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Frantz Fanon : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères »

En 1952, le psychiatre martiniquais Frantz Fanon publie « Peau noire, masques blancs ».  Ce livre important traite de l’héritage psychologique héritée du colonialisme et son influence sur les rapports entre noirs et blancs. Un texte magnifique qui s’ouvre avec une citation tout aussi belle d’Aimé Césaire (« Discours sur le colonialisme ») : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » Je reproduis ici une partie de sa conclusion, qui reste d’actualité.

Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé. Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue. Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.

En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir.

« Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. »

[…]

N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ? Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ? Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ? Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race.

« Je suis solidaire de l’Être dans la mesure où je le dépasse. »

Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc.

Je me découvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde où l’on me réclame de me battre ; un monde où il est toujours question d’anéantissement ou de victoire. Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent de silence ; dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit.

Non, je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc. Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir. Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela… Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce “Y a bon banania » qu’il persiste à imaginer.

Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix.

Je ne veux pas être la victime de la Ruse d’un monde noir. Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres. Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.

Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. Je suis solidaire de l’Être dans la mesure où je le dépasse.

« Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. »

Et nous voyons, à travers un problème particulier, se profiler celui de l’Action. Placé dans ce monde, en situation, “embarqué” comme le voulait Pascal, vais-je accumuler des armes ? Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des négriers du XVIIe siècle ? Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la Culpabilité dans les âmes ?

La douleur morale devant la densité du Passé ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères.

« Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »

[…]

Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voix positive, il y pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contingence. Le malheur de l’homme est d’avoir été enfant. C’est par un effort de reprise de soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence d’un monde humain.

Pour aller plus loin :

Tiers Monde : « Les rappeurs doivent conscientiser les quartiers populaires sans les influencer »

Interview publiée initialement sur Sound Cultur’ALL le 7 mai 2014

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Tiers Monde devant le siège du PCF, par Jeanne Frank

Le premier album solo de Tiers Monde était attendu depuis tellement de temps que l’on commençait à désespérer. Certes, le havrais n’a pas chômé ces dernières années, entre la sortie de sa mixtape Black to the futur et les participations projets avec ses potes de Din Records. Mais un album est un exercice différent. Neuf ans après la sortie de l’excellent Apartheid avec le groupe Bouchées Doubles – qu’il forme avec son acolyte Brav – le skeud tant attendu est presque là. Une excellente occasion pour Sound Cultur’ALL de rencontrer le MC.

Sound Cultur’ALL : Présente-toi pour ceux qui ne te connaissent pas !

Tiers Monde : Je suis Tiers Monde, rappeur havrais d’origine sénégalaise. Je me prépare actuellement à la sortie de mon premier album solo qui s’appelleToby or not Toby, esclave ou maître. Je suis aussi issu du groupe Bouchées Doubles, pour ceux qui connaissent.

SC : Ca fait déjà quelques années que l’on parle de la sortie de ton premier album solo : pourquoi autant d’années pour le concrétiser ?

TM : Parce que je suis quelqu’un qui a un processus d’écriture assez long. On va dire qu’il y a la première phase où je choisis l’instru. Ensuite, il y a une deuxième phase où j’écris le texte en lui-même. Puis en troisième phase, je maquette et remodèle le morceau. Après, il y a aussi le fait que je sorte d’un groupe : j’avais l’habitude d’écrire un 16 mesures par morceau et de condenser mon argumentation. Tous ces petits obstacles font que j’ai été long pour réaliser cet album. C’est un truc dont j’ai conscience et que je vais essayer de modifier.

« Il ne faut pas oublier que le rap est d’abord un kiff. »

SC : Et tu n’appréhendes pas trop de sortir un album sans Brav ? De plus, il y a quelques années, on te surnommait « le Médine noir » : tu penses pouvoir sortir de cette image pour être vu comme un vrai artiste et pas juste un rappeur de Din Records ?

TM : Un peu d’appréhension ? Non ! Brav fait toujours partie du processus de création : il participe à la réalisation des clips, me donne des conseils et des débuts de morceaux qui seront présents sur l’album. Sinon, je n’apprécie pas beaucoup l’étiquette de « Médine noir ».  Je travaille pour être un artiste à part entière, ne serait-ce que sur la forme. Je ne parle cependant pas du discours, qui est commun à tout Din Records. Mais au niveau du flow ou de l’ambiance musicale en générale, j’essaie de me différencier.

