, il y a la Coupe du Monde qui dynamise la ville.
G : Il y a Milan et Rome. Ils peuvent aller en Espagne. Il y a des coins qui bougent. En France, on n’a pas ce respect des étudiants. Regarde aux Etats-Unis, même pour leurs remises de diplômes, ils ont de grandes cérémonies avec leurs familles.
M : C’est vrai qu’en France, les jeunes sont mal renseignés sur leurs études.
G : En France, on croit que les étudiants allemands ou américains sont cons. D’accord nos programmes scolaires sont 10 fois plus poussés. Mais qui va à l’école ? C’est comme si j’avais une Rolex mais que je ne savais pas lire l’heure. Ça ne sert à rien ! Carrément maintenant ce sont les parents qui demandent d’envoyer leurs enfants en professionnel. Ma propre mère a dit à mes frères et moi « la vie est comme ça, certains sont faits pour l’école et d’autres non ». La France avec son système scolaire nous a rendus démissionnaires. On devrait normalement glorifier le travail. Ce n’est pas normal qu’un petit de 10 ans rentre chez lui en stress. Les profs ne connaissent pas l’exigence de nos parents vis-à-vis du travail scolaire. Le petit doit rentrer chez lui, la boule au ventre, il a des devoirs à faire et un mot dans son carnet à faire signer. Et le lendemain, il se fait réprimer par le prof qui lui apprend que Charlemagne est son ancêtre, alors que son père ne parle pas un mot de français. Aujourd’hui, les enfants ne vont à l’école que pour papa et maman. La plupart des gens qui ont le bac s’arrêtent juste après. Ils passent le bac parce que ça fait bien de ramener un diplôme à la maison. Ils en ont rien à foutre et savent qu’ils ne feront rien avec. J’ai même des potes qui ont des licences d’histoire à la Sorbonne et ils ne font rien avec ça. Il n’y a pas de boulot pour eux. Ils finissent par passer le BAFA et devenir moniteurs de centres-aérés.
M : Non mais c’est sûr que partir peut toujours être une bonne chose dans la vie. Ce n’est pas « barrez-vous ! » juste pour se casser de la France mais « barrez-vous » pour revenir plus fort. Les jeunes étudiants français sont très mal renseignés sur leurs possibilités. On est tellement mal renseignés qu’on croit qu’Erasmus c’est une compagnie aérienne. Il ne faut pas avoir honte et peur d’avouer qu’on tourne en rond ici. Partir, c’est mieux que la routine. Imagine que tu n’arrives pas à avancer ici, que tu envoies des CV partout mais qu’on te recale. Il vaut mieux partir, découvrir d’autres mentalités et d’autres gens. Tu apprends une autre langue et tu découvres une autre culture. En France, il y a trop d’assistanat. Il faut que les jeunes se prennent en main. Il faut insuffler aux jeunes une motivation.
G : Il est là le problème Mokless. Les gens sont trop assistés. Dans certains pays européens, dès le collège, on oriente les jeunes vers un cursus qui leur apprend un vrai métier. A la fin, ils font ce pour quoi ils ont été formés. Il n’y a qu’en France, frère, où tu vas voir des mecs avec un BTS électrotechnique qui sont commerciaux ! Pourquoi il y a une séparation entre deux Frances ? Parce que la spécialisation ne marche que pour les boulots de merde. Si tu n’as pas envie des artisans, cordonnier ou charpentier, ect, tu ne trouves rien. Il y en a qui ont cet esprit du terroir français mais combien ? En France, tu fais un CAP cuisine ou hôtellerie, t’es sûr d’être cuistot ou d’aller servir des gens. Par contre pour devenir chimiste ou faire des études de balistique pour entrer dans la police scientifique c’est plus compliqué. Et sans oublier les différences de salaire : le type de la PJ a plus de mérite que le mec qui bosse 16h par jour sur les chantiers ? On dévalorise certains métiers. Et c’est comme ça dès l’école. On dévalorise certaines écoles. Mais les écoliers sont tous les mêmes. Du mec de cité à celui du 16ème, ils sont pareils. Ils veulent draguer des meufs et leur moment préféré, c’est quand ils ont 2h pour manger le midi. Ils aiment se poser avec leurs potes et si, avec un peu de chances, ils ont leurs diplômes, tant mieux : ça fait plaisir aux parents. Ce n’est pas normal. On a par exemple des formations payées : tu te lèves le matin pour aller bosser et apprendre un métier et ce n’est pas respecté. Aux states, c’est respecté.
« Les jeunes étudiants français sont très mal renseignés sur leurs possibilités. On est tellement mal renseignés qu’on croit qu’Erasmus c’est une compagnie aérienne. » Mokless
SC : Oui mais à chaque système ses défauts. Aux States par exemple, les études coûtent beaucoup plus chères qu’en France. Des gens s’endettent à vie pour les études de leurs enfants.
G : Les études supérieures, coûtent chères mais c’est normal.
SC : En France, la fac est gratuite ou presque…
M : On est d’accord qu’il y a des trucs biens en France et on ne va pas cracher dans la soupe.
G : Mais les études supérieures qu’ils payent là-bas sont équivalentes ici à HEC. HEC tu payes aussi en France.
SC : Tu payes beaucoup moins qu’à Harvard !
G : Oui mais quand t’es diplômé d’Harvard, t’as assuré tes arrières pour toute ta vie.
SC : Pour en revenir à toi Mokless, c’est quoi la suite avec la Scred Connexion ?
M : On a créé un site depuis plus d’un an. On a une scred radio. Et il y a surtout un album en préparation d’ici 2014. L’aventure continue avec Haroun, Koma et Morad. On fait pleins de concerts. La Scred est toujours là et on ne s’est pas séparés. Jamais 203 n’annonce pas la fin de la Scred Connexion, juste qu’un mec du crew a sorti un album avec deux autres MC’s.
SC : Et un projet solo à venir ?
M : Oui, j’ai mon album, L’Ironie du son, qui va aussi sortir en 2014. Je vais balancer quelques extraits avant. Le Poids des Mots aura une suite.
SC (pour Despo Rutti qui nous a rejoint depuis peu) : Despo, sur Rapélite tu disais que l’album était un classique. Tu assumes toujours ?
Despo : Bien sûr, j’assume toujours ce que je dis. Ce disque c’était un challenge, maintenant il y a peu de gens qui prennent des risques donc j’assume et je suis fier de cet album. Et je suis aussi content d’avoir collaboré avec Mokless et Guizmo sur tout un projet. On en reparlera dans quelques années et on sera contents de l’avoir fait !
SC : Ça fait un bail qu’on attend ton solo, il en est où ?
D : Mon prochain album sortira en 2014, il en quasiment fini, je suis impatient de le présenter !
Entre son humour, son style nonchalant et sa passion pour le ballon rond, Doc Gynéco est un personnage atypique dans le monde du rap. Malgré une carrière en dents de scie, celui qui se revendique « chanteur de rap » restera à jamais l’auteur de l’un des meilleurs albums de l’histoire du rap français : Première consultation. Alors que beaucoup pensaient sa carrière finie, Bruno Beausir de son vrai nom a annoncé un retour imminent. L’occasion pour RAGEMAG de le rencontrer à son entraînement à Courbevoie pour parler football et rap.
Tu es un grand passionné de foot. Que penses-tu de la nouvelle formule du PSG ?
C’est toute une histoire depuis que le Qatar a pris le pouvoir ! Cette équipe a de l’argent mais plus d’âme. Ça ne sera même pas profitable au football français, d’ailleurs est-ce qu’il y a des joueurs français dans cette équipe ?
Mais s’ils font un jour comme l’OM de 1993 et remportent la Ligue des Champions ?
Ils n’auront jamais l’esprit. Ils pourraient faire mieux que Marseille sur le plan sportif mais pas sur le plan humain. C’est juste une machine de guerre comme dans Ocean’s Eleven. Avec l’argent qu’ils investissent, ils vont devenir les Harlem Globetrotters du foot et recruter le joueur qui serait capable de marquer en pétant ? (il éclate de rire) Mais nous on s’en fout, on n’a pas besoin de joueurs qui savent tout faire. Une équipe doit avoir une âme et un esprit. C’est une équipe composée de bêtes curieuses.
Selon toi, Paris, Monaco et leur pléiade de stars vont-ils rendre la Ligue 1 plus attractive ?
