Entretien publié initialement le 19 décembre 2014 sur Le Comptoir
Docteur en science politique, ancien enseignant à l’université d’Auvergne et à Paris VIII et militant au Nouveau parti anticapitaliste (NPA), Julien Salingue s’intéresse principalement au mouvement national palestinien et aux dynamiques politiques, sociales et économiques en Palestine. Il a publié plusieurs ouvrages sur la question, notamment cette année « La Palestine d’Oslo » (L’Harmattan), et travaille également chez Acrimed (Action-Critique-Média). Nous avons souhaité l’interroger sur les événements qui ont secoué Israël et la Palestine depuis cet été et le mouvement de solidarité qui a suivi en France, parfois dans l’incompréhension des politiques et des médias.
S’il est impossible de qualifier le bombardement de la bande de Gaza par le Tsahal de « génocide », le définir comme des « représailles disproportionnées » est un euphémisme. Celui-ci fait suite aux tirs de roquettes contre Jérusalem et Tel-Aviv de ce début de semaine, eux-mêmes provoqués par une vaste opération menée par le Tsahal contre le Hamas ces deux dernières semaines en Cisjordanie et à la bande de Gaza. Depuis l’enlèvement – qu’on ne peut que déplorer – du 12 juin dernier, imputé – sans preuve – par Benyamin Netanyahou au Hamas, nous assistons à une nouvelle escalade de violence sur le territoire palestinien. A l’heure où j’écris ces modestes lignes, le nombre de morts (notamment civiles) se chiffre en dizaines. Pendant ce temps, le silence assourdissant de la prétendue « communauté internationale » nous prouve une fois de plus qu’elle n’existe au mieux que dans les fantasmes médiatico-politiques. Ce conflit nous révèle aussi une fois de plus la lâcheté de notre président de la République, François Hollande, qui a choisi son camp. Et comme le souligne José Fort sur le site de l’Humanité: « Ce n’est pas celui des pacifistes israéliens. Encore moins celui du peuple palestinien martyrisé, écartelé, réprimé. » Avant toutes choses, trois remarques :
Les extrémistes existent dans les deux côtés et sont intolérables dans un camp, comme dans l’autre. Cependant, il y a une vraie asymétrie. Premièrement, parce que les rapports de force ne sont équilibrés entre Israéliens et Palestiniens. Ensuite, parce que le second groupe est sous domination du premier, la violence qu’il génère est donc avant tout le reflet d’une violence subie et d’un état de détresse réelle.
Le Hamas est un mouvement violent dont la charte est imprégnée de connotations antisémites avec notamment une référence au Protocole des sages de Sion. Cependant, il tire une légitimité démocratique des élections législatives de janvier 2006, bénéficiant notamment de la corruption avérée du Fatah – aux idées bien plus respectables –, et de ce fait un processus de paix ne peut se passer de lui.
Enfin, si la constitution d’Israël ne s’est pas faite de manière légitime, l’État existant depuis 70 ans, sa destruction n’est en aucun cas souhaitable : des générations d’Israéliens y sont nés et ne possèdent aujourd’hui que cette identité. Il est par contre légitime de vouloir la création d’un Etat palestinien, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La fin de la théocratie (ethnocratie ?) israélienne (en tant qu’idéologie étatique) serait aussi une excellente nouvelle.
« Notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens » Nelson Mandela
Dans ce conflit une question reste centrale, celle du sionisme. Mais qu’est-ce que le « sionisme » ? On peut déjà dire ce qu’il n’est pas : ce n’est pas un plan de domination mondiale, comme l’expliquent certains extrémistes conspirationnistes. Le capitalisme, la mondialisation ou la lutte des classes ne se confondent pas avec le sionisme ou l’antisionisme. Ce n’est pas non plus une idéologie indissociable du judaïsme, le Midrash des 3 serments dans le Talmud s’oppose même ouvertement à elle. Se dresser contre le sionisme, ce n’est pas non plus se dresser contre les Juifs, qui pour la plupart en sont eux même victimes. La définition la plus poussée vient de du sociologue français marxiste et orientaliste Maxime Rodinson. Il définit le sionisme comme un cas particulier de nationalisme, avec des conséquences communautaires hors des frontières israéliennes. Son antisionisme s’appuie sur deux critiques : le sionisme impose aux Juifs du monde entier une identité et une idéologie nationaliste d’une part, et le sionisme judaïse des territoires au prix de l’expulsion et de la domination des Palestiniens d’autre part. Cependant, il met en garde les Palestiniens contre le danger d’une récupération religieuse de la question : « dans l’ardeur du combat idéologique contre le sionisme, les Arabes les plus influencés par une orientation religieuse musulmane saisiraient les vieux et populaires préjugés contre les juifs en général. » Il s’oppose aussi à l’OLP, considérant que leur idée d’une guérilla sur le modèlealgériendu FLNétait une dangereuse illusion. Il publie de nombreux textes sur la question, dont Israël, fait colonial ?, paru dans un numéro spécial, consacré à la guerre israélo-arabe de 1967, de la revue de Jean-Paul Sartre,Les Temps modernes. Est reproduit ci-dessous des extraits du texte Sionisme publié en 1972, dans l’Encyclopaedia universalis. Bon courage à tous les Israéliens qui ne souhaitent que la paix et n’oublions pas ces paroles de Nelson Mandela : « Notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens ».