SC : Justement, depuis Black to the futur, on sent une différence musicale par rapport au reste du label, alors que c’est pourtant Proof qui produit ton album. Pourquoi cette envie de te différencier ?

TM : Je fais avant tout de la musique pour me faire plaisir. Il ne faut pas oublier que le rap est d’abord un kiff. Je dis souvent : « Fais la musique que tu aimes, il y a pleins de gens qui kifferont ». Je fais les choses qui me plaisent, que ça soit dans l’instru, le flow ou l’ambiance musicale. Malgré que Din Records soit une entité à part entière, on n’est pas d’accord sur tout : on n’a pas forcément les mêmes goûts.

SC : Du coup, ça change pas mal de l’album Apartheid de Bouchées Doubles. C’est une évolution personnelle où l’album était le fruit de compromis avec Brav ?

TM : Je pense que c’est une évolution. En fait, refaire un Apartheid 2 ne m’intéressait pas. Black to the futur est différent et Toby or not Toby est encore différent et le prochain le sera encore plus. Si c’est pour rendre la même copie à chaque fois, c’est réducteur et inintéressant. Sur Apartheid, Brav et moi avons tous les deux apportés la couleur mais un groupe c’est aussi toujours plein de concessions.

SC : Sur la tracklist, on n’a aucun featuring  Din Records…

TM : Si, il y a Alivor.

SC : Ah oui, la dernière signature du label, c’est ça ?

TM : Oui, c’est un nouveau signé.

SC : Mais c’est encore par envie de te différencier de Din ?

TM : C’est une manière de m’émanciper. Durant les 10 dernières années, j’ai beaucoup été derrièreMédine. Les gens m’ont plus ou moins associé – directement ou indirectement – à lui. Ce projet c’est aussi le moyen de me prouver que je peux mener à bien des choses sans lui et le reste de l’équipe.

« Il y a différentes sortes d’esclavagismes aujourd’hui : la soumission peut être mentale, soumission matérielle, etc. »

SC : Et Soprano en featuring, ça c’est fait comment ?
TM : Il faut savoir que c’est un ami historique, avant de devenir le Soprano que le grand public connaît. C’est un grand fan de rap que j’ai rencontré le 1er janvier 2000 : j’étais descendu à Marseille pour fêter le jour de l’an. A l’époque, il n’avait aucune notoriété. Le feeling est bien passé. Quand je l’invite, il n’y a aucune différence avec Médine, Brav ou Alivor. Mais surtout, malgré son succès, c’est un gars qui entretient les relations et qui répond présent quand on l’appelle.

SC : Parle-nous du titre de l’album Toby or not Toby.

TM : Ça vient du livre Roots d’Alex Haley. C’est sorti en France sous forme d’un téléfilm intitulé Racines. Le titre fait référence à une scène qui m’a marqué dans mon enfance. Dedans, le héros, Kunta Kinte, se fait fouetter parce qu’il refuse face à son maître de dire son prénom d’esclave : Toby. Par la suite, j’ai lu livre. Au moment de me lancer dans la réalisation de l’album, ça m’est apparu comme une évidence, surtout que j’évoque souvent des sujets autour de la traite négrière.

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Tiers Monde par Jeanne Frank

 

SC : Doit-on y voir un besoin de « négritude » dans l’album ?

TM : Oui et non ! Plus oui que non, mais j’ai fait en sorte que l’album ne parle pas que de ça. Il y a différentes sortes d’esclavagismes aujourd’hui : la soumission peut être mentale, soumission matérielle, etc. Le disque évoque toutes ces formes.

SC : Le rap « conscient » est toujours au goût du jour à ton avis ?

TM : C’est-à-dire ?

SC : Le discours conscient se perd, il suffit d’allumer la TV ou la radio pour le constater.  Certes, il reste encore quelques rappeurs à message, comme vous, La Rumeur ou Casey mais ça se marginalise.