Ces équipes sont trop financières. Ce n’est que du business tout cela. Le football français a besoin de Guy Roux ou d’Arsène Wenger. Ils ont une âme et vont chercher des joueurs inconnus pour les lancer. Un type comme Eto’o, c’est une belle histoire : son manager me racontait qu’il était tellement pauvre que la première fois qu’il a goûté à un yaourt, il avait 18 ans.
Eto’o est pourtant souvent décrit comme un joueur égoïste et vénal.
Malheureusement, oui. Mais en réalité, il vient d’une case surpeuplée où ils dormaient à même le sol. Elle est là la vérité. Il a connu la misère. Bref, il n’y a plus qu’Arsène et Guy Roux qui ont encore cette culture de lancer de jeunes joueurs français qui nous ressemblent. Et ça nous fait plaisir, car le foot est notre opium à nous. On ne lit pas Jean-Paul Sartre : pour se distraire on n’a que le foot. Regarde Djibril Cissé : c’est Guy Roux qui l’a fabriqué. Aujourd’hui, il fait le malin et le mec fashion mais ce n’est pas vrai. Je l’ai vu petit, quand Guy Roux le sortait, il lui ordonnait de mettre sa veste pour qu’il n’attrape pas froid.
On sait que les rappeurs et les joueurs de football s’apprécient : quel lien vois-tu entre rap et foot ?
Le lien, c’est la cité ! On vient de la rue, du même monde. Et puis, le foot et le rap c’est un rêve pour tout le monde. Le rêve suprême d’un mec de cité c’est de monter une équipe de foot ou une maison de production de rap. Les filles sont les plus sérieuses aux quartiers, elles réussissent mieux (rires). Mais les ghettos sont remplis de footballeurs et de rappeurs qui ont raté leur carrière.
Je crois que les joueurs ne devraient pas trop parler de trucs comme ça. Ils ont un sport qui est au centre de la société, c’est vrai. Tout le monde est focalisé sur les grandes compétitions, que ce soit la Coupe du Monde ou l’Euro. Paraît que certains tueraient leur femme pour ça. Mais les footballeurs ne sont que des pions. Quand un club t’a acheté 100 millions, pour lui tu n’es rien d’autre que de l’argent, il ne s’attend pas à ce que tu l’ouvres. Ils ne devraient pas s’exprimer si ce n’est pour le caritatif.
Dans une interview récente à France Info, tu dénonces le rap bling-bling et déclares que le rap est une musique de droite qui s’imagine de gauche dans sa Ferrari. N’est-ce pas contradictoire avec le soutien à un Président de droite largement décrié pour son côté bling-bling ?
Pas du tout ! Parce qu’à l’époque j’ai voulu marquer les esprits. J’ai vu que le rap tournait en rond. Comment faire la différence entre un mec qui écoute du hip hop et un mec qui écoute du hard rock ? Rien, si ce n’est qu’ils ont chacun été pris par un souffle différent. Un chanteur peut réellement changer la phase du monde, la musique c’est quelque chose de très fort. Quand je me suis associé à Sarkozy, j’aurais pu soutenir aussi un candidat de gauche. C’est la politique qui est réductrice car elle a toujours été en dessous de ce que nous sommes réellement. Ségolène Royal m’aurait appelé, j’aurais été la voir. Le but est que les gens réussissent et s’en sortent. Quant à ma personne, elle n’est jamais trahi que ça soit avec l’extrême gauche ou l’extrême droite. Mais il faut comprendre que beaucoup de rappeurs sont passés par la gauche pour faire croire qu’ils s’intéressaient au peuple afin de vendre n’importe quoi à n’importe qui. Ceux-là sont des hypocrites qui servent le système et c’est moi qui suis intègre. La preuve, c’est que je suis ici et pas à Los Angeles en train de sniffer de la coke où je ne sais quoi d’autre.
« Il faut comprendre que beaucoup de rappeurs sont passés par la gauche pour faire croire qu’ils s’intéressaient au peuple afin de vendre n’importe quoi à n’importe qui. »
Tapis avec qui tu as chanté est aussi le symbole des dérives bling-bling de gauche…
D’un angle journalistique, tu as raison. Normalement, je n’étais pas sensé discuter avec toi. J’ai grandi près des poubelles, à Porte de la Chapelle. Allez y faire un reportage, vous verrez ce que c’est. Moi je ne suis ni un journaliste, ni un politique. Tapis ça reste le mec qui a fait gagner la Ligue des Champions à Marseille en 1993. Je ne suis peut-être pas assez intelligent mais j’agis avec mon cœur et pas par calcul.
Mais au-delà du bling-bling, le hip hop peut être perçu comme une culture provenant des quartiers dits « populaires ». Tu ne trouves pas que l’association à la gauche est logique ?
Non parce que ce discours est mort. Depuis longtemps, les quartiers ont compris que la gauche les a trahis et qu’elle se sert d’eux pour obtenir des voix. Même s’il y a quelques représentants de « couleur », personne n’est dupe : tout le monde sait que c’est du cinéma. La gauche est aussi bourgeoise que la droite. La France est cependant une société de castes. Gauche et droite ne sont que des frères bourgeois qui s’engueulent (rires). Les immigrés, les pauvres ou les ouvriers ne sont pas leurs priorités. Ils n’ont donc pas à prendre parti dans ces disputes de grandes familles : qu’est-ce que ça peut leur faire ?
On croyait que tu avais quitté le rap game : pourquoi cette envie d’un retour ?
C’est une demande expresse du public qui se morfond du rap d’antan. Il suffit de tous les écouter dire que « c’était mieux avant ». Et puis il y a aussi toute une nouvelle école qui essaie de remettre au goût du jour le rap d’avant. La différence avec nous, c’est que nous essayions d’amener quelque chose de nouveau. Mais le niveau du rap a baissé ces dernières années. Il se situe en-dessous du zéro aujourd’hui. Comme tu le dis si bien, c’est devenu un game. Ce n’est plus une musique avec une histoire. On a fini par oublier les éléments et les fondateurs. Voilà pourquoi inconsciemment tout le monde est à la recherche de l’esprit perdu. Ce que je dis c’est vrai pour tous les activistes, que ce soit les premières bandes – avant moi – ou les plus jeunes. Mais contrairement aux autres, moi j’ai ouvert le rap à des gens qui n’étaient pas censés en écouter.
Que penses-tu de cette nouvelle vague de MC’s qui rappent comme les anciens ?
Comme ce groupe, que je trouve très intelligent, qui essaie de ressusciter l’esprit années 1990 ? Comment il s’appelle ce groupe ? C’est tout un collectif, ils sont nombreux dedans…
Oui, 1995 ! Ils sont très intelligents. Ce sont des jeunes qui ont compris que le rap avait perdu son âme et son essence et qui sont assez cultivés pour savoir où aller piocher. Les jeunes qui n’ont pas ce recul croient souvent, à tort, que le rap est une musique de sauvages. En plus, c’est une musique pratiquée majoritairement par des noirs : ils ne manquent plus que les lances pour les amalgamer à des zoulous (rires). Mais en réalité, c’est une musique qui était très en avance sur les autres. C’est, compte tenu de l’époque, l’égal du rock ou de la pop. Chaque musique a ses grands artistes et ses grands groupes. Mais aujourd’hui, le hip hop est devenu un game qui court après le fait divers. Ce mouvement a perdu toute son intelligence et tout ce qu’il pouvait apporter aux jeunes qui l’écoutaient. Il avait des codes et même une mode. Actuellement, ils sont repris par des bourgeois. Ce sont des éléments qui ont été pris et piochés un peu partout dans la société. Le hip hop a été brisé en mille morceaux et chacun a pris ce qu’il voulait. Maintenant certains font des casques, d’autres reprennent le langage…
Dès ton premier album, avec Classez-moi dans la varièt’ par exemple, tu es très critique vis-à-vis du rap game. Est-ce que le hip hop n’a pas toujours été trop réducteur pour toi ?
Les autres rappeurs ne sont pas assez intelligents, ils ne m’intéressent pas. Qu’est-ce que j’en ai à faire d’un mec qui me raconte ses années de prison et qui m’explique qu’il est très doué dans tel art martial ? Moi, je m’en fous. (rires) Ça n’intéresse personne d’ailleurs. Et pire encore, ça ne fait peur à personne. Les rappeurs ne sont pas des voyous. Des vrais voyous, tout le monde en connaît et ce n’est pas dans les studios qu’on les trouve. Un voyou c’est quoi ? Un Guadeloupéen, un Corse ou un Algérien. (rires) Plus sérieusement, les vrais durs sont dans la rue et pas dans le rap. Les rappeurs ne sont que des enfants qui rêvent de la vie d’Al Pacino dans Le Parrain. Va demander à MC Solaar ou à n’importe qui d’autre si les rappeurs sont des grands durs !
