Entretien initialement publié le 30 janvier 2019 sur Le Média presse
Nicolas Framont est sociologue, auteur notamment de Les Candidats du système (Bord de l’eau, 2017), co-rédacteur en chef de la revue Frustration et membre de la France insoumise. Il revient avec nous sur le mouvement des Gilets jaunes, quelques jours avant l’Acte XII.
Le Média : Comment qualifier la sociologie des Gilets jaunes ? S’agit-il de la « France d’en bas » ?
Nicolas Framont : Le mouvement des Gilets jaunes est déjà difficile à mesurer quantitativement – une même manifestation parisienne se découpant souvent en plusieurs cortèges autonomes, les comptages sont souvent aléatoires – mais alors sociologiquement, c’est encore plus difficile. D’autant que nous avons à faire à un mouvement que l’on peut découper en strate d’engagement, des porte-paroles identifiées qui doivent désormais consacrer leur quotidien à la cause aux citoyens qui marquent leur solidarité en posant le gilet jaune sur leur tableau de bord, en passant pour les habitants d’un quartier qui se relaient – parfois jours et nuits – sur un rond-point !
On sait en tout cas ce que n’est pas la sociologie des Gilets jaunes : les cadres et professions intellectuelles supérieures sont la catégorie sociale la moins solidaire du mouvement et qui se définit le moins comme tel, selon les enquêtes – nécessairement imparfaites – publiées sur le sujet. Une tendance confirmée par la composition très nette de la première manifestation des « Foulards rouges » à Paris le 27 janvier : des retraités aisés semblaient surreprésentés, avec des slogans et des symboles clairement identifiables à la partie politisée et bourgeoise de la population française : le drapeau européen, la référence répulsive aux « populismes », l’appel à « réformer », etc.
J’ai le sentiment que c’est le premier mouvement social très clivant socialement que nous connaissons depuis des décennies. On sait bien que même Mai 68, d’abord un mouvement ouvrier massif, était aussi celui des étudiants aisés du quartier latin. Depuis le début des années 2000, les mouvements sociaux à répétition ont comporté une frange de gauche diplômée et bourgeoise. Le Parti socialiste, monopolisé par des bourgeois mais se proclamant au service des classes populaires, a longtemps permis cette « mixité sociale » des clivages politiques en France. C’est pourquoi nombre de sociologues racontaient que la lutte des classes était enterrée et que les distinctions politiques seraient affaires de « valeurs », d’identité individuelle et non plus de position sociale. Comme souvent, les chercheurs ont décrit ce qu’ils voulaient voir plutôt que ce qu’ils voyaient réellement : un pays où le niveau montant d’inégalité rendait un retour de conflictualité de classe sur le plan politique inévitable. Dès 2013, je travaillais sur une enquête dont l’un des résultats majeurs était la montée d’un sentiment d’appartenance aux classes populaires et à l’idée que la société française était caractérisée par le conflit de classe. À l’époque, ce résultat a été traité comme une anomalie statistique ! Il décrivait pourtant un phénomène qui allait nous éclater au visage quelques années plus tard…
Je ne crois pas que ce soit les Gilets jaunes qui aient rallumé la mèche de la lutte des classes. Ce moment de franche affirmation d’un antagonisme social a eu lieu pendant l’élection présidentielle de 2017 : alors que les précédents candidats victorieux jouaient la confusion des genres et des classes – Sarkozy le grand bourgeois bling-bling mais au parler populaire, Hollande qui « n’aime pas les riches » tout en renonçant à toute fiscalité offensive … – Macron s’est adressé aux classes supérieures, en assumant (presque) sa position sociale, en proposant sans fard une vision néolibérale de la vie en société. Hymne européen lors de sa victoire (quoi de plus clivant socialement que l’attachement à « la belle idée européenne » ?), mépris de classe assumé, et surtout politique uniquement destinée aux classes supérieures : le patronat choyé par les ordonnances réformant le code du travail de septembre 2017, les riches particuliers comblés par la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, les financiers par l’adoption de la « flat tax »… « ni droite ni gauche : pour les bourgeois », aurait pu être son slogan. C’est donc bien la « France d’en haut » qui a ouvert les hostilités, et une absence de réponse populaire – celle que nous connaissons maintenant – aurait représenté une capitulation collective.
Est-ce que face à cette France de l’oligarchie agressive c’est une « France d’en bas » qui se mobilise ? Cette expression, reprise par de nombreux politiques au début des années 2000, remonte vraisemblablement à Balzac qui, dans son roman les Illusions perdues désignait ainsi les habitants de la « ville basse », ouvrière et populaire par contraste avec ceux de la « ville haute », bourgeoise et prospère, en prenant pour modèle la topographie bien marquée d’Angoulême.