Le mot « sionisme » apparaît à la fin du XIXe siècle pour désigner un ensemble de mouvements différents dont l’élément commun est le projet de donner à l’ensemble des Juifs du monde un centre spirituel, territorial ou étatique, en général localisé en Palestine. Le succès du sionisme politique et à visée étatique a assuré la primauté et même l’exclusivité à ce sens du mot. Une fois son but atteint, le mouvement idéologique sioniste de type politique s’est trouvé face à de nouveaux problèmes lui imposant une nouvelle définition. Les idéologues antisionistes ont, eux aussi, sou- vent usé du terme « sionisme » de façon laxiste.
Pour les uns, le sionisme découle d’une vocation nationale permanente de l’ensemble juif, par là même légitime et bienfaisante. Pour d’autres, il représente une infidélité essentielle aux valeurs universalistes, qu’il s’agisse de celles de la religion juive, de l’humanisme libéral ou de l’internationalisme prolétarien. Pour d’autres encore, et parfois pour les mêmes, il est surtout une émanation malfaisante soit de l’essence nocive des Juifs, soit du capitalisme impérialiste.
On étudiera surtout ici les idéologies qui visent à regrouper les Juifs, d’abord dans le cadre général des tendances au regroupement ou à l’établissement d’un centre étatique pour des minorités dispersées et « infériorisées », puis par rapport aux diverses conceptions juives qui, au cours de l’histoire, privilégient la Palestine comme lieu d’un tel centre. L’actualisation des premières en ce qui concerne les Juifs sera expliquée comme un résultat des possibilités ouvertes à un projet réaliste de ce type par les conditions économiques, politiques et idéologiques de la fin du XIXe siècle, projet aidé au surplus par la conjoncture de la situation juive en Europe. On traitera brièvement des conséquences de la réalisation de ce projet en Palestine arabe, d’abord pour les Arabes, notamment palestiniens, puis pour l’ensemble juif et l’orientation sioniste elle-même. Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra définir les éléments d’une appréciation et d’une critique éthiques.
Sources de l’idéologie du regroupement en Palestine
Les « sionismes » ou tendances centripètes d’un groupe dispersé
En règle générale, un groupe infériorisé peut donner naissance, à côté de revendications d’égalité et de volontés d’intégration, à des tendances séparatistes, surtout, mais non exclusivement, s’il est hétérogène à la société ambiante. Si un tel groupe est dispersé, la tendance séparatiste aspire parfois à la création d’un centre plus ou moins autonome dans un territoire donné et, entre autres, d’un centre doté de l’autonomie de décision que confère la structure étatique. On pourrait parler alors de « sionismes ». Un symbole en est fourni par le mythe des Amazones qui exprime au moins qu’on a cru concevable une tendance de ce genre pour le sexe féminin. Les « colonies » au sens antique regroupaient ainsi des expatriés qui, parfois, se recrutaient de préférence dans des catégories insatisfaites de la métropole. Certaines migrations tribales ont eu le même caractère. De même, les colonies puritaines, puis socialistes établies en Amérique.
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Tout nouvel État créé de cette façon doit nécessairement faire face aux mêmes problèmes : rapports avec la diaspora demeurée hors de l’État (qui peut comporter des opposants actifs ou passifs au projet étatique) et situation de cette diaspora vis-à-vis des États où elle demeure, maintien dans le nouvel État du caractère particulier que lui ont donné ses fondateurs (dans le mythe grec, le problème posé aux Amazones par leurs enfants mâles), relations avec les autochtones lorsque le territoire occupé n’est pas vide.