Tu as récemment dénoncé la misogynie de Booba et tu as dit qu’il était bidon. Pourtant, il n’y a pas si longtemps tu disais qu’il était intelligent. On s’y perd.
Les propos rapportés par les médias marchent de la même manière que les téléphones arabes. Tu dis un truc à une première personne et la dixième ressort totalement autre chose. Je maintiens que Booba est quelqu’un de très intelligent qui joue avec tous les codes. Il s’inspire parfaitement de ce qu’il a observé des plus anciens, sans en refaire les erreurs. Plus jeune, quand on m’a demandé de vendre des t-shirts, j’ai rigolé et refusé. J’ai répondu que j’étais là pour faire de la musique et pas de la vente. Pareil, quand on m’a demandé de jouer au dur et de jouer au voyou. À l’époque, je voulais m’en sortir. J’ai des amis qui se sont retrouvés en prison ou sont morts. J’ai souffert de cette vie de voyou et je voulais la laisser derrière moi. Et puis je pensais à ma famille qui pouvait me voir à la télévision. Mais le public ici a tendance à aimer le radical et veut voir en nous des gens violents. Au fond qui est le rebelle ? C’est celui qui joue de son image de noir pour servir la machine ? Ceux qui jouent aux durs, même quand ils le sont réellement, servent la machine, car c’est ce qu’elle attend de nous. C’est le rôle qu’on nous a assigné. Ce que pourrait faire de mieux Booba, ce serait de faire un album avec Rohff que je produirais : on serait riches comme les noirs américains (rires). Il pourrait aussi dire qu’il arrête la drogue et essayer de donner une bonne image aux jeunes. Mais non, il préfère se montrer de plus en plus fonce-dé et casser des gueules…
Les femmes ont toujours joué un rôle central dans ta musique : penses-tu que leur image s’est dégradée dans le rap ?
Diam’s avait son rôle à jouer mais elle a préféré la religion. Elle a fait ce qu’elle avait à faire et elle a emmené le rap féminin où elle le voulait. Mais à notre époque, nous parlions pour les femmes, en tant que rappeurs. Puis quand Diam’s est arrivée, ça a été son tour. Aux États-Unis, ils ont des Queen Latifah et des Lil Kim. Mais il n’y a pas que l’image de la femme qui est en danger dans le rap. C’est toute l’image du rap qu’il faut sauver. Regarde à quoi ressemble un rappeur ou un amateur de rap dans un film : ils sont vus comme des sauvages.
Pourtant sur Paris, le public rap s’est beaucoup démocratisé ces dernières années…
« Les vrais durs sont dans la rue et pas dans le rap. . Les rappeurs ne sont que des enfants qui rêvent de la vie d’Al Pacino dans Le Parrain. »
Espérons ! Mais d’après moi les bobos n’écoutent plus de rap, ils ont juste gardé les baskets. C’est fini, ils ont compris qu’il n’y avait rien à gratter de positif. Pourquoi écouter des chansons qui parlent de meurtre ? De même, les rappeurs qui décrivent leur quartier, ça n’a pas de sens, ça n’intéresse personne.
Il n’y a pas que dans le rap qu’on voit cela pourtant : un chanteur comme Renaud, avec Dans mon HLM par exemple, le fait aussi.
Exactement !
Et ton affection pour Renaud est bien connue.
Je dirais de l’affection mais aussi de la désaffection. J’ai fini par comprendre que c’était le genre d’artiste qui profite de la faiblesse des autres. Sauf que je l’ai compris trop tard. Ces artistes jouent aux simples mais ne le sont pas. Tu ne peux pas parler aux gens simples assis dans un salon à Saint-Germain. Après, ça existe aussi des milliardaires rouges… Beaucoup d’artistes sont faux, ils ne sont pas en accord avec leur discours.
Que des numéros 10 dans nos teams
IAM versus NTM. OM contre PSG. Il n’y a décidément pas plus belle époque que ces années 1990. Du temps où coups de coudes et tacles à hauteur de genoux venaient animer le fameux classico français, OM – PSG. Le rap français, lui aussi, s’est cherché une rivalité. Celle-là même qui enflammait déjà côte Est et Ouest des États-Unis. Les groupes IAM et NTM sont choisis pour disputer le match. L’arbitre se nomme Les Inrockuptibles. Match d’idéologie où tensions et joutes verbales se mêlent à l’inévitable question des couleurs footballistiques. Kool Shen attaque le premier : « Moi, je suis PSG. […] [Les Marseillais] vous avez ce côté parano vis-à-vis des Parisiens, mais il y a combien de supporters du PSG à Marseille ? Douze ? À Paris, il y a énormément de supporters de l’OM. » Réponse d’AKH, « Le PSG est une belle équipe, mais on ne peut pas supporter le kob de Boulogne et France Football. » Rien à faire, le Sud et le Nord ne passeront jamais leur vacances ensemble (enfin, à part lors de ce maudit chassé-croisé de fin juillet).
Quelques années plus tard, Nord et Sud de la France reparlent ballon rond. Le collectif IV My People signe la bande originale du très bon documentaire À la Clairefontaine qui suit le destin du fleuron de la formation française. Sur la Cannebière, ce sont les Psy 4 de la Rime qui rappent l’Ohème à l’occasion du projet OM All Stars (2004). La même année, Booba électrise le rectangle vert à coups de crochets et de football champagne. N°10 permet à Coach B2O d’expérimenter son nouveau schéma de rap uniquement basé sur le culte du meneur de jeu. Le football-rap romantique est né. Arrigo Sacchi, lui, ne peut qu’applaudir.
Mais c’est bel et bien Doc Gyneco qui écrasera la concurrence avec le célèbre Passement de jambes. Sur un beat monstrueux, le Doc accumule les clins d’œil au monde du foot tout en livrant une prestation microphonique remarquable. De Bebeto à Marc Landers, en passant par le célèbre jeu vidéo Kick Off, tout y passe. C’est ce qu’on appelle réussir son passement de jambes tout en flambant sur le beat.
Économiste et contributeur historique de la Revue du MAUSS, suivant la voie tracée par Georgescu-Roegen, Ellul, Illich, Castoriadis ou encore Polanyi, Serge Latouche est aujourd’hui l’un des principaux critiques de la notion de « croissance économique ». En opposition avec l’orthodoxie économique, comme tout anti-utilitariste, il étudie « l’après-développement » dans un cadre décroissant et rejette l’économisme en sciences sociales. Alors que l’intellectuel vient de publier un livre sur Jacques Ellul, nous nous sommes entretenus avec lui sur des thèmes actuels qui traversent toute son œuvre.
Les statistiques de croissance du PIB au 2e trimestre viennent d’être publiées [NDLR : l’interview a été réalisée le 20 septembre] et il semblerait que la zone euro retrouve le chemin de la croissance : qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est totalement bidon ! D’une part, savoir si la croissance est de +0,5% ou -0,5% n’a pas de sens : n’importe quelle personne qui a fait des statistiques et de l’économie sait que pour que cela soit significatif, il faut des chiffres plus grands. Ensuite, de quelle croissance s’agit-il ? Nous avons affaire à cette croissance que nous connaissons depuis les années 1970, à savoir une croissance tirée par la spéculation boursière et immobilière. Dans le même temps, le chômage continue de croître et la qualité de vie continue de se dégrader dangereusement. Il faut bien comprendre que la croissance est morte dans les années 1970 environ. Depuis, elle est comparable aux étoiles mortes qui sont à des années-lumière de nous et dont nous percevons encore la lumière. La croissance que notre société a connue durant les Trente Glorieuses a disparu et ne reviendra pas !
La récession était-elle l’occasion idéale pour jeter les bases d’une transition économique ?
Oui et non : le paradoxe de la récession est qu’elle offre les possibilités de remettre en question un système grippé, mais en même temps, le refus de l’oligarchie dominante de se remettre en cause – ou de se suicider – la pousse à maintenir la fiction d’une société de croissance sans croissance. Par conséquent, elle rend encore plus illisible le projet de la décroissance. Depuis le début de la crise, il y a un tel délire obsessionnel autour de la croissance que les projets alternatifs ne sont pas audibles auprès des politiques. Il faut donc chercher de manière plus souterraine.
La décroissance est souvent amalgamée à la récession. Pourtant, vous affirmez que celle-ci n’est qu’une décroissance dans une société de croissance et qu’une vraie décroissance doit se faire au sein d’une société qui s’est départie de l’imaginaire de la croissance. Pouvez-vous détailler ?
