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Comprendre et lutter contre l’avènement du néo-capitalisme avec Michel Clouscard

Article publié initialement le 21 février 2015 sur Le Comptoir

Le 21 février 2009 décédait Michel Clouscard. L’anniversaire de sa mort est une excellente occasion pour redécouvrir sa pensée à la fois originale et fidèle au marxisme, qui reste d’une actualité criante.

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Clément Sénéchal dévoile le spectacle médiatique

 

Le capitalisme n’est pas qu’un système économique. C’est un fait social total, inséparable d’un mode de vie spécifique et d’une culture particulière. N’étant pas anthropologiquement « naturel » – comme certains aimeraient nous le faire croire  – il convient de comprendre comment il survit et comment il se reproduit. Au sein d’une société constamment abreuvée d’informations, il est impossible d’ignorer le rôle que jouent les médias, qu’ils soient traditionnels (journaux, télévision, radio) ou issus du Web (réseaux sociaux, blogs, webzines…). Ancien community manager de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle de 2012, après un passage chez Mediapart, Clément Sénéchal nous propose une analyse marxiste – largement inspirée par Antonio Gramsci et Guy Debord –  de la structure du monde médiatique actuel.

 

Acte I : Les médias verticaux et la société du spectacle

Médias contre médias, la société du spectacle face à la révolution numérique peut être divisé en deux grandes parties. La première analyse les « médias verticaux » quand la seconde traite des « médias horizontaux ». Les médias verticaux sont les médias traditionnels. Ils sont appelés ainsi car ils sont configurés de telle façon que les informations sont transmises de manière descendante. En effet, les médias traditionnels sont organisés pour que le récepteur soit le plus passif possible. Ce dernier n’est en fait qu’un spectateur de ce que Debord nomme la société du spectacle[i] où les médias ont une place prépondérante. Or, comme le note le situationniste : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » Clément Sénéchal analyse donc les médias verticaux dans leur rôle de préservation de la société de classes capitaliste.

Les médias opèrent, selon l’auteur, le même processus de séparation que la production capitaliste et participent au processus d’aliénation par celle-ci. Ils réalisent aussi une dépossession politique. En transformant les individus en simples spectateurs de la société, ils renforcent les élites face aux masses qui se retrouvent extérieures à leur destin. Sénéchal note ainsi que les médias jouent le même rôle que le clergé durant l’Ancien Régime, qui d’après Gramsci représentait la classe des intellectuels traditionnels associée à la noblesse comme classe dominante. Mais si les médias permettent la reproduction du pouvoir, Clément Sénéchal n’oublie pas qu’ils ne représentent pas une classe homogène. En bas de l’échelle, se trouvent les simples journalistes souvent précaires (plus de la moitié des titulaires d’une carte presse ne sont pas en CDI). En haut, nous retrouvons les directions, véritables représentantes du grand Capital et des grands groupes industriels qui détiennent les médias. Dans ce schéma, les éditorialistes jouent le rôle des « intellectuels organiques » dans la théorie gramsciste. Ce sont des « fonctionnaires de la superstructure » – pour reprendre les mots du communiste italien – néolibérale qui organisent le consentement spontané des masses populaires au système. Dans leur mission de conversion à l’idéologie dominante, les médias font l’économie de la dialectique : par un jeu d’occultations, ils font disparaître les principaux antagonismes (de classes notamment) sur lesquels repose la société. Ils permettent également une mise en avant des idées néolibérales, présentées comme les seules valables, et la diabolisation des alternatives.

« Tout ce qui était réellement vécu s’est éloigné dans une représentation »  Guy Debord

 

Acte II : Les médias horizontaux et la possibilité d’une révolution culturelle

Mais par opposition aux médias traditionnels, notre société voit l’émergence de ce que l’auteur appelle les « médias horizontaux ». Il s’agit des médias numériques. Horizontaux, car ils révolutionnent littéralement la trajectoire linéaire de l’information entre émetteur et destinataire. En effet, par son caractère contributif, le Web permet de sortir le public de son rôle de simple spectateur. Les médias horizontaux ouvrent donc une brèche dans le système. Sénéchal met 3 types de médias en avant : les sites collaboratifs (comme Wikipédia), les réseaux sociaux et les vrais médias (comme Mediapart). Les premiers permettent une collaboration entre les internautes. Les deuxièmes organisent un contre-pouvoir aux médias et à l’actualité politique, notamment Twitter par le biais des live-tweet durant les émissions et débats télévisés. Les troisièmes en réinventant de nouveaux business models  – plus indépendants, sans publicités ou gros actionnaires – bouleversent l’industrie médiatique. De plus, les commentaires ouverts au public permettent un vrai dialogue entre les journalistes et le grand public, de telle sorte qu’un article vit réellement et ne s’arrête pas à sa publication. Partant de ce constat, Clément Sénéchal y voit une aubaine pour le camp anticapitaliste (socialiste ou communiste) de renverser l’hégémonie culturelle du libéralisme. Il est cependant lucide et sait que c’est loin d’être gagné. En premier lieu parce que, conscient de cette brèche, le Capital (regroupant notamment industries, gouvernements, médias verticaux) s’organise par des moyens multiples : censure, lutte anti-piratage, espionnage, etc.

