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Françoi Jarrige : « Il faut encourager et militer pour une baisse massive des consommations d’énergie »

Entretien initialement publié le 30 avril 2018 sur Le Média presse

Depuis mars dernier, les mobilisations contre le projet Cigéo d’enfouissement de déchets radioactifs à Bure, dans la Meuse, ont repris de plus belle. Après Notre-Dame-des-Landes, Bure pourrait être le nouveau lieu de résistance au capitalisme et à l’État. Car, il ne fait plus aucun doute que le nucléaire constitue un enjeu majeur. Nous avons rencontré François Jarrige, historien et spécialiste des “technocritiques”, afin d’en discuter.

Maître de conférences de sensibilité libertaire, François Jarrige s’intéresse principalement à l’histoire de la classe ouvrière et du mouvement contestataire du progrès technique – comme celui du luddisme, du début du XIXe siècle. Il est également et l’auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier La contamination du monde : Une histoire des pollutions à l’âge industriel (Seuil, 2017), ou encore Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences (La Découverte, 2014). Enfin, Jarrige est chroniqueur pour le mensuel La Décroissance, où il suit de près les questions liées à l’électricité, aux énergies, ainsi que les mouvements écologiques radicaux.

Le Média : Depuis mars dernier des mobilisations contre le projet Cigéo d’enfouissement de déchets radioactifs à Bure dans la Meuse s’organisent. Existe-t-il une solution à la gestion des déchets nucléaires ?

François Jarrige : Cela ne date pas de mars dernier, le projet Cigeo et la question des déchets se posent depuis des décennies. Le choix massif en faveur de l’électricité d’origine nucléaire dans les années 1970 a été fait sans réelle prise en charge ni anticipation de la question des déchets. Dès la fin des années 1970 l’Etat a créé un organisme censé gérer le problème au sein du CEA, mais aucune solution satisfaisante n’a été trouvée. Après avoir rejeté des milliers de fûts de déchets nucléaires dans les océans et envisagé un temps de les propulser dans l’espace, les autorités ont finalement choisi de les stocker en surface en attendant de pouvoir les enfouir dans le sous-sol. Or les capacités de stockage en surface arrivent désormais à saturation et l’ampleur des matières à gérer dépasse l’entendement. Par ailleurs, le démantèlement de nombreuses centrales va conduire à une nouvelle explosion des quantités à gérer. Selon les prévisions, les volumes à traiter en France pourraient atteindre plus de 2 millions de m3 dans la prochaine décennie. Même si la plupart sont des déchets dits de « faibles activité », il existe aussi des dizaines de milliers de tonnes de déchets de très haute activité dont la toxicité subsistera des dizaines voire des centaines de milliers d’année.

Au cours des années 1980-1990, les habitants des territoires envisagés pour accueillir des sites de stockage de ces déchets se sont opposés avec force à ces projets, conduisant un statu quo. Finalement, en 1999, le site isolé de Bure dans le sud de la Meuse, est retenu pour accueillir un « laboratoire » souterrain censé préfigurer le futur centre de stockage géologique des déchets les plus dangereux. Il s’agit aujourd’hui d’un des plus gros chantiers européens, estimé à 25-35 milliards d’euros, qui vise à construire d’immenses infrastructures composées de 260 km de galeries souterraines afin d’enfouir à 500 m sous terre, et pour des dizaines de milliers d’années, les déchets les plus radioactifs de l’industrie nucléaire.

Depuis vingtaine d’années, une résistance vive se déploie dans le petit village de Bure. La confrontation entre l’Etat, ses agents et les militants anti-nucléaires se durcit et la désinformation atteint son comble. En juin 2016, le bois Lejuc qui devait être déforesté pour accueillir des travaux, et qui s’affirme comme l’épicentre de la contestation, a été occupé. Expulsés une première fois, les opposants gagnent une bataille juridique puisque l’agence nationale de gestion des déchets (Andra) est condamnée pour non-respect du code forestier. Les anti-Cigéo en profitent pour reprendre pied dans le bois, s’installer dans les arbres et dans des baraquements de fortunes. Face à une telle détermination, les autorités choisissent désormais la force et l’intimidation. En février dernier, après l’annonce de l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le gouvernement a donc décidé de déloger par la force les opposants, depuis une opposition se structure et des rassemblements sont prévus pour s’opposer au projet.

Face à la question des déchets il n’existe évidemment pas de solution satisfaisante, c’est le propre du nucléaire de nous conduire à des impasses et à des alternatives infernales. L’enfouissement des déchets – même dans des couches géologiques décrites comme stables et profondes – s’apparente à la poursuite pure et simple de la politique de l’autruche qui conduit à l’effondrement socio-écologique contemporain. Avant toute chose il faut cesser de produire des déchets, aucune autre solution n’est réaliste. En enfouissant les déchets on tente de faire croire qu’on peut résoudre le problème, mais c’est largement une illusion qui vise surtout à sauver la trajectoire nucléaire défendus par de nombreux lobbies. Il n’y a pas de bonne solution totalement satisfaisante. Il faut d’abord arrêter de produire des substances dangereuses, il sera temps ensuite de débattre et de discuter des solutions acceptables pour gérer ceux qui sont déjà là. Soit les enfouir, soit les maintenir en surface sur le lieu de production, avec toutes les mesures de sécurité et investissements nécessaires. Au lieu de cacher le problème, mieux vaut sans doute encore l’assumer.