Le projet alternatif de la décroissance ne devait pas être confondu avec le phénomène concret de ce que les économistes appellent « croissance négative », formulation étrange de leur jargon pour désigner une situation critique dans laquelle nous assistons à un recul de l’indice fétiche des sociétés de croissance, à savoir le PIB. Il s’agit, en d’autres termes, d’une récession ou d’une dépression, voire du déclin ou de l’effondrement d’une économie moderne. Le projet d’une société de décroissance est radicalement différent du phénomène d’une croissance négative. La décroissance, comme symbole, renvoie à une sortie de la société de consommation. A l’extrême limite, nous pourrions opposer la décroissance « choisie » à la décroissance « subie ». La première est comparable à une cure d’austérité entreprise volontairement pour améliorer son bien-être, lorsque l’hyperconsommation en vient à nous menacer d’obésité. La seconde est la diète forcée pouvant mener à la mort par famine.
Nous savons, en effet, que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi, en raison du chômage, de l’accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres, des atteintes au pouvoir d’achat des plus démunis et de l’abandon des programmes sociaux, sanitaires, éducatifs, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. Nous pouvons imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! Mais cette régression sociale et civilisationnelle est précisément ce que nous commençons déjà à connaître.
Depuis la récession de 2009, l’écart entre la croissance du PIB et celle de la production industrielle s’est accentué dans les pays développés : sommes-nous entrés dans une nouvelle phase de la société technicienne ?
Oui et non là encore. Oui, dans la mesure où depuis de nombreuses années, on parle de « nouvelle économie », « d’économie immatérielle », « d’économie de nouvelles technologies » ou encore « d’économie numérique ». On nous a aussi parlé de « société de services ». Nous voyons bien que ce phénomène n’est pas nouveau et qu’il y avait déjà dans les sociétés industrielles un phénomène de désindustrialisation. Pourtant, ce n’était pas un changement dans le sens où l’industrialisation existe toujours. Mais elle est partie en Inde, en Chine ou dans les « BRICS ». Il y a eu une délocalisation du secteur secondaire, ce qui nous amène à réimporter, à un chômage très important et à cette croissance spéculative. Nos économies se sont spécialisées dans les services haut de gamme : les services financiers, les marques, les brevets, etc. La production est délocalisée tout en conservant la marque, ce qui est plus rentable. Mais nous assistons aussi à un développement par en bas des services dégradés ou à la personne et à une nouvelle forme de domesticité qui se développe avec cette désindustrialisation.
Est-ce que vous confirmeriez les prévisions de Jacques Ellul qui voyait la naissance d’une dichotomie entre d’un côté les « nations-capitalistes » du Nord et de l’autre les « nations-prolétaires » du Sud ?
Cela n’est pas nouveau, ni totalement exact ! Les nations occidentales se prolétarisent aussi. Avec la mondialisation, nous assistons surtout à une tiers-mondisation des pays du Nord et un embourgeoisement des pays du Sud. Il y a par exemple aujourd’hui 100 à 200 millions de Chinois qui appartiennent à la classe moyenne mondiale, voire riche.
Le 20 août dernier, nous avons épuisé les ressources de la Terre pour 2013 et nous vivons donc à « crédit » vis-à-vis de celle-ci jusqu’à la fin de l’année. Il faudrait donc réduire d’environ un tiers notre consommation en ressources naturelles si nous voulons préserver notre planète. N’a-t-on pas atteint le point de non-retour ? La décroissance se fera-t-elle aux dépens des pays en voie de développement ?
Déjà soyons clairs, la décroissance est avant tout un slogan qui s’oppose à la société d’abondance. Ensuite, il ne s’agit surtout pas de régler les problèmes des pays du Nord aux dépens de ceux du Tiers-Monde. Il faudra résoudre simultanément les problèmes et du Nord et ceux du Sud. Évidemment, ce que vous évoquez, et que l’on appelle l’over shoot day, n’est qu’une moyenne globale. La réduction de l’empreinte écologique pour un pays comme la France n’est pas de l’ordre de 30%, mais de 75%. Une fois explicité comme cela, les gens se disent que ça va être dramatique. Justement, ce n’est pas nécessaire : nos modes de vie sont basés sur un gaspillage fantastique de la consommation et encore plus de la production, donc des ressources naturelles. Il ne faudra donc pas forcément consommer moins, mais consommer mieux. Tout d’abord, la logique consumériste pousse à accélérer l’obsolescence des produits. Il ne s’agit donc pas forcément de consommer moins mais de produire moins en consommant mieux.
« L’idée n’est pas de décroître aux dépens des pays pauvres, qui eux doivent au contraire augmenter leur consommation et leur production, mais de changer cette logique de gaspillage forcenée et de fausse abondance. »
Au lieu de consommer une seule machine à laver dans notre vie, nous en consommons 10 ou 15, de même pour les réfrigérateurs et je ne parle même pas des ordinateurs ! Il faut donc un mode de production où les individus ne consomment qu’une seule voiture, une seule machine à laver, etc. Cela réduirait déjà énormément l’empreinte écologique. Nous savons aussi que la grande distribution entraîne un grand gaspillage alimentaire. Environ 40% de la nourriture va à la poubelle, soit à cause des dates de péremptions dans les magasins, soit chez les particuliers qui ont emmagasiné de la nourriture qui finit par périmer. L’idée n’est pas de décroître aux dépens des pays pauvres, qui eux doivent au contraire augmenter leur consommation et leur production, mais de changer cette logique de gaspillage forcenée et de fausse abondance.
Nicholas Georgescu-Roegen, affirmait : « Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies à venir. » La décroissance doit-elle être accompagnée d’un contrôle démographique pour être soutenable ?
Il est toujours délicat d’aborder la question démographique. Les prises de position sur le sujet sont toujours passionnelles car touchant à la fois aux croyances religieuses, au problème du droit à la vie, à l’optimisme de la modernité avec son culte de la science et du progrès, elles peuvent déraper très vite vers l’eugénisme, voire le racisme au nom d’un darwinisme rationalisé. La menace démographique, vraie ou imaginaire, peut donc être facilement instrumentalisée pour mettre en place des formes d’écototalitarisme. Il importe donc de cerner les différentes dimensions du problème et de peser les arguments en présence, avant de se prononcer sur la taille d’une humanité « soutenable ».
Si l’insuffisance des ressources naturelles et les limites de la capacité de régénération de la biosphère nous condamnent à remettre en question notre mode de vie, la solution paresseuse consisterait, en effet, à réduire le nombre des ayants droit afin de rétablir une situation soutenable. Cette solution convient assez bien aux grands de ce monde puisqu’elle ne porte pas atteinte aux rapports sociaux et aux logiques de fonctionnement du système. Pour résoudre le problème écologique, il suffirait d’ajuster la taille de l’humanité aux potentialités de la planète en faisant une règle de trois. Telle n’est évidemment pas la position des objecteurs de croissance, ce qui n’empêche qu’ils soient taxés de malthusianisme parfois par ceux-là mêmes qui condamnent les deux tiers de l’humanité à l’extermination.
Il est clair que si une croissance infinie est incompatible avec un monde fini, cela concerne aussi la croissance de la population. La planète, qui n’a que 55 milliards d’hectares, ne peut pas supporter un nombre d’habitants illimité. C’est la raison pour laquelle presque tous les auteurs de référence de la décroissance, ceux qui ont mis en évidence les limites de la croissance (Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen, Ivan Illich, René Dumont, entre autres) ont tiré le signal d’alarme de la surpopulation. Et pourtant, ce ne sont pas, pour la plupart, des défenseurs du système… Même pour Castoriadis, « la relation entre l’explosion démographique et les problèmes de l’environnement est manifeste ».
« Dans le projet de la décroissance, il ne s’agit pas de retrouver une ancienne société disparue mais d’inventer une nouvelle société de solidarité. »
Cela étant, ce que la décroissance remet en cause, c’est avant tout la logique de la croissance pour la croissance de la production matérielle. Même si la population était considérablement réduite, la croissance infinie des besoins entraînerait une empreinte écologique excessive. L’Italie en est un bon exemple. La population diminue, mais l’empreinte écologique, la production, la consommation, la destruction de la nature, des paysages, le mitage du territoire par la construction, la cimentification continuent de croître. On a pu calculer que si tout le monde vivait comme les Burkinabés, la planète pourrait supporter 23 milliards d’individus, tandis que si tout le monde vivait comme les Australiens, d’ores et déjà le monde serait surpeuplé et il faudrait éliminer les neuf dixièmes de la population. Il ne pourrait pas faire vivre plus de 500 millions de personnes. Qu’il y ait 10 millions d’habitants sur Terre ou 10 milliards, note Murray Bookchin, la dynamique du « marche ou crève » de l’économie de marché capitaliste ne manquerait pas de dévorer toute la biosphère. Pour l’instant, ce ne sont pas tant les hommes qui sont trop nombreux que les automobiles… Une fois retrouvé le sens des limites et de la mesure, la démographie est un problème qu’il convient d’affronter avec sérénité.