On peut cependant regretter que les seules difficultés perçues soient celles liées aux réactions du Capital et que celles provenant du numérique lui-même soient ignorées. Car si l’auteur a raison de dire que Jacques Ellul se trompe en faisant de l’autonomie de la technique le moteur de notre société[ii], il a tort de penser que l’analyse du penseur marxien est totalement erronée. En effet, la technique n’est pas neutre, elle bouleverse constamment  les rapports entre les individus. Si le Web est plein de vertus (correctement énumérées dans l’ouvrage), il a le défaut d’affaiblir le lien social. L’hyper-connexion virtuelle entraîne un appauvrissement des rapports humains réels. Cette fragilisation du lien social se conjugue avec une quasi-sacralisation symbolique de l’image. Tout ceci agit de telle sorte que les réseaux sociaux renforcent un narcissisme[iii] dont le sociologue freudo-marxiste Christopher Lasch voyait le trait marquant de la psychologie capitaliste contemporaine, découlant d’une intériorisation du système[iv]. Ainsi, l’hégémonie culturelle du capitalisme est logiquement renforcée par le Web. De plus, la structure d’Internet favorise les comportements mimétiques – et parfois violents et haineux – dont l’anthropologue René Girard s’est fait le spécialiste. Si bien que le Web, qui pourrait être un formidable instrument d’ouverture, se trouve être pour une majorité un lieu d’auto-formatage. La politisation sur Internet est plus l’exception – bien que quantitativement non négligeable – que la règle. Tout ceci explique que sur Twitter, des hashtags absurdes, liés aux émissions de télé-réalité ou parfois ouvertement altérophobes (sur les Juifs, les Blancs, les Noirs, etc.) sont généralement plus populaires que les hashtags politiques. Si les brèches analysées par Clément Sénéchal sont très justes, le chemin vers l’hégémonie culturelle sera sûrement plus complexe qu’il en a l’air.

 « Chaque révolution a été précédée par un travail intense de critique sociale, de pénétration et de diffusion culturelle » Antonio Gramsci

L’analyse est brillamment menée. Ce livre nous éclaire parfaitement sur le rôle des médias dans notre société capitaliste dont le spectacle est une composante essentielle. On peut cependant craindre que ce livre soit assez difficile d’accès aux lecteurs non habitués à la dialectique marxiste. Mais il s’agit avant tout de l’ouvrage d’un socialiste qui a compris pourquoi le philosophe allemand disait que « la première liberté consiste pour la presse à ne pas être une industrie ». Ce qu’elle est aujourd’hui !

 

Pour aller plus loin :

 

[i] Voir Guy Debord, La Société du spectacle (1967)

[ii] Dans un article publié dans Le Journal du MAUSS le 6 décembre 2010 et intitulé Jacques Ellul ou l’impasse de la technique, Jean-Pierre Jézéquel note qu’en transformant la technique en infrastructure et en reléguant l’économie au rang de superstructure, Jacques Ellul reste prisonnier de la dialectique marxiste et de ses erreurs. En effet en voulant à tout prix trouver un facteur dominant de l’évolution de la société, il ne fait que remplacer le déterminisme économique marxiste à un déterminisme technicien.

[iii] A ce propos, un réseau social comme Instagram, une application comme Snaptchat ou la mode récente des selfies sont des manifestations très claires de narcissisme 2.0. Il est d’ailleurs très symptomatique de voir que ces derniers sont particulièrement populaires chez les adolescents, qui représentent les premières générations qui ont intégralement grandi avec Internet.

[iv] Voir Christopher Lasch, La Culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances (1979)

 

 

 

Clouscard : trajectoire d’un visionnaire solitaire

Né en 1928 à Montpinier, Clouscard fait partie des penseurs français ayant réalisé la critique du capitalisme la plus radicale et la plus aboutie de la fin du XXe siècle. Ce proche du Parti Communiste Français rattache sa pensée à trois philosophes : Rousseau, Hegel et Marx. Il s’efforce ainsi de prouver que le premier est le père du socialisme démocratique et que les seconds sont ses fils théoriques. Le Tarnais définit Rousseau comme le fondateur de la conception morale et des définitions modernes de l’égalitarisme et de la liberté, par le biais du matérialisme dialectique et historique. Il oppose à cette philosophie le néo-kantisme de Sartre, Lacan, Foucault, Levi-Strauss ou encore Barthes, qui est, selon lui, fondamentalement contre-révolutionnaire. C’est à partir de cela qu’il pourra poser les bases de sa critique du nouveau visage du capitalisme de nature libérale-libertaire.

