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Anne Steiner : « La seule réaction syndicale à la hauteur des événements serait un appel à la grève générale illimitée »

Entretien initialement publié le 14 janvier 2019 sur Le Média presse

Sociologue et maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Anne Steiner travaille sur la violence politique. Aux éditions L’Échappée, elle a publié deux ouvrages sur les émeutes anarcho-syndicalistes : Le goût de l’émeute : manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque » (2012) et Le Temps des révoltes : Une histoire en cartes postales des luttes sociales à la « Belle Époque » (2015). Elle revient avec nous sur la mobilisation des Gilets jaunes et surtout sur les points communs entre les Gilets jaunes et les anarcho-syndicalistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Refus de représentations et de couleurs politiques, action directe et violence : depuis les émeutes anarcho-syndicalistes de la Belle Époque (1879-1914), la France n’avait pas connu un tel mouvement social. Pourtant, le parallèle semble vite atteindre ses limites. Héritiers des Communards, les anarcho-syndicalistes appartenaient à une organisation, la CGT, s’inscrivait dans un cadre idéologique précis, défini dans la Charte d’Amiens (1906), et avait un but bien défini : l’abolition du capitalisme et de l’État bourgeois. Pour les Gilets jaunes, tout cela semble plus flou. Anne Steiner, sociologue et spécialiste nous aide à faire le point.

Le Média : Les Gilets jaunes ont commencé par des blocages sur des ronds-points et des ouvertures de péages. Depuis, le mouvement a évolué vers d’autres formes, avec en plus des rassemblements en grandes villes, qui sont souvent le théâtre d’affrontements musclés avec les forces de l’ordre. Sommes-nous passés des manifestations à l’émeute ?

Anne Steiner : Toute manifestation est susceptible de se transformer en émeute dès lors qu’elle n’est pas efficacement encadrée par un service d’ordre. Le modèle de la manifestation « raisonnable » avec autorisation préalable et trajet négocié s’est mis en place assez tardivement en France. Le premier exemple en a été la manifestation organisée à Paris, le 17 octobre 1909, pour protester contre l’exécution du pédagogue libertaire catalan Francisco Ferrer après qu’une première manifestation spontanée, le 13 octobre, ait tourné à l’émeute avec barricades, tramways et kiosques brûlés, rues dépavées, conduites de gaz mises à nu et enflammées, policiers revolvérisés… Mais c’est seulement après la Première Guerre mondiale que s’impose le modèle de la manifestation autorisée et contrôlée par les organisateurs eux-mêmes, un modèle qui, nonobstant quelques débordements en marge des cortèges, est resté dominant pendant plusieurs décennies.

On a pu voir durant la mobilisation contre la réforme du code du travail en 2016 que ce modèle vacillait et que les organisations syndicales n’avaient plus la force, ni peut-être la volonté, de s’opposer à la tentation émeutière portée par des éléments de plus en plus nombreux et déterminés. Mais il y a une grande différence entre la violence des cortèges de tête, esthétisée, codée, ritualisée même, et sous-tendue par une théorie insurrectionaliste, et la violence des Gilets jaunes, beaucoup plus spontanée, non élitiste, au sens où tout un chacun, quelque soit son âge et sa vision du monde, peut s’y retrouver, y prendre part. Cette violence évoque, bien plus que celle portée par le cortège de tête, celle des cortèges indisciplinés de la Belle Époque « livrés au hasard des inspirations individuelles » que Jaurès, dans un plaidoyer en faveur du droit de manifester, opposait aux grands rassemblements de rue organisés sous le contrôle et la responsabilité du prolétariat lui-même.

Il y a chez les Gilets jaunes un refus ou du moins une désinvolture par rapport aux règles établies depuis 1935 soumettant le droit de manifester à une déclaration préalable et à un itinéraire établi. Dès lors, leurs rassemblements peuvent être considérés comme séditieux et se voient exposés à une répression brutale des forces de l’ordre, ce qui suscite en retour une montée de la violence des manifestants, y compris de la part de ceux et celles qui n’avaient nullement l’intention d’en découdre avec les policiers et gendarmes. Le basculement de la manifestation à l’émeute advient d’autant plus abruptement qu’il n’y a pas d’intention préalable de commettre des violences, qu’il ne s’agit pas de détruire quelque misérable McDonald’s comme le premier mai 2018 pour se disperser ensuite, mais de livrer un combat à mains nues et à visage découvert jusqu’à l’épuisement d’une colère que rien ne peut venir apaiser. L’émeute survient quand la peur déserte les corps et les esprits, quand on ne craint plus les coups, les mutilations, les arrestations, les condamnations, quand la rage s’empare d’une foule sans leaders, ni organisation, sans « catéchisme révolutionnaire », quand elle s’empare de toutes et tous, sans aucune détermination préalable de genre, d’âge, de condition physique…

Refus de toute représentation, de couleur politique et action directe : les Gilets jaunes ressemblent-ils à la CGT anarcho-syndicaliste ?