Si une croissance infinie est incompatible avec un monde fini, cela concerne aussi la croissance démographique. La population ne peut, elle non plus, croître indéfiniment. La réduction brutale du nombre des consommateurs ne changerait pas la nature du système, mais une société de décroissance ne peut pas évacuer la question du régime démographique soutenable.
Que faire pour changer de régime ? Combattre l’individualisme ?
Les gens accusent souvent les partisans de la décroissance d’être des passéistes. Pourtant, nous ne souhaitons pas un retour en arrière. Mais, comme le préconisaient Ivan Illich ou même Castoriadis, il s’agit d’inventer un futur où nous retenons certains aspects du passé qui ont été détruits par la modernité. Sur ce sujet, un grand sociologue français, Alain Touraine, vient de sortir un livre intituléLa Fin des sociétés. C’est vrai qu’avec la mondialisation, on assiste à la fin des sociétés.
À ce sujet, un ancien Premier ministre anglais, Margareth Thatcher, a dit : « Il n’existe pas de société, il n’existe que des individus ». C’est énorme de dire cela ! Donc, dans le projet de la décroissance, il ne s’agit pas de retrouver une ancienne société disparue, mais d’inventer une nouvelle société de solidarité. C’est-à-dire qu’il faut réinventer du lien social, parfois par la force des choses comme avec la fin du pétrole, sur la base d’une économie de proximité, avec une relocalisation de la totalité de la vie. Ce n’est pas un repli sur soi, mais une nouvelle redécouverte de la culture, de la vie, de la politique et de l’économie.
Justement, relocaliser les activités humaines serait une nécessité écologique. Mais la réindustrialisation potentielle qui en découlerait ne serait-elle pas une entrave à la décroissance ?
Non, parce qu’il ne s’agit pas de la réindustrialisation prônée par notre système. Madame Lagarde, quand elle était ministre de l’Économie, avait inventé le néologisme «rilance» : de la rigueur et de la relance. Pour nous, c’est exactement le contraire : nous ne voulons ni rigueur, ni relance, ni austérité. Évidemment qu’il faut sortir de la récession et récréer des emplois, non pas pour retrouver une croissance illimitée, mais pour satisfaire les besoins de la population. En fait, la réindustrialisation dans une optique de décroissance est plus artisanale qu’industrielle. Il faut se débarrasser des grosses entreprises au profit d’une économie composée de petites unités à dimensions humaines. Ces dernières peuvent être techniquement très avancées mais ne doivent en aucun cas être les monstres transnationaux que nous connaissons actuellement. Elles doivent être plus industrieuses qu’industrielles, plus entreprenantes qu’entrepreneuses et plus coopératives que capitalistes. C’est tout un projet à inventer.
L’État moderne se comporte toujours comme un soutien au productivisme, soit en favorisant l’offre pour les libéraux, soit en favorisant la demande pour les keynésiens. La décroissance a-t-elle besoin d’une disparition de l’État ?
Cela dépend de ce que nous mettons derrière le mot « État ». Même si l’objectif n’est pas de maintenir cet État-nation, bien sûr qu’une société de décroissance devra inventer ses propres institutions. Elles devront être plus proches du citoyen avec une coordination au niveau transnational. Celle-ci est vitale, car beaucoup de phénomènes environnementaux sont globaux : il est alors impossible d’imaginer un repli total. Il faudra donc inventer de nouvelles formes qui diffèrent de l’appareil bureaucratique moderne.
La décroissance implique aussi un changement de mode de vie. Comment faire pour lutter contre la société marchande sans se marginaliser ?
Effectivement, il faut les deux. Il y a d’ailleurs dans les objecteurs de croissance des gens très investis dans des coopératives alternatives comme des écovillages. De plus, il faut tenir les deux bouts de la chaîne : une société ne change pas du jour au lendemain. Il faut donc penser la transition sans attendre un changement global simultané. Les meilleurs exemples sont les villes en transition où l’on essaie de réorganiser l’endroit où l’on vit afin de faire face aux défis de demain comme la fin du pétrole. Ce qui m’intéresse surtout dans les villes en transition, c’est leur mot d’ordre : « résilience », qui consiste à résister aux agressions de notre société. Mais cela n’implique pas de revenir à l’âge de pierre, comme les Amish. Au contraire, cela implique une qualité de vie maximale sans détruire la planète.
« De toute manière, le projet ne se réalisera ni totalement ni globalement. La société de décroissance est un horizon de sens, mais pas un projet clé en main réalisable de façon technocratique. »
Changer de régime économique est-il possible pour un pays seul ? Une initiative isolée ?
Ça rappelle le vieux débat qui a opposé Staline à Trotsky pour savoir si le socialisme pouvait se faire dans un seul pays. Mais en réalité, la réponse n’est pas « oui » ou « non ». La question ne peut pas être posée de façon manichéenne, simplement parce que nous ne pouvons pas changer le monde du jour au lendemain et il faut bien commencer ! Donc, le commencement se fait petit à petit, au niveau local, en visant le global. La parole d’ordre des écologistes fut pendant longtemps : « Penser globalement, agir localement ». Ce n’est pas qu’il ne faille pas agir globalement, mais c’est plus compliqué. Donc le point de départ est local pour une visée plus large. De toute manière, le projet ne se réalisera ni totalement ni globalement. La société de décroissance est un horizon de sens, mais pas un projet clé en main réalisable de façon technocratique.
Je n’aime pas le terme « altermondialisme ». Il s’agit évidemment d’une démondialisation, qui n’est pas une suppression des rapports entre les pays. Mais qu’est-ce que la mondialisation que nous vivons ? Ce n’est pas la mondialisation des marchés mais la marchandisation du Monde. Ce processus a commencé au moins en 1492 quand les Amérindiens ont découvert Christophe Colomb (rires). Démondialiser veut surtout dire retrouver l’inscription territoriale de la vie face au déménagement plantaire que nous connaissons. Car la mondialisation est surtout un jeu de massacres ! C’est-à-dire que nous détruisons ce qui fonctionnait traditionnellement bien dans les différents pays pour les asservir aux marchés. Par exemple, l’agriculture était fleurissante en Chine mais le capitalisme occidental a déraciné la majorité des paysans qui sont devenus des min gong : des ouvriers qui s’entassent en périphérie des grandes villes, comme Pékin ou Shanghai. Mais, dans le même temps, ces ouvriers chinois détruisent nos emplois et notre industrie. Nous nous détruisons mutuellement. Il faut au contraire que nous nous reconstruisons les uns les autres. La solution est une relocalisation concertée par un dialogue interculturel et non pas par l’imposition de l’universalisme occidental.
Les nouvelles technologies, et plus globalement la technique et la science, peuvent-elles être employées contre l’oligarchie ou sont-elles intrinsèquement néfastes ?
« La solution est une relocalisation concertée par un dialogue interculturel et non pas par l’imposition de l’universalisme occidental. »
Ça c’est une très grande question, très difficile. Jacques Ellul avait énormément réfléchi dessus et n’avait jamais dit qu’elles étaient intrinsèquement mauvaises. Il pensait même que, dans certaines situations, elles pouvaient être utiles à la société d’avenir. Celle qui est, selon lui, intrinsèquement mauvaise, c’est la structure sociale dans laquelle la technique et la science sont produites et utilisées. Alors bien évidemment, il faut les détourner et c’est ce que certains font. Il y a une sorte de guérilla. Sur internet, par exemple, nous le voyons. Dans ma jeunesse, nous parlions de retourner les armes contre l’ennemi. Dans une société de décroissance, qui n’est plus une société dominée par la marchandisation et le capital, ces techniques fonctionneraient autrement. Il y a aussi plein de choses intéressantes créées par le génie humain qui ne sont pas utilisées, car elles ne correspondent pas à logique du système. Nous aurons besoin de ces derniers dans une société différente. Nous devons, en réalité, surtout concevoir un nouvel esprit. Notre système est dominé – d’un point de vue technico-scientifique – par un esprit prométhéen de maîtrise de la nature, que nous ne maîtrisons pourtant pas. Il faudra donc se réinsérer dans une vision plus harmonieuse des rapports entre l’Homme et la nature.