TM : Il y a deux choses : la diffusion médiatique et la réalité du nombre d’auditeurs. J’ai l’impression qu’il y a une catégorie d’âge, plus jeune qui écoute du rap moins porté sur la réflexion et une autre qui veut plus réfléchir. Ça, on le ressent dans les tournées des différents artistes. J’ai été l’un des premiers étonnés de voir que les tournées de Médine ou Youssoupha étaient pleines. D’autres rappeurs ont certes des ventes, mais ont moins de gens à leurs concerts. Ce n’est pas le même public et il est moins fédéré. Comme je disais aux dernières élections, ce n’est pas à nous de nous motiver, mais c’est aux politiques de trouver un discours qui nous motive. On ne vote pas s’il n’y a pas de programme qui nous parle. C’est pareil avec les rappeurs et leur public. C’est aux artistes de motiver les auditeurs en leur proposant quelque chose de qualité.

SC : Tu es un peu passé sur le terrain politique. Penses-tu que dans ce domaine, les rappeurs ont une responsabilité vis-à-vis des quartiers populaires ? Ou est-ce que le rap doit rester avant tout un art, même quand il est conscient ?

TM : Justement,  j’ai sorti un freestyle récemment après le résultat du FN aux dernières municipales. Je voulais faire un truc apolitique, mais je me suis retrouvé à faire du politique à la fin. Tout ce qui est artistique, en dessinant un sentiment, peut être politique. Le truc est amplifié 10 fois dans le rap, car c’est un mouvement populaire qui parle à la jeunesse. C’est autant  vrai pour le « rap capitaliste », comme il y en a beaucoup, que pour le rap conscient. Tout est politique en fait. Les rappeurs doivent conscientiser les quartiers populaires sans les influencer. La difficulté est là. Je ne pense que ça soit à un rappeur de former l’esprit des jeunes en leur disant : « Vote pour untel ! » Mais il peut conscientiser en dénonçant certaines choses.

SC : Tu penses que l’actualité rap, par exemple les beefs entre Booba, Rohff et La Fouine – on pense notamment à ce qui s’est passé avant-hier avec Rohff [ndlr : l’entretien a été réalisé le 24 avril 2014] – a un impact sur la jeunesse et sur l’image du rap ?

TM : Sur l’image du rap, c’est certain. Sur la jeunesse (il hésite), oui mais ce n’est plus du rap tout ça. Mais c’est instrumentalisé et amplifié par le public et les médias. A partir du moment où tu comprends que le peuple aime le sang, tu sais pourquoi ce genre d’évènement est surmédiatisé. Ça fascine : le rap, lesbad boys, la violence, etc. Après, le clash fait partie du rap. Mais lorsque ça dépasse le cadre musical, ça détruit tout ce que l’on essaie d’emmener, nous. Mais, je n’aime pas trop commenter : ces gars-là ne parlent pas de nous, alors ça m’emmerde de parler d’eux.

SC : Un mot pour finir ?

TM : Molo Bolo, mon album sera dans les bacs le 19 mai, achetez-le, j’espère qu’il vous plaira !

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Tiers Monde par Jeanne Frank

 

Pour aller plus loin :

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Ce qu’il reste à faire aux Antilles après la tournée de Valls : tout

 

C’est officiel, la France redécouvre que tout n’est pas rose dans ses départements et régions d’outre-mer. Ponctuellement des événements le lui rappellent. En 2009, ce fut une grève générale en Guadeloupe qui s’est ensuite propagée en Martinique puis en Guyane. Aujourd’hui, c’est encore de Guadeloupe que le signal est envoyé, avec des chiffres sur la délinquance affolants qui ont conduit le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, à se rendre sur place, pour une tournée jugée plutôt décevante. Quels seraient les facteurs à l’origine de cette violence ? Une combinaison, à n’en pas douter, qui pourrait avoir sa source dans l’économie locale.

Alors que depuis l’arrivée au pouvoir du Parti Socialiste, les violences marseillaises et corses agitent le quotidien médiatique et bousculent l’agenda de nos ministres, pas un mot sur les DROM. Il a fallu attendre que la situation devienne totalement ingérable en Guadeloupe et que le département enregistre son 37e meurtre de l’année (plus que les Bouches-du-Rhône et la Corse réunies) pour que Paris daigne y prêter attention. La situation n’est pas franchement meilleure en Martinique et en Guyane. Ces chiffres ne font que refléter les situations économiques et sociales désastreuses de ces départements.