François Jarrige sur le plateau de Ce soir ou Jamais/ Capture d’écran

Nous savons maintenant que les éoliennes et panneaux solaires ont un bilan carbone assez élevé. Le choix entre énergie nucléaire et énergies “propres” est-il une impasse ?

Aucune source d’énergie n’est “propre”, même si chaque type de convertisseur énergétique soulève des enjeux environnementaux différents et plus ou moins visibles. Si le nucléaire ne produit pas de gaz à effet de serre il crée des risques gigantesques et des déchets ingérables. De plus en plus de travaux soulignent que les énergies éoliennes et photovoltaïques ne sont pas non plus la solution miracle car elles nécessitent des matériaux difficiles à extraire et ont un bilan carbone moins vertueux qu’espéré. Je pense effectivement que le débat entre le nucléaire et les énergies “renouvelables” nous enferme dans de fausses alternatives. Face aux enjeux énergétiques, seule semble compter l’innovation technique et la quête de nouvelles trajectoires technoscientifiques, alors que l’urgence est plutôt de réduire l’empreinte matérielle par une décroissance des consommations. Evidemment les éoliennes et panneaux solaires auront un rôle à jouer fondamental, mais il serait illusoire de considérer qu’ils permettront de produire partout l’énergie consommée actuellement par les pays riches. Avant toute chose il faut encourager et militer pour une baisse massive des consommations d’énergie partout où c’est possible au lieu de chercher d’illusoires solutions techniques pour tenter de maintenir les trajectoires antérieures.

Depuis quelques années, la circulation des voitures provoque régulièrement des nuages de pollution dans les grandes métropoles, comme Paris. Si la voiture électrique n’est pas une solution, comment faire pour enrayer ce problème ?

Là encore, cela ne fait pas quelques années, et les pollutions automobiles étaient déjà massivement dénoncées dans les années 1970 et pour y répondre les constructeurs promettaient déjà des voitures électriques censées être propres. Depuis, la mobilité basée sur l’énergie fossile n’a pas ralenti son rythme de croissance, la motorisation des ménages et l’empreinte écologique globale des automobiles ne cesse de s’étendre. Mais dans ce domaine, la question des pollutions reste surtout pensée en terme technique (on parle toujours de « voiture propre », ce qui est un non-sens). En France, le nombre de voitures est ainsi passé de 24 millions en 1985 à 38 millions en 2015. Dans le monde, on produit de nos jours près de 100 millions de véhicules par an, principalement en Chine, aux Etats-Unis, au Japon et en Allemagne. Le milliard d’automobiles en circulation est dépassé depuis 2010 ; il pourrait atteindre 1,7 milliard vers 2035 selon diverses projections. Pour enrayer le problème des pollutions automobiles il faut moins utiliser les automobiles !

Les solutions techniques sans cesse mises en avant sont généralement illusoires ou ouvrent des effets rebonds. La généralisation des pots catalytiques a ainsi permis de diminuer les rejets polluants, comme le monoxyde de carbone ou le dioxyde d’azote, et les filtres sur les motorisations diesel celles des émissions de particules fines, mais toutes ces améliorations techniques sont contrebalancées par l’accroissement constant de la masse des véhicules, de leur puissance, par la multiplication des équipements embarqués comme les GPS et la climatisation, ainsi que par l’allongement des distances parcourues. On oublie par ailleurs trop souvent combien les technologies censées réduire les pollutions, comme le pot catalytique, reposent sur l’utilisation de métaux précieux (palladium, platine…) et que ces appareils déplacent les pollutions plus qu’ils ne les suppriment. Les efforts qui portent sur la mise au point de moteurs et de carburants moins polluants empêchent de repenser en profondeur les usages de cet objet. De nombreux rapports officiels tentent d’évaluer les coûts sanitaires et financiers de la pollution de l’air générée par les transports ; ils seraient de 900 milliards de dollars pour la seule zone de l’OCDE. En Inde, les voitures sont dorénavant l’une des principales causes de pollution urbaine du pays. À la fin des années 1990, le secteur des transports représente déjà plus de 40 % des produits pétroliers consommés dans le pays, l’oxyde d’azote et les particules en suspension dans l’air provenant majoritairement du transport. C’est seulement à partir de 1990 que sont adoptées les premières normes en matière d’émissions dans le pays. Depuis une vingtaine d’année, l’Inde est par ailleurs devenu un important constructeur, et l’entreprise Tata s’efforce de réinventer pour les pays du Sud la promesse de Ford des voitures pour tous. Presque nul dans les années 1970, le parc automobile chinois atteint quant à lui 40 millions de véhicules en circulation au début du XXIe siècle. Cet accroissement spectaculaire s’accompagne de pollutions massives des métropoles chinoises, où les pics de pollution défraient régulièrement la chronique médiatique.

