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Richard Wilkinson : « Le changement climatique exige des sociétés plus égalitaires »

Entretien  publié initialement le 22 février 2019, sur Le Média presse

Richard Wilkinson est professeur émérite d’épidémiologie sociale à l’université de Nottingham. En 2009, il publie avec Kate Pickett The Spirit Level : Why mor equal societies almost always do better. Cet ouvrage important est traduit en français en 2013 aux Petits Matins, sous le titre Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Ils y démontraient, à l’aide d’une batterie d’indicateurs (espérance de vie, sécurité, etc.), que plus les sociétés étaient égalitaires, mieux elles s’en sortaient. Les plus pauvres ne sont pas les seuls à y gagner. Les riches profitent autant de l’égalité. Pour Richard Wilkinson et sa co-autrice, la raison à cela est que les inégalités provoquent de l’anxiété, les individus ayant peur du déclassement. Une théorie qu’ils approfondissent dans leur nouveau livre, Pour vivre heureux, vivons égaux !, publié aux Liens qui Libèrent. Nous avons rencontré le chercheur anglais afin d’en discuter.

Le Média : Pourquoi avoir publié ce livre près de dix ans après L’égalité est meilleure pour tous ?

Richard Wilkinson : Nous l’avons fait pour deux raisons. D’abord, nous voulions montrer que les gens étaient affectés dans leur être et dans leur vie personnelle par l’inégalité. Elle n’est pas extérieure à notre existence. Ensuite, nous voulions évoquer le processus causal qui est sous-jacent aux données qui étaient mises en valeur dans notre premier livre. Nous montrions que les pays plus inégaux étaient plus violents et étaient dans un état sanitaire plus mauvais. Beaucoup de ces problèmes étaient comportementaux : ils connaissent plus de violence, plus de gens y sont emprisonnés, les filles tombent enceintes plus jeunes, etc. Nous voulions montrer qu’il y avait aussi des effets psychologiques et mentaux.

Justement, selon vous, l’inégalité provoque à la fois une chute de la confiance en soi et du narcissisme. Comment expliquez ce double mécanisme ?

L’inégalité diffuse l’idée que certaines personnes valent plus que d’autres. Cela renforce l’importance de la classe sociale. Chacun est alors jugé par les autres à partir de son statut social, ce qui crée de l’anxiété. Car, non seulement nous jugeons les autres en fonction de leur statut, mais nous sommes inquiets de la manière dont les autres nous percevront. « Je voudrais que tu penses que je suis quelqu’un d’amusant, d’intéressant, de joyeux, etc. » Les individus doutent d’eux-mêmes, de leur propre valeur dans la société.

Et pour le narcissisme ?

Vous pouvez répondre de deux manières à l’inquiétude générée par la façon dont vous êtes considérés et jugés. Vous pouvez souffrir d’un manque de confiance en vous. Le contact social devient difficile, au point que certains se retirent de la vie en société. Ce mécanisme provoque des dépressions. Sinon, vous pouvez essayer d’entrer dans un processus d’amélioration de votre image. Une étude révèle que dans les pays inégalitaires, les gens se considèrent souvent au-dessus de la moyenne. Quand on demande aux Français s’ils se croient plus intelligents, plus attrayants ou meilleurs conducteurs que leurs concitoyens, ils répondent que oui. Ils font de l’autopromotion. Une partie de cela est provoquée par le narcissisme, mais également par le consumérisme. Comment nous montrons nous aux autres ? À travers les vêtements que nous portons, nos téléphones portables, nos voitures, etc. « Moi, je veux vous montrer que je suis quelqu’un qui a réussi ! »

En 1979, le sociologue américain Christopher Lasch publiait La culture du narcissisme. Il montrait justement que la société de consommation était une machine à fabriquer du narcissisme, mais aussi de l’anxiété. Prolongez-vous en quelque sorte sa réflexion ?

Je ne pense pas qu’il ait relié cela à l’inégalité, contrairement à nous. Des recherches montrent que dans tous les groupes de revenu, des plus riches aux plus pauvres, il y a des niveaux élevés d’anxiété liés au statut. Nous sommes de plus en plus inquiets et consommons de plus en plus, comme Lasch l’avait perçu. Mais, il n’avait pas compris le rôle de l’inégalité dans ce processus. Elle crée des relations sociales hiérarchisées entre les gens. Cela a un lien très fort avec notre sensibilité au statut social. L’inégalité est une question d’auto-évaluation de sa propre valeur.

N’est-ce pas une conséquence de notre régime libéral politique et économique ? Dans l’Ancien Régime, nous étions pauvres et nous l’acceptions, car nous savions que nous n’avions aucun moyen de nous élever. Aujourd’hui, le concept de méritocratie nous laisse croire qu’il suffirait d’aller à l’école pour améliorer notre condition. Le revers est que si vous n’y arrivez pas, ce qui est souvent le cas, vous êtes le seul responsable de votre propre échec…

Au début du livre, nous parlons de l’effet de la mobilité sociale, ainsi que de la dissolution des communautés locales. Si vous êtes dans une communauté stable, entourés de gens qui vous ont connu toute votre vie, vous doutez moins de votre statut. Dans notre société, beaucoup de problèmes sont liés à l’apparence. Enfin, il est évident qu’il y a de la politique dans l’inégalité. Le néolibéralisme a mené a plus d’inégalité.