La misère n’est pas plus belle au soleil

Dans l’imaginaire collectif, Martinique, Guadeloupe et Guyane riment avec îles (pour les deux premières), soleil, mer, vacances, etc. Si, vu de la Métropole, tout ceci est évidemment vrai, la réalité est moins paradisiaque pour les habitants. Les grèves de 2009 l’avaient d’ailleurs très bien illustré. Pour rappel, à l’époque la Guadeloupe avait connu un mois et demi de blocage, la Martinique un mois et la Guyane un peu moins. La cause peut sembler minime : le prix de l’essence. Mais dans ces territoires structurellement en difficulté, la moindre petite étincelle peut provoquer une gigantesque déflagration. Les conséquences de la crise de 2008 n’ont pas attendu pour se faire sentir. Voilà comment en décembre l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG, syndicat majoritaire sur l’île) décide une grève générale pour protester contre la hausse des prix de l’essence. Dans un département où les prix sont supérieurs de 15% à la moyenne nationale et où les salaires sont sensiblement inférieurs, chaque attaque contre le pouvoir d’achat se fait ressentir.

Seule en décembre 2008, l’UGTG est vite rejointe par une cinquantaine d’associations. Le LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon, qui pourrait être traduit en français : « collectif contre l’exploitation ») voit le jour et le leader indépendantiste marxiste de l’UGTG, Elie Domota, fait son apparition dans les médias. Le 20 janvier 2009, la Guadeloupe est officiellement bloquée. Quinze jours après, c’est l’île aux fleurs (la Martinique) qui s’y met, avant d’être rejointe par la Guyane. Un blocage complet des activités ainsi que des ravitaillements qui prend fin le 5 mars 2009 en Guadeloupe avec un accord multilatéral entre le LKP, le Medef guadeloupéen, l’État français et le conseil régional. Celui-ci prévoit notamment une hausse des salaires. La Martinique et la Guyane suivent rapidement.

Si ces grèves ont trouvé une issue en apparence favorable, le malaise subsiste aujourd’hui. Il s’est même accru et les populations locales ont l’impression d’avoir à nouveau été abandonnées par l’État. Et pour cause, les chiffres sont effrayants. Le taux chômage atteint actuellement presque 25% dans les trois départements, soit le double de la moyenne nationale. Les jeunes qui représentent une part importante de la population (la proportion de moins de 25 ans varie de 30% à 40%) connaissent toutes les difficultés du monde à s’insérer sur le marché du travail (près de 60% de chômage chez les actifs de 15 à 25 ans). Nous pouvons ajouter au tableau un taux de participation (proportion des personnes en âge de travailler, c’est-à-dire de 15-64 ans en France, exerçant un emploi où en cherchant un officiellement) particulièrement faible, ce qui reflète un marché du travail très dégradé. Le pouvoir d’achat reste quant à lui très faible avec des salaires plutôt faibles et des prix élevés. Ces chiffres ne sont malheureusement que le triste reflet du manque de dynamisme de l’activité économique de ces pays.

Certes, à première vue, ces territoires se portent mieux que leurs voisins caribéens (pour la Martinique et la Guadeloupe) et d’Amérique du sud (pour la Guyane) mais les apparences sont trompeuses. Le secteur agricole reste encore très spécialisé (bananes, ananas et cannes à sucre) avec une forte production vivrière où les faibles surplus sont simplement revendus au marché local. L’industrie, principalement agroalimentaire et en biens intermédiaires, est encore très jeune et de taille trop modeste. Le tourisme, principal secteur d’activité, subit de plein fouet la concurrence des îles ou pays voisins, plus attractifs grâce à la faiblesse des prix.

Les trois départements vivent principalement des aides de l’État et de l’Union Européenne (faisant parties des régions les plus pauvres de l’Union) et sont placés de fait dans un état de dépendance vis-à-vis d’eux. Les ménages martiniquais, guadeloupéens et guyanais sont aussi parmi les plus endettés de France. Dernière caractéristique : l’existence d’une vraie économie informelle du « don » et de solidarité, rendue possible par la forte présence de campagnes à proximité des villes caractérisées par les jardins créoles, permet d’assurer un niveau de vie décent. Tous ces handicaps restent malheureusement des vestiges de l’époque coloniale.