Jacques Ellul estimait que le travail était aliénant. Est-ce à dire que la décroissance doit passer par l’abolition du salariat ?
« Il faut réintroduire l’esprit du don – qui n’a pas totalement disparu – dans les rapports de clientèle et dans les marchandages. »
Il n’y a pas d’urgence à l’abolir. Dans l’immédiat, il faut surtout créer les postes de salariés nécessaires. Il faut surtout réduire l’emprise de la nécessité en développant notamment la gratuité. Je pense que l’idée d’un revenu universel, ou au moins d’un revenu minimal assurant la survie, n’est pas une mauvaise chose car il réduirait l’espace de la nécessité. Dans une société de décroissance, il faudra des échanges d’activités et d’œuvres qui auront remplacé le travail. Mais ce n’est évidemment plus l’échange marchand obsédé par le profit. Il faut réintroduire l’esprit du don – qui n’a pas totalement disparu – dans les rapports de clientèle et dans les marchandages. En Afrique, par exemple, il existe encore une sorte de métissage entre la logique marchande et celle du don. Ce qu’il faut surtout abolir, c’est le travail salarié en tant qu’abstraction inhumaine.
Sûrement pas ! Par contre, il doit y avoir l’abolition de certaines fonctions de la monnaie. Il faut par exemple en finir avec la monnaie qui engendre de la monnaie, car l’accumulation monétaire est très perverse. Mais la monnaie comme instrument de mesure et d’échange est une nécessité dans une société complexe. Je dirais même que c’est un acquis de la civilisation.
Des personnalités de gauche comme de droite se revendiquent aujourd’hui de la décroissance. Qu’en pensez-vous ?
Que la décroissance soit un projet politique de gauche constitue, pour la plupart des objecteurs de croissance, une évidence, même s’il en existe aussi une version de droite. Allons plus loin : il s’agit du seul projet politique capable de redonner sens à la gauche. Pourtant, ce message-là se heurte à une résistance très forte et récurrente. La décroissance constitue un projet politique de gauche parce qu’elle se fonde sur une critique radicale du libéralisme, renoue avec l’inspiration originelle du socialisme en dénonçant l’industrialisation et remet en cause le capitalisme conformément à la plus stricte orthodoxie marxiste.
Tout d’abord, la décroissance est bien évidemment une critique radicale du libéralisme, celui-ci entendu comme l’ensemble des valeurs qui sous-tendent la société de consommation. On le voit dans le projet politique de l’utopie concrète de la décroissance en huit R (Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Relocaliser, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler). Deux d’entre eux, réévaluer et redistribuer, actualisent tout particulièrement cette critique. Réévaluer, cela signifie, en effet, revoir les valeurs auxquelles nous croyons, sur lesquelles nous organisons notre vie, et changer celles qui conduisent au désastre. L’altruisme devrait prendre le pas sur l’égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, l’importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, le local sur le global, l’autonomie sur l’hétéronomie, le raisonnable sur le rationnel, le relationnel sur le matériel, etc. Surtout, il s’agit de remettre en cause le prométhéisme de la modernité tel qu’exprimé par Descartes (l’homme « comme maître et possesseur de la nature ») ou Bacon (asservir la nature). Il s’agit tout simplement d’un changement de paradigme. Redistribuer s’entend de la répartition des richesses et de l’accès au patrimoine naturel entre le Nord et le Sud comme à l’intérieur de chaque société. Le partage des richesses est la solution normale du problème social. C’est parce que le partage est la valeur éthique cardinale de la gauche que le mode de production capitaliste, fondé sur l’inégalité d’accès aux moyens de production et engendrant toujours plus d’inégalités de richesses, doit être aboli.
Dans un deuxième temps, la décroissance renoue avec l’inspiration première du socialisme, poursuivie chez des penseurs indépendants comme Elisée Reclus ou Paul Lafargue. La décroissance retrouve à travers ses inspirateurs, Jacques Ellul et Ivan Illich, les fortes critiques des précurseurs du socialisme contre l’industrialisation. Une relecture de ces penseurs comme William Morris, voire une réévaluation du luddisme, permettent de redonner sens à l’écologie politique telle qu’elle a été développée chez André Gorz ou Bernard Charbonneau. L’éloge de la qualité des produits, le refus de la laideur, une vision poétique et esthétique de la vie sont probablement une nécessité pour redonner sens au projet communiste.
Pour finir, la décroissance constitue une critique radicale de la société de consommation et du développement, la décroissance est une critique ipso facto du capitalisme. Paradoxalement, on pourrait même présenter la décroissance comme un projet radicalement marxiste, projet que le marxisme (et peut-être Marx lui-même) aurait trahi. La croissance n’est, en effet, que le nom « vulgaire » de ce que Marx a analysé comme accumulation illimitée de capital, source de toutes les impasses et injustices du capitalisme. Pour sortir de la crise qui est inextricablement écologique et sociale, il faut sortir de cette logique d’accumulation sans fin du capital et de la subordination de l’essentiel des décisions à la logique du profit. C’est la raison pour laquelle la gauche, sous peine de se renier, devrait se rallier sans réserve aux thèses de la décroissance.
Tout le monde se souvient de l’échec de la commission Stiglitz-Sen mise en place par l’ex-Président Sarkozy dans le but de trouver un indicateur de « bien-être » autre que le simple PIB. Le problème ne viendrait-il pas de l’obsession des mesures quantitatives ?
Il est certain que nous devons nous débarrasser de l’obsession des mesures quantitatives. Notre objectif n’est pas de mesurer le bonheur puisque cet objectif n’est par définition pas mesurable. Mais je ne crois pas que nous puissions parler d’échec de la commission Stiglitz-Sen, puisqu’elle a quand même proposé des indicateurs alternatifs pertinents. D’un autre côté, et malgré toutes les critiques qui peuvent lui être adressées, le PIB est tout à fait fonctionnel dans la logique de la société mondialisée de croissance. Il existe bien sûr d’autres indicateurs intéressants comme l’Happy Planet Index(HPI) mis au point par la fondation anglaise New Economics Foundation, mais ce dernier n’est pas fonctionnel dans notre système. Il est cependant intéressant comme indicateur critique du PIB. Pourquoi ? Parce que les États-Unis est en termes de PIB au 1er rang mondial, en termes de PIB par tête au 4ème rang et en termes de bonheur au 150ème rang ! La France se situe dans les mêmes ordres de grandeur. Tout cela signifie que si nous mesurons le bonheur par l’espérance de vie, l’empreinte écologique et le sentiment subjectif du bonheur — qui sont les trois critères du HPI —, les pays qui arrivent en tête sont le Vanuatu, le Honduras, le Venezuela et d’autres pays de ce type [ndlr : le trio de tête de 2012 est composé, dans l’ordre, du Costa Rica, du Vietnam et de la Colombie] . Malheureusement, il n’est pas fonctionnel dans notre système. Un autre indice de ce type qui pourrait être retenu, c’est l’empreinte écologique qui est elle-même synthétique. Le problème n’est pas de trouver l’indicateur miracle mais bel et bien de changer la société. Ces indices ne sont que des thermomètres et ce n’est pas en cassant le thermomètre que la température du malade change.
La rupture avec la croissance n’est-elle pas aussi une rupture avec l’économie comme science au profit d’autres disciplines comme la philosophie ou la sociologie ?
Oui, il s’agit bien d’une rupture avec l’économie. Mais celle-ci ne s’effectue pas seulement avec l’économie en tant que science mais aussi avec l’économie en tant que pratique. Il faut réenchâsser l’économique dans le social, au niveau théorique mais surtout au niveau pratique. Au niveau théorique d’abord parce que la « science économique » est une fausse science, et que la manière de vivre des Hommes appartient à l’éthique au sens aristotélicien du terme et donc à la philosophie ou à la sociologie. Sinon, pour paraphraser Lévi-Strauss, il n’existe qu’une seule science humaine : l’anthropologie. Au niveau pratique ensuite, en réintroduisant l’économique dans les pratiques de la vie et pas ne pas la laisser dans l’obsession du quantitatif avec la valorisation de l’argent, du profit ou du PIB.
Retour de la croissance en Europe ?
La majorité des analystes s’accordent – ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en tête – pour le dire : la zone euro semble sortie de la récession ! Même si elle masque des disparités, cette évolution favorable du taux de croissance du PIB est commune à tous les pays. Dans le même temps, le chômage amorce un léger repli. Pourtant est-ce suffisant pour se réjouir ?