Chez les Juifs, il y eut des projets de regroupement ailleurs qu’en Palestine. Herzl lui-même fut séduit un moment par l’Argentine et par le Kenya. L’URSS a favorisé pendant quelque temps une unité juive de langue yiddish au Birobidjan, qui est encore officiellement « territoire autonome juif ». Il y a eu des États de religion juive au Yémen (Ve-VIe siècles) et en Russie du Sud (État khazar, VIIIe-XIe siècles).
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L’actualisation de l’idéologie : le sionisme
Du présionisme au sionisme
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Le nationalisme séculier n’apparaît chez les Juifs qu’après 1840, sous l’influence de l’essor de l’idéologie nationaliste en Europe. Deux rabbins, Yehouda Alkalay (1798−1878) et Zebi Hirsch Kalischer (1795−1874), réinterprètent ainsi l’eschatologie juive, tandis que le socialiste juif assimilé Moses Hess (1812−1875) développe un projet également palestinien dans une ligne résolument irréligieuse en 1862. Cette tendance, presque sans écho en milieu juif, allait dans le même sens que les plans des États chrétiens sur le partage de l’Empire ottoman, l’effort missionnaire protestant de conversion des Juifs, le philanthropisme juif ou judéophile et les spéculations millénaristes pour multiplier les projets palestiniens. Ceux-ci ne commencèrent à recueillir l’appui d’une base juive quelque peu importante que grâce à l’essor de l’antisémitisme après 1881, à la généralisation de la conception du monde non européen comme espace colonisable, à la dégradation du pouvoir ottoman. C’est alors que les masses juives les plus brimées et les plus persécutées, et en même temps les moins assimilées, celles d’Europe orientale, poussées à une émigration assez massive, deviennent réceptives à de tels projets, quoique de façon très minoritaire : une très faible partie des émigrés se dirigent vers la Palestine. Prenant la suite d’essais idéologiques moins convaincants (Pinsker, etc.), et concurremment avec des projets fondés sur les aspirations purement religieuses (départ de groupes attendant le Millenium en Palestine), sur les aspirations séculières à l’amélioration du sort des Juifs concernés (colonies agricoles en divers lieux) ou sur l’établissement d’un centre juif spirituel ou intellectuel en Palestine, Theodor Herzl mit enfin au point, sous une forme mobilisatrice, la charte d’un nationalisme juif sécularisé et centré (surtout, mais non exclusivement) sur la Palestine.
La causalité sociale du sionisme
Les tendances de gauche, sionistes ou antisionistes, ont cherché, dans la ligne du dogmatisme marxiste, à légitimer leur option en situant leur lutte dans le cadre d’une lutte de classes. Les sionistes de gauche insistent sur la force de l’élément juif prolétarien et de l’idéologie socialiste dans le mouvement sioniste et suggèrent qu’Israël pourrait, dans certaines conditions, contribuer au mouvement anti-impérialiste mondial. Les antisionistes de gauche (et même de droite) insistent sur la direction bourgeoise et capitaliste du mouvement dans le passé, sur ses connexions impérialistes dans le présent. La vision commune est celle d’états-majors de classe dressant leurs plans et mobilisant leurs troupes en vue de défendre ou de promouvoir leurs intérêts propres.
Si cette vue des choses doit être rejetée, il est vrai que ces thèses idéologiques contrastées intègrent dans des synthèses douteuses des éléments de fait en partie valables pour une analyse sociologique rationnelle. Le mouvement sioniste, divisé en nombreux courants, a canalisé et organisé certaines tendances qui existaient dans la population juive, surtout en Europe et en Amérique.
Cet ensemble humain était très varié : Juifs de religion, Juifs irréligieux mais voulant garder quelque lien avec une identité juive, Juifs assimilés sans intérêt pour le judaïsme ni la judéité, mais regardés par les autres comme juifs. À part l’ascendance il n’avait d’unité que dans ce regard des autres. Dispersés, les Juifs appartenaient (inégalement) à diverses couches sociales, différentes suivant les lieux, étaient plus ou moins intégrés, participaient parfois à une culture propre aux seuls Juifs de certains pays (yiddishophones d’Europe orientale), étaient pénétrés de multiples courants idéologiques.
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Très schématiquement, on peut dire que les troupes du mouvement furent fournies par les Juifs pauvres et persécutés d’Europe orientale, ceux du moins qui, encadrés encore par les structures communautaires, étaient orientés vers l’émigration en Palestine par des sentiments religieux ou par les séquelles des tendances palestinocentriques décrites plus haut. La direction fut plutôt fournie par des intellectuels des classes moyennes qui cherchèrent des moyens financiers dans la haute bourgeoisie juive d’Occident, désireuse de détourner de l’Europe occidentale et de l’Amérique une vague d’émigration populaire dangereuse pour sa volonté d’assimilation par les caractéristiques ethniques étrangères qu’elle conservait et par ses tendances révolutionnaires.