Pour ma part j’ai tendance à considérer que cette expression s’ajoute à la longue liste des termes visant à euphémiser la violence des clivages sociaux dans un pays capitaliste où la frange supérieure se radicalise et monopolise de plus en plus de richesses et de pouvoir. De plus, c’est une expression ambiguë, qui peut sous-entendre une certaine infériorité intrinsèque du « bas » peuple en opposition à la « hauteur » de ses « élites ». Or, quand on sait que le fait d’être riche et puissant n’a absolument rien à voir avec une quelconque grandeur d’âme ou supériorité intellectuelle naturelle – notre système éducatif élitiste et les nombreuses études sur ses mécanismes montrant bien que la bourgeoisie se reproduit avec une rigueur mathématique et que le talent n’a rien à faire là-dedans – on ne voit pas bien en quoi ce sous-entendu serait pertinent.
Le mouvement des Gilets jaunes doit nous pousser à appeler un chat un chat : en France comme dans la plupart des pays du monde, il existe des classes populaires, caractérisées par le salariat et subissant une compression de leur revenu et une dépossession des moyens d’expression politique et médiatique. Et ce processus est orchestré plus ou moins consciemment par une classe bourgeoise, laquelle est caractérisée par la possession de patrimoine, la maîtrise de notre économie et la monopolisation de la représentation politique et des canaux médiatiques.
Beaucoup parlent de « France périphérique » pour qualifier les Gilets jaunes. Qu’en pensez-vous ?
Ce concept, popularisé par le géographe Christophe Guilluy, a eu le grand mérite d’éclairer la réalité du séparatisme social des plus riches : après des décennies de gentrification des centres-villes, une même classe sociale a réussi à en faire leur monopole. Cela a sans doute des effets sur la perception que les plus aisés ont du reste de la population.
Cependant, l’idée d’une France périphérique qui se distinguerait d’une part des centres-villes bourgeois et d’autre part des « banlieues » peuplées de Français « issus de l’immigration » est quand même assez éloignée des faits. D’abord, les centres-villes restent des lieux mixtes socialement, d’ailleurs très inégalitaires. Même Paris intramuros présente des variations de revenus énormes. Ensuite les banlieues sont globalement des espaces beaucoup plus hétérogènes que dans la représentation médiatique que les autres s’en font. Enfin, les petites villes et les zones périurbaines ne sont pas des espaces uniquement populaires et « blancs ». Pour le sociologue Eric Charmes, qui a enquêté sur le sujet, ce n’est pas un espace de relégation sociale.
La spatialisation des clivages sociaux a certainement un intérêt politique : quand des Gilets jaunes parlent des ministres qui, vivant dans les beaux quartiers parisiens, sont déconnectés de la vie réelle des gens comme eux, ils illustrent assez simplement ce qu’ils dénoncent. Et c’est vrai que la localisation d’institutions comme l’Assemblée Nationale, dans le très riche 7e arrondissement de Paris, ou le lieu de résidence du président de la République, dans la très chic ville du Touquet, joue un rôle dans la perception que nos représentants ont du reste de la population. Dans leurs travaux sur la bourgeoisie, les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ont bien montré ce que vivre dans de « beaux » et monumentaux quartiers faisait à la mentalité des jeunes bourgeois : un sentiment d’importance, de grandeur historique, de légitimité à être ce qu’on est.
Est-ce que les zones commerciales de la France périphérique produisent l’effet inverse sur les citoyens de classes populaires ? Est-ce que les banlieues pavillonnaires aux maisons identiques font se sentir bien peu de chose ? Difficile à affirmer. Je crois que l’espace joue un rôle très important dans la formation de l’identité bourgeoise, mais parmi un grand nombre de paramètres (la façon de se tenir, l’éducation suivie, les pratiques culturelles jouent aussi un grand rôle). Autrement dit, pour les bourgeois comme pour les autres, le lieu où l’on vit est un paramètre parmi d’autres de notre identité sociale. Mais je crois que c’est important d’affirmer que ce qui joue d’abord un rôle crucial dans notre place dans une société clivée ce n’est pas donc tant notre lieu de vie que la position sociale qui a fait que nous y vivons.
Après, il est certain que l’éloignement de son travail et l’usage quotidien de la voiture, qui concerne tout particulièrement les périurbains, a joué un rôle dans le déclenchement de ce mouvement, lié à la hausse de la fiscalité du carburant. Mais ça ne définit pas les raisons profondes du mouvement. Je crois que s’il n’y avait pas eu d’augmentation de la taxe sur le diesel, autre chose aurait mis le feu aux poudres. Et les flammes de la contestation auraient pris ailleurs.