L’installation des compteurs “intelligents” Linky connaît beaucoup de résistance. Vous avez beaucoup travaillé sur les luddites et les critiques populaires de la technique. Entre cela et Bure assistons-nous à un retour de l’esprit luddite ?

Chaque époque d’intenses transformations techniques et industrielles s’accompagne heureusement d’interrogations et de doutes, voire de mouvement de protestations contre des évolutions jugées mortifères ou dangereuses. Au début du XIXe siècle cela pris la forme du luddisme en Angleterre, c’est-à-dire des formes d’actions collectives violentes de certains ouvriers brisant des machines afin de se protéger dans un contexte de forte crise sociale. Mais il existe d’autres moments que j’appelle “technocritiques”, par exemple à la fin du XIXe siècle, dans les années 1930 ou dans les années 1970, c’est-à-dire à chaque moment de transformation massive du capitalisme et de ses soubassements matériels et techniques. Le début du XXIe siècle est marqué à son tour par l’émergence d’un autre moment technocritique, avec une forme de résurgence de l’esprit luddite si vous voulez, d’ailleurs l’intérêt pour l’épisode du luddisme s’est manifesté dans ce contexte et plusieurs ouvrages sur le sujet ont été publiés en France.

Qu’il s’agisse de vastes infrastructures comme des aéroports ou des lignes TGV, ou des équipements plus discrets comme les compteurs Linky, ou des produits inédits comme les OGM et autres biotechnologies, des citoyens se mobilisent, et c’est une bonne chose si on ne veut pas que le monde soit intégralement contrôlé d’en haut par des experts et des technocrates hors-sol. Au lieu de criminaliser et repousser ces opposants comme des réactionnaires ou de dangereux freins à la « start up nation » promise par le président Macron, il faudrait les soutenir et les encourager car ils sont un rempart contre les dérives modernisatrices et productivistes qui saccagent le monde.

A propos de Linky des communes délibèrent contre leur installation, des collectifs se sont constitués, des individus rejettent cette technologie comme nuisible, coûteuse, liberticide, néfaste pour la santé, anti-écologique, déshumanisante. Mais face à ces citoyens qui refusent d’être pollués et fliqués, l’État et ERDF engagent une vaste propagande pour contrer les critiques et rassurer l’opinion : ces nouveaux compteurs « intelligents » seraient bons pour l’emploi, pour la planète et pour le portefeuille des consommateurs. Derrière Linky il y a en réalité l’imposition progressive et assez sournoise d’une multitude d’artefacts censés automatiser la vie, depuis les Smartphone jusqu’aux « smart cities » : tout va dans le cens d’une gestion algorithmique toujours plus poussée des populations, au nom de l’écologie et de l’optimisation des ressources. Ce monde numérique toujours plus englobant est censé offrir une réponse aux problèmes énergétiques et environnementaux, mais il repose pourtant sur des quantités toujours croissantes de matières et des consommations énergétiques poussées ! Face à ces faux-semblants, à ces illusions et aux promesses high tech innombrables, il me semble que nous avons besoin plus que jamais de citoyens sceptiques et de militants conscients.

Photo : Maison de résistance contre l’enfouissement de déchets radioactifs à Bure (Meuse) et ses environs

Crédits : Wikimedia Commons/ Ji-Elle

Vous avez dit « gauche réac » ?

Article publié le 6 mai 2015 sur Le Comptoir

La gauche n’a jamais semblé aussi divisée qu’aujourd’hui. Si certains se revendiquent clairement progressistes, d’autres, plus réticents, se questionnent davantage et s’attirent les foudres des premiers. Les insultes fusent, les coups bas pleuvent. Parmi ces attaques, le terme de « réactionnaire » revient quasi automatiquement pour qualifier quiconque ne s’inscrit pas dans ce mouvement en avant. Alors, existe-t-elle réellement, cette « gauche réac », ou n’est-elle qu’un fantasme ?

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5 livres à (se faire) offrir pour Noël

Article publié initialement le 22 décembre 2015 sur le Comptoir avec Frédéric Santos, Vincent Froget et Noé Roland

La fête de Noël approche à grands pas et sa débauche consumériste avec. Au Comptoir, nous avons eu l’idée de joindre l’utile à l’agréable et de vous proposer une sélection de livres à offrir, tous sortis dans le courant de l’année 2014. Ces cinq livres que nous vous proposons – que nous aurions aimé être plus variés – sont les livres que la rédaction a trouvés, pour diverses raisons, les plus intéressants au cours de l’année qui s’achève et est à l’image des affinités politiques et intellectuelles de l’équipe. Nous vous souhaitons un joyeux Noël et ne perdez jamais de vue ce qu’est l’esprit de cette fête : un moment de partage fraternel. NB : Il est évidemment fortement déconseillé d’aller acheter ces livres sur Amazon ou à la Fnac…

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