On ne peut par conséquent considérer le sionisme simplement comme l’émanation d’une classe déterminée de Juifs. Il est vrai que le mouvement dans son ensemble, pour atteindre ses buts, a cherché et obtenu l’appui de divers impérialismes européo-américains (surtout britannique, puis américain), qu’il a obtenu aussi la plus grande part de son financement auprès des couches juives les plus nanties, notamment celles des États-Unis, qui se gardaient pour leur part d’émigrer en Palestine. Il est vrai aussi que l’excommunication du sionisme par l’Internationale communiste en a écarté, pendant longtemps, beaucoup de prolétaires juifs. Le caractère tragique de situation juive en Europe après 1934, et surtout après 1939, lui a valu par contre le ralliement de nombreux Juifs longtemps réticents, de toutes les couches sociales et de toutes les tendances idéologiques.
La réalisation du projet sioniste et ses conséquences
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L’idéologie sioniste après le triomphe du sionisme
Le sionisme politique a atteint son but, la création d’un État juif en Palestine. Cet État peut maintenant être défendu par les moyens habituels des structures étatiques, la diplomatie et la guerre. Certains en ont logiquement déduit que le sionisme, à proprement parler, n’avait plus de raison d’être. Les amis d’Israël devraient être qualifiés de pro-israéliens, qu’ils soient juifs ou non. David Ben Gourion lui-même a montré un penchant pour cette thèse. La jeunesse israélienne montre peu d’intérêt pour l’idéologie sioniste classique. Des nationalistes israéliens peuvent vouloir se dégager de celle-ci et rompre les liens privilégiés avec les Juifs qui ont choisi de rester dans la diaspora, que cette attitude soit ou non accompagnée de la reconnaissance d’un nationalisme palestinien légitime, comme chez le député non conformiste Uri Avneri, qui plaide pour une fédération binationale.
Cependant, un mouvement sioniste puissant se maintient, divisé en multiples tendances idéologiques, sur le plan social notamment. Il s’agit d’un nationalisme juif séculier, quoique fondé sur une définition du Juif qui ne peut prendre pour critère que l’affiliation religieuse actuelle ou ancestrale. Il n’en maintient pas moins la vocation nationale de l’ensemble juif à travers les âges. Il s’efforce de concilier ce diagnostic avec la volonté de la plupart des Juifs de rester membres (normalement patriotes et éventuellement nationalistes) d’autres communautés nationales. Même auprès des très nombreux Juifs qui le refusent sous sa forme théorique, un tel nationalisme combat les tendances à l’assimilation, cultive tous les vestiges d’identité propre, prêche une solidarité active avec Israël, cherche à mobiliser en sa faveur les ressources et les énergies des Juifs, en fait un devoir de même qu’il maintient le devoir (très théorique) de l’alya, de l’émigration de chacun en Israël. C’est là d’ailleurs un point de discussion et de dissension, les Juifs américains notamment refusant de reconnaître ce devoir individuel. Dès lors, leur attitude se distingue mal d’un pro-israélisme systématique, peu discernable de celui des non-Juifs.
La confusion est grande sur tous ces concepts. L’opinion antisioniste se refuse en général, notamment chez les Arabes, à distinguer entre patriotisme ou nationalisme israélien, attitude pro-israélienne, reconnaissance de l’existence légitime d’un État d’Israël, constatation de la formation d’une nouvelle nation israélienne, attitude palestinocentrique traditionnelle des Juifs religieux. Tout cela est confondu dans le concept de « sionisme ». Dans une veine polémique, on va jusqu’à qualifier de sionisme toute défense des droits individuels des Juifs, toute sympathie pour les Juifs ou toute critique d’une position arabe. L’opinion pro-israélienne et vraiment sioniste, d’autre part, tend à confondre ces attitudes pour étendre aux plus contestées d’entre elles le bon renom qui s’attache aux autres.
Les conséquences du succès sioniste pour le « problème juif »
L’attitude sioniste consiste aussi à faire l’apologie du succès du mouvement en montrant ses conséquences bienfaisantes pour la situation des Juifs dans leur ensemble.