L’égalité a échoué en URSS et dans les pays satellites. À l’inverse, le capitalisme survit tant bien que mal en créant énormément d’inégalité. Vous avez montré que l’égalité est souhaitable, mais est-elle possible dans nos sociétés complexes ?

J’aimerais croire que nos sociétés vont survivre. Mais elles vont faire face à de graves problèmes, avec le changement climatique. Sous les gouvernements communistes, l’égalité s’est accompagnée de dérives : État policier, manque de liberté de parole, etc. Nous voulons, au contraire, atteindre l’égalité en accroissant la démocratie, non pas en la limitant. Notre souhait est d’étendre la démocratie sur le lieu de travail. Notre objectif est de fonder une démocratie économique, qui repose sur la représentation des travailleurs aux conseils d’administrations des entreprises. Il faudrait aussi inciter aux créations de coopératives. Les sociétés directement dirigées par les travailleurs réussissent mieux que les autres : elles sont plus productives et il est plus agréable d’y être. Évidemment, la démocratie en entreprise ferait diminuer les écarts salariaux. Vous pouvez estimer que votre patron peut gagner deux, trois ou quatre fois plus que vous. Mais beaucoup de patrons gagnent deux cents ou trois cents fois plus que leurs employés, ce qui est anormal.

Dans votre livre, vous montrez que les premières sociétés étaient égalitaires, si bien qu’à l’inégalité apparaît finalement comme l’exception, d’un point de vue historique. Pensez-vous que la pression démographique et le progrès technique, qui poussent à la concentration du capital, ont rendu impossible l’égalité ? L’inégalité n’est-elle pas la conséquence de société trop grandes et trop complexes ?

Les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs n’étaient pas égalitaires parce qu’elles étaient à petites échelles. Chez les singes, il existe de petits groupes hiérarchisés, avec un mâle dominant. Les autres ont peur de lui et il monopolise l’accès aux femelles. Les sociétés humaines à petites échelles n’étaient pas du tout comme cela. Cependant, l’agriculture a créé de l’inégalité, particulièrement par la croissance des villes et l’imposition. C’est parce qu’elle est extrêmement individualiste. « Je récolte pour ma famille, pas pour la vôtre. » Mais avec le capitalisme moderne, nous produisons tous les uns pour les autres. Je dépends chaque jour de choses fabriquées en Chine, en France, au Japon, en Inde, etc. Le livre que j’ai écrit est lu dans beaucoup de pays. Nous sommes dans cette interdépendance mondiale. Toute la production l’est. La base individualiste des sociétés agricoles, dans lesquelles nous vivons toujours, est obsolète. Nous devons nous organiser de manière plus égalitaire. Dans notre système économique, les actionnaires contrôlent les entreprises. Dans le passé, ils connaissaient bien les sociétés qu’ils possédaient, car ils gardaient pendant des années les actions. Maintenant, elles sont vendues en quelques millisecondes par des ordinateurs.

La nature du travail a aussi changé. La valeur d’une entreprise ne se résume plus à ses machines et à ses bâtiments. Il s’agit de groupes d’individus qui mettent en commun leurs capacités et leurs compétences. La démocratie permet de mieux utiliser leurs expertises. Enfin, j’estime que l’interdépendance moderne et la nature coopérative du travail exigent une nouvelle forme d’organisation.

Selon vous, la mondialisation nous rend tous interdépendants. Mais ce phénomène ne consacre-t-il pas la concurrence généralisée des travailleurs ? La mondialisation n’est-elle pas le premier vecteur d’inégalité à l’échelle du globe depuis 40 ans ?

Non. Au XIXe siècle, les inégalités sont très fortes. Elles commencent à se réduire à partir des années 1930, jusqu’à la fin des années 1970. Puis, elles remontent. Cette baisse est due à l’organisation du monde ouvrier et à la peur du communisme. Celle-ci est bonne pour le capitalisme, puisqu’elle a permis de développer l’État-providence. L’affaiblissement des syndicats a provoqué la privatisation des services publics. Cela a provoqué des inégalités. Il en est de même avec la baisse des impôts pour les tranches les plus élevées. Cette évolution a été commune à tous les pays riches et inégalitaires.

Les États sont aujourd’hui conquis aux multinationales et au capitalisme. Le communisme ne joue plus le rôle d’épouvantail. Votre livre montre que les syndicats ont joué un rôle important dans la baisse des inégalités. Mais aujourd’hui, ils sont trop affaiblis. Quels leviers restent-ils aux citoyens pour conquérir l’égalité ?

Il y a déjà un mouvement croissant de colère contre les très hauts salaires, depuis la crise financière de 2008 et le mouvement Occupy. Je crois qu’il devient de plus en plus clair, que si nous voulons enrayer le changement climatique, nous devons réduire les inégalités. Les Gilets jaunes montrent ce qui se passe, lorsque nous introduisons des mesures environnementales, sans plus d’égalité. La population n’est plus d’accord. Le changement climatique exige des sociétés plus égalitaires.

Légende : Richard Wilkinson, avec Kate Pickett

Crédits : Les Liens qui libèrent