Les Gilets jaunes font preuve d’une vraie défiance à l’égard des médias. Pourquoi ?
J’ai du mal à répondre à cette question, parce que quand j’allume la télé sur C dans l’air, je suis moi-même pris d’une très grande rage, tant ce qu’on y raconte est biaisé, brouillon et à mille lieues éloigné de ce que je vois autour de moi. Quand je zappe sur BFM TV, j’écoute des « experts » et une simple recherche Google me permet de constater que « l’expert économie » travaille aussi pour un think tank libéral, que tel « chroniqueur politique » était aux jeunesses UMP, que tel « expert nutrition » intervient régulièrement pour le lobby de l’agroalimentaire. Quand j’entends un éditorialiste, de type Christophe Barbier ou Nathalie Saint-Cricq, je me demande de quel droit ces gens peuvent assener de telles opinions politiques en les faisant passer pour des vérités générales. Autant dire que j’ai plutôt du mal à expliquer la difficulté qu’ont certain à comprendre cette défiance.
Mais puisque ce n’est pas évident pour tout le monde, je peux proposer quelques pistes, et conseiller la lecture des chroniques de Samuel Gontier sur le site de Telerama, les analyses d’Arrêt sur Images et celles d’Acrimed.
D’abord, toute personne qui participe à un mouvement social sait ce que « traitement objectif de l’information » veut dire. Selon les opinions politiques des journalistes traitant votre mouvement, vous pouvez vous retrouver avec un article positif, encourageant et bienveillant, ou des données biaisées, une focale sur les échecs au détriment des réussites, sur la violence au détriment du pacifisme… Puisque l’analyse d’un mouvement social est un domaine qui se prête particulièrement bien à la spéculation (car il est difficile de comprendre les intentions d’une foule, de compter le nombre d’individus qui la compose, d’évaluer l’échec ou la réussite d’une mobilisation en particulier si des objectifs n’ont pas été clairement définis…), on peut se retrouver avec une succession d’articles qui, de semaine en semaine, annoncent chaque samedi une « mobilisation en baisse » et un « mouvement qui s’essouffle », et ce, alors même que les effectifs fluctuent et remontent… La plupart des chaînes d’infos en continu nous on servit cette « analyse » depuis début décembre, et voilà où nous en sommes… Forcément la confiance dans les médias en prend un coup !
Quand on a affaire de près à des plateaux de télévision, comme l’ont fait nombre de Gilets jaunes, et que l’on voit les choses de l’intérieur, le sérieux et l’objectivité médiatique – symbolisés par l’uniformité des visages maquillés et la blancheur du mobilier – pâtissent de la réalité vécue. Pour ma part, du haut de ma petite expérience des plateaux de chaînes nationales, j’ai pu constater comment un écharpage politique entre éditorialistes et pseudos-experts aussi acharnés que n’importe quels idéologues – on le voit pendant les coupures pubs et dans les loges, quand ils se racontent leurs vacances et qu’ils crachent entre amis sur Mélenchon et les cheminots – est travesti en « discussion sur l’Actualité entre Experts Informés ». J’ai moi-même pu bénéficier de cette comédie bien huilée : bien des journalistes sont contents de pouvoir me présenter comme « Sociologue » plutôt que de préciser que je suis membre de la France insoumise. Lorsque j’ai commencé à travailler pour son groupe parlementaire, et que le conflit d’intérêt devenait donc patent, certains journalistes m’appelant pour parler abstention ou « crise de la représentation politique » balayait cette utile précision d’un revers de main… S’ils le font pour moi, pour combien d’autres « experts » et « sociologues » le font-ils ?
Alors évidement, tout cela tient à des conditions de travail, à une urgence perpétuelle et à cette obsession de trouver quelqu’un pour « commenter l’actu » ou de « décrypter un événement » (alors qu’il s’agit le plus souvent de donner son opinion plus ou moins bien informée). On sait bien que les millionnaires qui possèdent une partie de nos médias ne sont pas obsédés par la rigueur scientifique et la profondeur des analyses, car vite il faut conclure avant la coupure pub ! Mais les médias de service public, qui ne sont pas soumis à ces logiques, sont-ils pour autant épargnés par la défiance populaire ?