Antilles : une lutte des classes ?

Si les DROM n’ont plus rien à voir structurellement avec les colonies, certains mouvements peuvent y faire penser. Par exemple, durant les grèves de 2009, la lutte pour l’autonomisation a semblé resurgir. Le slogan principal du LKP a notamment été remis en cause (« La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo : yo péké fè sa yo vlé adan péyi an-nou » ou en français : « La Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n’est pas à eux : ils ne feront pas ce qu’ils veulent dans notre pays »). Les Békés (descendants de colons) ont été pointés du doigt de manière virulente. Si l’on peut écarter d’emblée la thèse d’un blocage général qui aurait eu pour but de chasser les Békés, les questions d’autonomisation — pour ne pas dire indépendance — et de rivalités ethniques peuvent se poser. Car les rapports sociaux nés de la période esclavagiste n’ont pas totalement disparu. Le racisme est encore bel et bien présent, tout comme le colorisme reste une réalité : pour les Noirs, avoir une peau plus claire reste un avantage. Ceux-ci se sentent encore divisés entre Noirs au teint plus foncé, Chabins (Noirs possédants une couleur de peau plus claire) ou Mulâtres (personnes nées d’un parent blanc et d’un parent noir). Les descendants d’Indiens (les « Coolies » en Martinique ou les « Zindiens » en Guadeloupe) sont encore peu considérés. À ce tableau viennent s’ajouter diverses minorités (descendants de Libanais, de Syriens ou d’Asiatiques principalement) : l’île est fondamentalement diverse. Mais dans cette mosaïque, c’est bien l’opposition entre Noirs et Blancs qui semble surclasser l’antagonisme entre prolétaires et bourgeois.

Les Békés sont décrits comme les habitants créoles de peau blanche et descendants des premiers colons européens en Martinique et Guadeloupe (il n’y a pas de Béké en Guyane, même si bons nombres des entreprises locales sont aux mains des Békés martiniquais et guadeloupéens). En réalité, ils sont tous issus de Martinique. En effet, lors de l’abolition de l’esclavage de 1794, les troupes révolutionnaires de Victor Hugues ont tué la plupart des grands propriétaires terriens guadeloupéens. Un sort que n’ont pas connu les colons martiniquais, l’île étant devenue possession anglaise durant cette période. Les quelques rescapés guadeloupéens sont normalement appelés les « blancs pays » auxquels sont venus s’ajouter de nombreuses familles martiniquaises. Aujourd’hui, ces grandes familles se partagent la plus grosse part du gâteau. Elles sont perçues comme un groupe social raciste, endogame, qui cherche à tout prix à se préserver. Tout le monde se souvient encore des propos d’Alain Huygues-Despointes, ponte de l’industrie alimentaire locale martiniquaise qui déclarait en 2009 sur Canal+ : « Les historiens ont exagéré les problèmes », ainsi que : « Dans les familles métissées, les enfants sont de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie. Moi, je ne trouve pas ça bien. Nous, on a voulu préserver la race. » Plus récemment, en 2011, Sylvie Hayot, nièce de Bernard Hayot (deuxième fortune martiniquaise), a été condamnée pour avoir dit à des pompiers guadeloupéens noirs venus la secourir à la suite d’un accident de voiture : « Pa mannyé mwen, sal nèg » (« Ne me touchez pas, sales nègres ») ; avant de les gifler et de leur cracher dessus, des propos d’un racisme profond, douloureux à entendre.

« Un État qui est paradoxalement très présent mais impuissant quand il s’agit de briser les cartels qui règnent sur l’économie local ou de sauver les emplois qui disparaissent à grande vitesse. »

Cependant, cette vision est très simpliste et ne peut pas expliquer les vrais problèmes socio-économiques des DROM. En effet, cette analyse ne prend pas totalement en compte les évolutions sociales de ces dernières décennies, comme le souligne le Béké Roger de Jaham. Ainsi, bon nombre d’entre eux ont été déclassés et appartiennent à la classe moyenne antillaise ou sont devenus de « petits Blancs ». Plusieurs Blancs ont d’ailleurs manifesté en 2009. Prenons l’exemple de la Martinique, île la plus soumise à la domination békée. En 1848, à la suite de l’abolition définitive de l’esclavage, la colonie comptait environ 10 000 Békés. Ils seraient entre 1500 et 3 000 aujourd’hui. Si certains ont depuis quitté la Martinique, il est raisonnable de penser qu’une part non négligeable s’est intégrée dans la communauté noire, ce qui explique l’émergence de Noirs avec des patronymes issus de la communauté békée. D’un point de vue économique, ils produisent 20% du PIB (majoritairement partagé par 8 grandes familles). Ce chiffre est  certes énorme pour une communauté représentant moins de 1% de la population, mais il est faux de dire qu’ils possèdent la majorité du département.