 

Mai 68 : tout est permis mais rien n’est possible

Le plus grand exploit de Clouscard est d’avoir compris immédiatement le caractère contre-révolutionnaire de mai 68. Tandis que toute l’intelligentsia – principalement de gauche – y voit une avancée sociale majeure, il dénonce l’imposture qui se trame. Dans ce qui reste à ce jour son œuvre la plus célèbre, Néo-fascisme et idéologie du désir, il analyse avec lucidité les forces en actions. Il explique ainsi qu’il s’agit d’une lutte opposant trois personnalités symbolisant chacune une composante différente de la bourgeoisie. Nous avons alors le « libertaire » Daniel Cohn-Bendit, de Gaulle dans le rôle du conservateur et Pompidou dans la peau du libéral débonnaire. Si le Président de la République de l’époque représente la bourgeoisie traditionnelle et vertueuse qui sert de rempart au capitalisme fou, il n’en va pas de même pour les deux autres protagonistes. L’ancien Premier ministre, et ex-directeur général de la banque Rothschild, préfigure le néolibéralisme, à savoir ce capitalisme inhumain qui asservit les hommes en les transformant en consommateurs compulsifs. Mais ce basculement d’un capitalisme traditionnel à un capitalisme libéral est freiné par le conservatisme du gaullisme, qu’il faut donc liquider à tout prix. C’est là qu’intervient « Dany le rouge », le (libéral)-libertaire. La libéralisation totale des mœurs qu’il prône permet d’émanciper les Français des vieilles valeurs, pour les soumettre à la consommation de masse. Ce libertarisme – qui n’a pas grand chose à voir avec le libertarisme authentique – n’est que le fruit du freudo-marxisme, qui défend une libéralisation de la conscience de classe au profit de l’assouvissement des envies. La séduction du capitalisme peut enfin atteindre son apogée et le consumérisme devient indépassable. Mai 68 annonce alors le partage du gâteau entre les trois pouvoirs de l’actuel consensus : social-démocrate, libéral, libertaire. Au premier, on laisse la gestion administrative, au second la gestion économique, enfin au dernier celle des mœurs devenues nécessaires au marché du désir. Ce nouveau système est en constante révolution interne. L’ancienne description marxiste d’un capitalisme en mouvement perpétuel et détestant la stabilité est plus que jamais d’actualité.

« Le capitalisme a viré à gauche au niveau politico-culturel et a viré à droite au niveau économico-social. »

Le retour à l’État-nation

L’autre bataille du philosophe, bien moins connue, est celle de la défense de l’État-nation. Sur le sujet, il se place plus du côté de Rousseau et de Hegel que de Marx. Comme le premier, il pense que l’État est seul légitime pour maintenir la liberté et l’égalité des citoyens. Comme le second, il pense que l’État-nation est une construction historique indépassable. Conscient du lien inaltérable entre l’infrastructure économique et l’environnement économique qui fondent ensemble la seule superstructure protectrice, le capitalisme ne peut être soumis que par le contrat social citoyen qui met en relation toutes les composantes de l’économie. Depuis la révolution de 1789, les grandes avancées n’ont pu être obtenues que par l’État-nation. Son dépassement n’est donc pas souhaitable. Le capitalisme libéral ne s’exprime, dans sa forme moderne, qu’à travers la mondialisation et l’Union européenne qui détruisent toutes les marches de manœuvres économiques. Voilà pourquoi Clouscard va s’engager contre Maastricht et pour le retour à la souveraineté nationale, comprenant encore une fois avant tout le monde le danger de la monnaie unique. Il ne sera que trop peu écouté.

« L’État a été l’instance superstructurale de la répression capitaliste. C’est pourquoi Marx le dénonce. Mais aujourd’hui, avec la mondialisation, le renversement est total. Alors que l’État-nation a pu être le moyen d’oppression d’une classe par une autre, il devient le moyen de résister à la mondialisation. C’est un jeu dialectique. »

Intellectuel très en avance sur son temps, Michel Clouscard aura été trop marginalisé au sein de son propre camp, qui lui a toujours préféré les fils du néo-kantisme. Sûrement le signe que le libéralisme a gagné, au sein même de la gauche dite « antilibérale ». On retiendra surtout de lui qu’il a su comprendre avant tout le monde que la libéralisation des mœurs prônée par la bourgeoisie n’est autre que la liberté de produire et de consommer, et donc de n’être qu’une simple variable d’ajustement au sein du nouveau capitalisme de séduction.

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