Rien n’est moins certain. Si croissance il y a, elle devrait rester très faible. Elle resterait proche de 0% en France et de 1,5% en Allemagne. Ces niveaux sont sensiblement inférieurs aux croissances potentielles des deux pays (respectivement de l’ordre de 1,5% et 2%). Dans ces conditions, il semble impossible de voir le chômage réellement et durablement diminuer. La situation est encore plus compliquée dans les pays les plus en difficulté de la zone (Portugal, Grèce, Espagne, Italie, Irlande) où la récession laissera de lourdes séquelles. En Grèce et en Espagne, par exemple, où les taux de chômage dépassent les 25%, il faudra des décennies de solide croissance pour retrouver un niveau d’emploi « acceptable ». Car l’austérité, qui a permis à ces pays de corriger leurs déséquilibres extérieurs, a fait chuter le PIB grec d’un quart et a ramené les Espagnols à leur niveau de consommation de 1995.
Mais ces hypothèses sont des plus optimistes. Cette croissance reste conditionnée à l’environnement économique mondial. Or, un ralentissement chinois n’est toujours pas exclu et nous savons pertinemment que les pays émergents ne peuvent aujourd’hui plus jouer le rôle de moteur. Dans le même temps, la situation budgétaire américaine inquiète. Mais au-delà de tous ces facteurs à risque, les décideurs devront un jour réfléchir sur ce concept dont les promesses passées semblent s’être estompées.
Kévin Victoire
Sur le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales
Le M.A.U.S.S., ou Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, est une revue intellectuelle interdisciplinaire née en 1981 autour d’un noyau de savants francophones (Alain Caillé, Gérald Berthoud, Ahmet Insel, Serge Latouche, Paulette Taieb). L’histoire dit que c’est autour d’un déjeuner que Gérald Berthoud, anthropologue suisse, et Alain Caillé, sociologue français, eurent l’idée de commencer cette aventure. Discutant d’un colloque sur le don de plusieurs jours auquel ils avaient assisté (au Centre Thomas-More de l’Arbresle), ils se rendirent compte du cynisme plus ou moins assumé de tous les universitaires présents. En effet, nul ne semblait admettre la possibilité que le don eût une raison altruiste, désintéressée, pour origine. Creusez un peu, « déconstruisez » les motivations humaines et vous tomberez toujours, in fine, sur un fondement égoïste : telle semblait être la doxa des savants, dans des disciplines aussi diverses que l’économie, la sociologie ou la psychanalyse.
Pensez-vous, en pleine effervescence autour du concept d’homo œconomicus – entendre par là l’idée que l’homme serait par nature un individu asocial, rationnel, égoïste et calculateur – la critique se faisait bien silencieuse. La science économique, de velléités autarciques (« on s’occupe de l’économie et vous du reste »), tendait soudain à l’impérialisme disciplinaire. Sous l’impulsion d’universitaires, au premier rang desquels se trouvait l’économiste néo-classique Gary Becker, l’homo œconomicus passait du marché aux autres domaines de l’humanité (famille, amour, amitié…). Des sociologues comme Raymond Boudon (phare de l’individualisme méthodologique) ou Alain Touraine se servaient ainsi de ce postulat pour avancer leurs thèses et chercher à expliquer les comportements humains. Par ailleurs, et ce de manière surprenante, il en allait de même pour le sociologue Pierre Bourdieu : lecteur attentif de Gary Becker, ne parlait-il pas de faire une « économie générale de la pratique » ? D’après Caillé, la notion même de désintéressement n’était pour lui qu’un « masque, qu’une série d’apparences », et d’ailleurs, il reprochait aux économistes non pas de généraliser leur modèle, mais de ne pas le faire suffisamment.
C’est donc en prenant contact avec d’autres universitaires partageant le même constat que fut créée l’association de loi 1901, et celle-ci publia pour la première fois en 1982 le Bulletin du MAUSS, ancêtre de la revue du même nom. L’appellation tenait à un double mouvement : une critique de l’économisme ainsi qu’un hommage à la sociologie du don de Marcel Mauss, dont ils se voulaient les héritiers. Néanmoins, toujours d’après Caillé, leur notion de l’utilitarisme restait extrêmement vague, voire sommaire : il s’agissait surtout de s’opposer à la « mathématique des calculs et des peines » de Jeremy Bentham, et plus généralement à la représentation du monde qui ramène tout à la question « à quoi ça sert ? ». Au fil du temps, leur vision de l’utilitarisme s’est affinée, et le Bulletin s’est mis à comprendre que, loin d’être seulement l’idéologie de la bourgeoisie (telle que l’analysait la vulgate marxiste), l’utilitarisme était une représentation du monde qui existait déjà durant l’Antiquité et qui s’est radicalisée sous la modernité. L’invasion de toutes les sphères humaines par l’économie, auparavant « encastrée » dans une culture, en serait ainsi l’apothéose.
Le Bulletin du MAUSS, au départ édité avec des moyens modestes a grandi avec le temps. Servant surtout de bulletin de liaison extra-universitaire entre les chercheurs qui y participaient, peu reproduit, il devint après plusieurs années la grande revue interdisciplinaire que l’on connaît aujourd’hui. Il est alors repris par les éditions La Découverte, et est renommé pour l’occasion Revue du MAUSS trimestrielle (1989-1992), puis Revue du MAUSS semestrielle (1993-). On est loin du maigre bulletin quasi-potache d’une bande d’universitaires atypiques : elle trône désormais aux côtés des plus grandes revues de sciences humaines, et touche à de nombreuses thématiques, du Care à la prison en passant par les socialismes oubliés. Jacques Généreux, Jean-Claude Michéa, Cornelius Castoriadis, Jean-Pierre Le Goff, Jacques Sapir, Jean-Louis Prat, autant de noms qui y seront passés à un moment ou à un autre. La troupe est devenue Internationale, leur bébé adulte, et ce dernier demeure l’un des plus précieux outils de compréhension du monde à disposition des adversaires du capitalisme, ce « fait social total » comme aurait dit leur maître.
Philosophe et historien socialiste, rédacteur en chef et co-fondateur de la revue Le Débat, Marcel Gauchet nourrit le débat public depuis un bon nombre d’années. Vrai théoricien de la notion de « fracture sociale » qui a paradoxalement permis l’élection de Jacques Chirac en 1995 et qui continue d’alimenter encore les discussions aujourd’hui, s’intéressant à divers sujets comme la re-conceptualisation de la démocratie, la religion ou l’éducation, Gauchet est un anti-marxiste qui place la lutte des classes au centre de ses analyses ce qui fait de lui un intellectuel inclassable.
Peut-on parler d’une nouvelle ligne de rupture entre mondialisme et anti-mondialisme qui viendrait s’ajouter au clivage politique entre la gauche et la droite ?
Je ne crois pas que le clivage droite/gauche soit dépassé. Ce qui est vrai, c’est qu’il est relativisé. Il l’est d’abord par le pluralisme démocratique. La gauche ne rêve plus de faire disparaître la droite et la droite n’imagine plus un monde sans gauche. À partir du moment où on sait que l’adversaire sera toujours là, on cesse de donner un sens absolu à l’opposition. Et on s’aperçoit qu’il y a des contradictions fortes dans chacun des camps, qui étaient plus ou moins cachées par l’intensité de l’affrontement. Par exemple, il y a des gens hostiles à la mondialisation et des gens qui lui sont favorables à droite et la même chose à gauche, pour des motifs différents. C’est pourquoi je ne crois pas du tout que ce soit le nouveau clivage déterminant. Il traverse les deux camps.
L’époque actuelle vit-elle une crise de la démocratie ou l’aboutissement de sa logique ?
Les deux sont vrais en même temps. Nous avons affaire à un aboutissement de la démocratie, ou en tout cas à un approfondissement, qui a pour effet de mettre la démocratie en crise. Ce qui veut dire que nous ne sommes pas au bout de l’histoire. Aboutissement est à prendre avec prudence. C’est la raison pour laquelle je parle d’une crise de croissance. Cette crise est spécifiquement une crise d’impuissance : nos régimes n’arrivent plus à produire un pouvoir démocratique efficace, capable de peser sur le cours des choses.
Dès lors, ne pourrait-on pas penser à une redéfinition de la démocratie ?