Parmi les 5 plus grandes fortunes de Martinique, nous dénombrons 3 Békés mais aussi un Martiniquais d’origine chinoise (Charles Ho Hio Hen, 3e) et un autre Martiniquais (Robert Parfait, 5e). Les Békés détiennent aussi 42% des grandes surfaces (dont 25% des hypermarchés, mais ne représentent que 13% en parts de marché), 19% de la distribution alimentaire moyenne, 65% des terres agricoles et 90% de l’industrie agro-alimentaire (mais seulement 30% de la canne, du sucre et du rhum, le reste étant détenu par des sociétés métropolitaines). Les Békés sont cependant très minoritaires dans le secteur foncier, et ils sont presque totalement absents des médias, du secteur des transports, du secteur financier ou encore des télécommunications. C’est donc bien dans la structure économique qu’il faut chercher le fond du problème.

Des problèmes économiques de fond

L’économie ultramarine est une économie d’oligopoles privés (locaux et métropolitains), avec une forte étatisation. Cette situation est due à des raisons spécifiques. Près de 70 ans après la départementalisation, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane restent très dépendantes de la métropole. Le système colonial a laissé place à un système post-colonial qui en garde les travers. Dans cette structure, les grandes familles – Békés et autres comme Ho Hio Hen ou Parfait – sont maintenues avant tout grâce à l’État français. Car ces trois départements ont un problème fondamental : ils se situent à plus de 5 000 kilomètres de la capitale.

Dans cette perspective, l’action de l’État libéral leur impose dans les grandes lignes les mêmes recettes qu’en Métropole et laisse l’oligarchie locale se charger des détails. Le niveau élevé des prix illustre très bien cette double erreur. Elle s’explique par deux facteurs. Le premier provient de la sous-production structurelle de ces 3 départements qui les oblige à importer une majorité de produit. Ces importations se font majoritairement en provenance de la Métropole, alors qu’il serait moins coûteux d’importer localement. Ajoutons à cela que les coûts sont gonflés par la taxe de l’octroi de mer (mise en place en 1670 !) que les habitants assimilent à du racket. Les mesures prises récemment par l’Autorité de la concurrence sur l’oligopole sur le fret en provenance d’Europe du Nord n’ont pour le moment pas porté leurs fruits. Le second facteur vient des marges énormes que se font les quelques distributeurs qui s’entendent. Certes, depuis 2011, les Guadeloupéens bénéficient d’un Bureau d’Études Ouvrières chargé du contrôle des prix dans la distribution mais celui-ci est encore inefficient.

La forte présence d’un État si éloigné se révèle vite déstabilisante. En Martinique, Guadeloupe et Guyane, les fonctionnaires représentent entre 30% (pour les deux premières) et 40% (pour la troisième). Ceux-ci, souvent métropolitains, bénéficient de nombreuses primes, dont une qui s’élève à 40% de leur salaire pour compenser le coût élevé de la vie. Si elle est très utile aux fonctionnaires, elle est néfaste aux salariés du privés, car elle crée des économies à deux vitesses et augmente artificiellement la masse monétaire en circulation (et donc maintient le niveau élevé des prix). Un État qui est paradoxalement très présent mais impuissant quand il s’agit de briser les cartels qui règnent sur l’économie locale ou de sauver les emplois qui disparaissent à grande vitesse.

Les problèmes ultramarins sont complexes et les solutions seront multiples. Guadeloupe, Guyane et Martinique souffrent d’une économie post-coloniale et de l’éloignement avec une Métropole dont elles sont trop dépendantes. Une situation qui interroge sur la départementalisation. Si aujourd’hui, peu revendiquent encore l’indépendance, l’autonomie est souvent avancée aux seins des gauches radicales locales, du Mouvement Indépendantiste Martiniquais au Parti Communiste Guadeloupéen. Une solution qui a été majoritairement rejetée en Martinique et Guyane le 10 janvier 2010.