Pas vraiment, car comme les médias privés, ils sont associés – à juste titre – à un système médiatique, qui passe par une série de réflexes professionnels (parler d’analyse plutôt que d’opinion par exemple, surjouer l’objectivité, suivre « le fil de l’actu » comme si votre vie en dépendait…) et par des prismes idéologiques relativement homogènes. Évidemment, les représentants de la profession auraient beau jeu de me répondre « Pas du tout, si vous voulez une analyse de gauche, achetez Libé, si vous voulez un prisme de droite, lisez le Figaro, c’est le plu-ra-lisme », mais qui croit encore en ces fariboles ? Les clivages politiques présents dans la presse papier (à quelques exceptions près) sont les clivages politiques existant dans la bourgeoisie, entre, disons, les bourgeois culturels et les bourgeois bling-bling. Les bourgeois du XIe arrondissement de Paris et ceux de Neuilly. Des bourgeois qui n’aiment pas les mêmes pièces de théâtres mais qui s’entendent sur l’impératif de la construction européenne, les bienfaits globaux du libre-échange, l’importance vitale de la « démocratie représentative » et le danger des « populismes ». Bref, Libé et le Figaro, pour les Français populaires, c’est blanc bonnet et bonnet blanc.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il existe de nombreuses analyses très crédibles pour expliquer cela. Je donnerai pour ma part une hypothèse, qui me semble trop rarement émise. Exercer le journalisme, apparaître sur un plateau télé pour « décrypter l’info » est devenu un privilège de classe. Selon le dernier »baromètre de la diversité » du CSA, les cadres et professions intellectuelles supérieures composent 60% des personnes qui apparaissent à la télévision. Dans les fictions comme dans les programmes d’information, ils apparaissent donc 6 fois plus qu’ils ne sont numériquement dans la population française. Sans surprise, les ouvriers sont sous-représentés. Dans les écoles de journalisme, les enfants de classes supérieures sont aussi largement sur-représentés. Dans une enquête pour Frustration, je prenais un exemple connu de tous pour illustrer cette surreprésentation bourgeoise à la télévision qui mène à une surexposition du point de vue bourgeois sur les choses : la météo des neiges. De décembre à mars, presque toutes les chaînes diffusent un bulletin météorologique et d’enneigement des stations de ski françaises, comme si cette info intéresserait tout le monde. Or, deux tiers des Français ne partent pas du tout en vacances l’hiver et seulement 8 % d’entre eux vont skier au moins une fois tous les deux ans. Et la moitié des effectifs de ces vacances sont cadres ou professions intellectuelles supérieures. À qui sert donc la météo des neiges ? Il n’y a donc pas besoin d’écouter Ruth Elkrief pour voir que le point de vue bourgeois s’impose sur nos écrans.
Est-il possible de qualifier politiquement ce mouvement ?
Je crois que les mouvements sociaux liés à la lutte des classes sont peu qualifiables politiquement. Ce ne sont pas des partis politiques, ils ne sont pas entièrement cohérents (ou ne feignent pas de l’être). C’est évidemment ce que leur reprochent les tenants de l’ordre établi, qui aimeraient que le mouvement entre dans le moule de la démocratie représentative (ou oligarchie élective) et tranche sur tout un tas de questions en « jouant le jeu ». C’est aussi ce qui rebute nombre de gens « politisés » qui ne savent pas bien où situer ce mouvement et donc mesurer sa respectabilité.
Or, je crois (comme beaucoup) que le mouvement des Gilets jaunes renoue avec une conception matérialiste de la politique, qui tranche avec l’idéalisme républicain. La politique était tellement devenue le propre des classes moyennes et supérieures, ces dernières décennies, qu’elle a été définie presque comme des idéaux détachés de sa condition et de son quotidien. Avec quelque part l’idée qu’on s’engage politiquement « pour les autres », un peu comme l’action humanitaire. D’où la confusion des esprits quant à des qualificatifs politiques qui perdaient tout leur sens à force d’être déconnectés d’enjeux matériels. En ce moment, un certain nombre de bourgeois politisés veulent « unir la gauche ». Mais lequel est capable de dire ce qu’ils entendent par là ? Ce n’est plus politique, c’est familial, clanique, traditionnel…
On voit bien que l’engagement politique d’un gilet jaune qui part bloquer le rond-point près de chez lui n’a absolument rien à voir avec les motifs d’un Raphaël Glucksmann, qui souhaite unir la « gauche pro-européenne ». Les Gilets jaunes qui ont démarré le mouvement ont fait un calcul simple et bassement matériel sur l’augmentation de leur dépenses de transport. Et ont conclu que cette fiscalité allait leur rendre la vie impossible. Puis ils se sont réunis, ils se sont battu, ont construit des revendications liées au partage des richesses et au fonctionnement de la démocratie. Pourtant, la plupart des gilets jaunes refusent de se qualifier politiquement. Le parcours d’un Raphaël Glucskmann n’a évidemment rien à voir avec ça. Lui ne cesse de se qualifier politiquement mais n’évoque jamais sa condition matérielle. Pourtant, qui est le plus politique ?
Légende : Gilets jaunes à République
Crédits : Koja