« Cette crise est spécifiquement une crise d’impuissance : nos régimes n’arrivent plus à produire un pouvoir démocratique efficace, capable de peser sur le cours des choses. »
La notion de démocratie est en train de se redéfinir. Il faut distinguer là-dessus entre la définition institutionnelle, celle des juristes, qui n’a pas de raison de varier beaucoup – l’État de droit, la garantie des libertés individuelles et publiques – et la compréhension théorique du déploiement historique de la société démocratique moderne. C’est une affaire autrement compliquée, qui change au fur et à mesure que ce parcours avance. Il a sacrément bougé depuis trente ans !
Sans pinailler sur les mots, je ne crois pas qu’on puisse parler de « forme politique » à propos de la social-démocratie. C’est un projet politique à l’intérieur de la démocratie, comme le néolibéralisme en est un. Ce projet est en difficulté pour une bonne raison qui est qu’il s’est largement réalisé, en Europe. Il ne fait plus rêver : il est en grande partie ce que nous vivons. En revanche, on voit les défauts et les inconvénients qui n’avaient pas été anticipés. Et les rendements deviennent décroissants pour ce qui reste à mettre en place.
Pour parler en idéaliste, est-ce le rôle des politiques que de dire le Juste ?
Le but de la politique, c’est la paix, le fonctionnement de la collectivité sans violence entre ses membres, et si possible avec les membres des sociétés voisines. Comment avoir la paix collective dans l’injustice ? La recherche de la paix passe nécessairement par la recherche d’une plus grande justice. C’est de cela que nous débattons sans arrêt en démocratie, à un petit niveau ou à un grand niveau. « Travailler plus pour gagner plus », est-ce juste ? Est-il juste que les allocations familiales soient versées aux parents riches comme aux parents pauvres ? Quel est le système de retraite le plus juste ? Cela ne fait pas LE Juste en général, mais des foules de petites justices dont la politique est faite pour discuter et juger.
Vous déclarez que nous sommes de plus en plus libres, à l’échelle individuelle, mais de moins en moins maîtres de notre destin collectif. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
« La recherche de la paix passe nécessairement par la recherche d’une plus grande justice. »
Ce paradoxe contient les éléments du problème démocratique évoqué plus tôt. Nous avons les bases, les libertés individuelles, nous avons l’idée, mais nous ne parvenons plus à en faire quelque chose, à produire à partir de là une intelligence collective de notre situation et une capacité d’action à la hauteur des défis qui sont devant nous. Il faut évidemment se demander s’il n’y a pas un rapport entre les deux et si la façon dont nous comprenons notre liberté à chacun (qui est un progrès incontestable) n’a pas un rapport avec cette impuissance de tous. Il existe à mon avis. C’est là-dessus que doit porter le travail pour la suite.
On entend souvent dire que l’on vit à l’ère de l’individualisme, or certains comme le sociologue Michel Maffesoli parlent plutôt d’ère des tribus ou des communautés. Castoriadis quant à lui parlait d’ « onanisme consommationniste de masse ». Pensez-vous que nous vivons une époque où l’individu est roi ?
Pas de vaines querelles de mots ! L’individualisme est ce qui explique les tribus et les communautés dont parle Maffesoli, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’ont été les tribus et les communautés des sociétés anciennes (allez en Libye ou au Yémen si vous voulez voir des vraies tribus en état de marche : elles n’ont rien de nos tribus post-modernes). L’individualisme, ce n’est pas l’isolement, le chacun chez soi, c’est un mode de rapport de droit entre l’individuel et le collectif.
En tant qu’individu, vous avez le droit de choisir votre communauté et d’en sortir quand vous voulez. Or la communauté c’était justement ce qu’on ne choisit pas, mais qui choisit pour vous ! Ce que dit Castoriadis n’est pas faux, mais n’est qu’une description du comportement éventuel de certains individus.
Il y a en effet beaucoup de consommateurs onanistes, mais ça ne dit rien de l’individualisme en tant que phénomène fondamental. Il ne faut surtout pas parler d’un individu-roi, c’est une expression qui trompe. Il y a un individu qui a des droits, des droits qui sont premiers et incontestables. Cela change tout par rapport aux sociétés antérieures, où c’était le collectif qui avait la priorité et qui vous donnait votre place.
Vous mettez en avant la « désintellectualisation de nos sociétés ». Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Depuis le début du XIXe siècle, la démocratisation de nos sociétés s’est accompagnée de la volonté de maîtriser intellectuellement leur devenir en associant le plus grand nombre à cette compréhension commune. C’est ce qui a porté l’effort scolaire, l’accès à l’information et la diffusion de la culture. Cet horizon s’est brouillé. L’expertise a supplanté la recherche de l’intelligibilité. L’important n’est plus de chercher à comprendre, mais de réparer les pannes et les dysfonctionnements.
L’implicite est qu’il est vain de chercher à comprendre, voire qu’il n’y a rien à comprendre, la seule chose qui compte est que ça marche. On s’en remet aux techniciens. L’intérêt pour l’intelligence du monde humain-social est en chute libre. La dé-démocratisation de nos sociétés, leur oligarchisation vont de pair avec cette indifférence croissante pour la réflexion de fond sur l’homme et la société, que j’appelle « désintellectualisation ». Le niveau monte, comme disent les socio-démagogues, la place des savoirs s’accroît dans le mécanisme collectif, mais du même mouvement, la place des idées diminue. Nous allons vers une société qui ne cherche plus à se penser.
La représentation vit aujourd’hui une crise. Peut-on dire alors que la représentation elle-même est à remettre en question, en tant que phénomène aristocratique ?
« Qu’est-ce qu’une démocratie qui ne fait pas sa place au peuple, à la représentation de toutes ses composantes et de tous ses problèmes ? »
En effet, il y a un élément aristocratique dans la représentation, encore qu’il faudrait s’entendre sur ce que veut dire exactement « aristocratie » ici. Mais il faut distinguer entre ce qu’elle est et ce à quoi elle sert. La représentation comme processus est ce qui nous permet de nous représenter notre communauté politique dans sa cohérence et la hiérarchie de ses problèmes.
C’est cela qui compte dans la représentation : sa fonction, plus que sa nature. Prenez en regard une expérience de démocratie directe, une assemblée de copropriétaires, pour prendre l’exemple le plus banal : on voit tout de suite que la difficulté est de faire naître cette image globale et organisée. C’est le plus souvent une démocratie aveugle, faute de construire une représentation de la communauté concernée. La démocratie représentative n’est pas qu’une question de principe, autrement dit, mais une question de performance.
Louis Dumont faisait remonter la notion d’individu telle qu’elle s’est développée sous la modernité (autocentré, égalitaire, non-holiste) au christianisme. Vous avez vous-même parlé du christianisme comme étant la religion de la sortie de la religion. Pourrait-on dire, en paraphrasant Chesterton, que le problème d’aujourd’hui est que nous vivons une époque dominée par des « idées chrétiennes devenues folles » ?
Je crois que la formule de Chesterton ne s’applique plus à notre époque. Les idées chrétiennes ne sont plus vraiment là, mais la modernité est en train de montrer qu’elle est capable de produire des idées à elle tout aussi susceptibles de devenir folles, de la maîtrise illimitée de la nature à la toute-puissance du désir individuel.
Quel est, d’après vous, le rôle des Droits de l’Homme dans le débat politique actuel ?
La dépolitisation du débat est le rôle qu’ils tendent à jouer le plus souvent : ils sont consensuels, leur violation provoque des réactions fortement émotionnelles. Du coup, ils ne laissent pas beaucoup de place à la discussion des moyens qui est le vrai débat politique. Mais leur fonction ne se limite pas à cela : ils ont aussi un rôle de définition d’une vision alternative à la politique. Il faudrait plutôt parler de surpolitisation à propos de cette volonté de faire une politique avec les droits de l’homme.
Le populisme, au sens caricatural ou conceptuel que vous mettrez derrière ce terme, est-il un danger ou une nécessité pour la démocratie ?
De nouveau, le raisonnement en noir et blanc est mauvais conseiller. Le populisme est l’un et l’autre, un danger et une nécessité pour la démocratie. Qu’est-ce qu’une démocratie qui ne fait pas sa place au peuple, à la représentation de toutes ses composantes et de tous ses problèmes ? En même temps, l’invocation du peuple sous un certain angle, comme s’il composait un bloc sans contradictions, comme s’il était infaillible, comme s’il était le siège de toute vertu est profondément destructeur de ce que doit être le pluralisme démocratique. Nous sommes condamnés à naviguer sans cesse entre les deux écueils. Le progrès de la démocratie est dans la conscience partagée de cette situation, qui devrait lui donner les moyens de se corriger en permanence.