Sur la violence ultramarine

Si Paris découvre la délinquance ultramarine, il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, ni purement guadeloupéen. Depuis 2008, date où l’Observatoire National de la Délinquance a décidé d’inclure les départements d’outre-mer dans son palmarès, Martinique, Guadeloupe et Guyane sont constamment dans le peloton de tête. En 2012 (dernier rapport connu), la Guyane était alors le 2e département où on constatait le plus d’agressions physiques par habitant, derrière la Seine-Saint-Denis (19,54 et 19,90 pour 1 000 habitants), tandis que la Martinique et la Guadeloupe étaient toutes deux dans le top 10 (respectivement 5ème et 6ème). Dans les trois départements, la proportion d’homicides volontaires était particulièrement élevée.

Pourtant, la tendance est devenue inquiétante ces derniers mois. La Guadeloupe (et ses 400 000 habitants) dépasse les 40 meurtres depuis le début de l’année, alors que la Corse (environ 310 000 habitants) et Marseille (environ 800 000 habitants) n’atteignent pas encore les 15 chacun. Dans le même temps, la Guyane reste championne des homicides rapportés au nombre d’habitant (environ 10 pour 100 000 habitants).

Plusieurs causes sont avancées. La première est que les trafics de drogue et d’armes progressent. Mais la proportion de règlements de compte reste inférieure à celle de la cité phocéenne. Une deuxième explication est une banalisation de la violence : la Guadeloupe est championne des meurtres pour des peccadilles. Par exemple, cette année, un jeune a été assassiné pour un compliment à une jeune fille en boîte de nuit ! La violence intrafamiliale progresse fortement aussi. En Guyane, l’orpaillage n’y est pas étranger non plus. Quoi qu’il en soit, le manque de moyens policiers ainsi que la structure économique et sociale jouent tous deux un rôle déterminant et dans ces deux domaines, la tendance est à la dégradation.

Les mouvements sociaux en Guadeloupe

Le blocage de début 2009 ne fût évidemment pas le premier mouvement social en Guadeloupe depuis la loi de départementalisation de 1946. Deux grèves sont restées dans les mémoires ultramarines et restent de mauvais souvenirs : celles de février 1952 et de mai 1967.

La première, celle de février 1952 est aussi connue sous le nom de « Massacre de la Saint-Valentin ». Fin 1951, plusieurs ouvriers en Grande-Terre contestent leurs conditions de travail : à la fois la pénibilité de leurs tâches et aussi leur faible niveau de rémunération. Début 1952, les choses s’accélèrent, le mouvement gagne la Basse-Terre et les fonctionnaires se mêlent aux ouvriers et aux paysans – qui avaient rejoint rapidement la contestation – pour réclamer une augmentation de salaire. Dès lors, en janvier une grève générale et illimitée est lancée. Mais celle-ci dégénère vite, car les grands Békés sont décidés à ne pas se laisser faire et organisent la riposte. Le 11 février, les CRS occupent la ville du Moule, cœur de la contestation. Le drame se produit le 14 février : ceux-ci ouvrent le feu sur les grévistes : 4 guadeloupéens trouvent la mort et 13 autres sont blessés. En souvenir, une rue du Moule a depuis été baptisée « Rue du 14 février 1952 ».

Mai 1967 est tout aussi dramatique. Un an avant la plus grande contestation sociale française de l’après-guerre, les ouvriers guadeloupéens se mobilisent. Ils réclament cette fois une hausse des salaires ainsi que les mêmes droits que les ouvriers métropolitains. Le blocage est général et les tensions sociales sont à leur comble. On prête alors au représentant du patronat, Georges Brizzard, cette phrase : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail ! », prononcée le 26 mai… jour du début du drame. Gendarmes/CRS et grévistes s’affrontent brutalement entre le 26 et le 29 et le bilan est effroyable : entre 7 et 200 morts (selon les sources) du côté des grévistes et une trentaine de gendarmes blessés. La grève est finie, les travailleurs sont vaincus.

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