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Le mouvement sioniste, créé par une poignée de Juifs et n’en ayant mobilisé qu’une minorité, a forcé, à partir d’un certain seuil, l’ensemble des Juifs à se déterminer par rapport à lui. La création de l’État d’Israël les a contraints à prendre parti, volens nolens, sur des problèmes de politique internationale moyen-orientale qui normalement les auraient peu intéressés. Les dangers qu’ont courus ou qu’ont cru courir les Juifs de Palestine les ont orientés, en grande partie, vers un sentiment de solidarité que les autorités sionistes et israéliennes se sont attachées à élargir et à utiliser. La propagande sioniste, dès le début, leur avait d’ailleurs présenté l’option sioniste comme un devoir, comme l’aboutissement normal de tendances latentes chez tout Juif. Israël, en maintes occasions, se proclame leur représentant. Dès lors, l’ensemble des Juifs a tendu à paraître aux yeux des autres comme un groupe de type national, ce qui semblait confirmer la dénonciation traditionnelle des antisémites.
Cela a eu de graves inconvénients, en premier lieu pour les Juifs des pays arabes, auparavant communauté religieuse de langue arabe parmi d’autres, méprisée et brimée dans les pays les plus retardataires, mais sans graves problèmes, par exemple, dans les pays de l’Orient arabe. Dans l’atmosphère de la lutte israélo-arabe, il était inévitable qu’on les soupçonnât de complicité avec l’ennemi, et la plupart ont dû quitter leur pays. De même, cela a fait naître des soupçons à l’égard des ressortissants juifs des États communistes qui avaient pris une position vigoureuse en faveur des Arabes. Ces soupçons nouveaux ont été utilisés par certains politiciens, tout comme les restes vivaces de l’antisémitisme populaire, dans des buts de politique intérieure et ont abouti, en Pologne, à un véritable regain antisémitisme organisé.
En dehors même de ces cas, dans les pays où le « problème juif » était en voie de liquidation, l’identité juive a été maintenue pour beaucoup de Juifs qui ne le désiraient nullement : ceux qui jugeaient qu’une ascendance plus ou moins commune, des vestiges culturels très souvent fort minces et en voie de dépérissement, surtout une situation commune à l’égard des attaques antisémites et des efforts de séduction du sionisme (les unes en décroissance pour le moins et les autres souvent repoussées) ne justifiaient pas l’adhésion à une communauté spécifique de type ethnico-national. Les conséquences du succès d’Israël entravaient ainsi fortement les efforts d’assimilation en voie de réussite globale.
Pour les Juifs même, en nombre réduit, qui, dans ces pays, étaient attachés au judaïsme religieux et à lui seul, et désiraient une assimilation sur tous les autres plans, cette situation aboutissait à donner une coloration nationale à leur option communautaire ou existentielle. Cela d’autant plus que le succès d’Israël revivifiait tous les éléments ethniques de la vieille religion juive, écartant celle-ci des tendances universalistes, elles aussi vivaces depuis l’époque des prophètes. Le judaïsme religieux, longtemps opposé au sionisme, s’y était rallié peu à peu.
Éléments de jugement éthique
L’ensemble de ces éléments de fait ne saurait suffire à asseoir un jugement éthique qui implique forcément aussi une référence à des valeurs choisies. Le sionisme est un cas très particulier de nationalisme. Si une critique de type purement nationaliste est désarmée devant lui, par contre une critique universaliste est intellectuellement plus fondée. Par définition, elle ne peut se borner à mettre en balance les avantages et les inconvénients du sionisme pour les Juifs. Elle soulignerait surtout, en dehors des conséquences générales de la définition nationaliste de l’ensemble juif, le tort considérable fait au monde arabe par le projet réalisé du sionisme politique centré sur la Palestine : aliénation d’un territoire arabe, cycle de conséquences conduisant à la subordination et à l’expulsion d’une partie très importante de la population palestinienne (on voit mal comment le projet sioniste aurait pu réussir autrement), à une lutte nationale détournant beaucoup d’énergies et de ressources du monde arabe de tâches plus constructives, ce qui paraît avoir été inévitable à une époque de nationalismes exacerbés et de lutte violente contre toute espèce d’entreprise coloniale.
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Naturellement, toute critique universaliste du nationalisme en général vise aussi le sionisme. On y retrouve toutes les caractéristiques déplaisantes du nationalisme et d’abord le mépris du droit des autres, déclaré et cynique chez les uns, masqué chez les autres, souvent transfiguré par l’idéologie et rendu ainsi inconscient chez beaucoup, déguisé à leurs propres yeux sous des justifications morales secondaires.