On ne peut pas comparer les Gilets jaunes, mouvement de masse protéiforme, à une organisation comme la CGT syndicaliste révolutionnaire qui, si elle refusait toute main mise des partis sur les syndicats, avait une vision claire des buts à atteindre et des moyens à utiliser. Il s’agissait de faire advenir une société sans classe ni État par l’action directe et par la grève générale.

En revanche, il est tout à fait possible de faire des analogies entre les grèves de la période syndicaliste révolutionnaire (1000 à 1500 grèves par an sur l’ensemble du territoire et dans tous les secteurs d’activité ente 1906 et 1912), et la mobilisation des Gilets jaunes. Car ces mouvements surgissent souvent au sein de populations faiblement politisées, peu syndiquées, vivant dans des petites villes ou même des villages comme les serruriers de Picardie, les boutonniers de l’Oise, les chaussonniers de Raon l’Étape (je parle au masculin mais la part de la main d’œuvre féminine y est très importante). Le niveau de violence de ces conflits est souvent très élevé avec demeures patronales incendiées ou dynamitées, contremaîtres et patrons brûlés ou pendus en effigie, usines sabotées, bâtiments administratifs attaqués, et rudes affrontements avec la troupe.

Et l’on voit les victimes de ces exactions, découvrant comme au sortir d’un songe, la haine qu’ils suscitent dans le cœur de ces ouvriers et ouvrières qu’ils pensaient pouvoir continuer à opprimer, en toute impunité, à coups de règlements toujours plus draconiens, d’exigence de productivité accrue, de baisses de salaire. Exactement comme les classes dominantes sont prises d’effroi en voyant entrer brutalement en éruption ce peuple de « Gilets jaunes » qu’elles croyaient apathique et à jamais vaincu, ce peuple qui a encaissé pendant plusieurs décennies les délocalisations, l’asphyxie des petites villes et des villages dans lesquels ils se trouvent relégués, la suppression des services publics, la perte de tout pouvoir de décision politique, la multiplication des taxes, et le mépris de moins en moins dissimulé des gouvernants.

Autre point commun, on observe dans les mouvements sociaux de la période syndicaliste révolutionnaire, une remise en question de la démocratie représentative, une méfiance par rapport aux partis politiques et par rapport aux députés qu’on appelle ironiquement les quinze mille ou les QM depuis que leur indemnité parlementaire est passée de 9000 à 15 000 francs annuel. Pour améliorer leur condition, les acteurs de ces mobilisations croient davantage à la grève et à l’épreuve de force avec le pouvoir qu’à l’action parlementaire. Ils ne sont pas réformistes. Il y a un véritable désenchantement par rapport à la République qu’ils ont pourtant chérie.

Contrairement aux émeutes anarcho-syndicalistes, tout se passe le week-end et il n’y a pas de manifestations en semaine. Comment l’expliquez-vous ? Les syndicats traditionnels sont-ils responsables de cet état de fait ?

Les mouvements émeutiers de la Belle Époque adviennent pour la plupart dans un contexte de grèves longues et dures. Et dans un tel cadre, la mobilisation est bien sûr quotidienne. Mais en revanche, la grande révolte des viticulteurs du midi en 1907 a un mode de mobilisation comparable à celui des gilets jaunes avec des rendez-vous hebdomadaires chaque dimanche, seul jour chômé de la semaine. Ils se retrouvent à 15 000 à Capestang le 21 avril 1907, 80 000 à Narbonne le 5 mai, 150 000 à Béziers le 12 mai, 250 000 à Carcassonne le 26 mai, 800 000 à Montpellier le 9 juin. On voit toute une population qui vit de la monoculture de la vigne se soulever contre la paupérisation qui la frappe. Comme les gilets jaunes, les viticulteurs du Languedoc, se disaient apolitiques et n’avaient comme interlocuteur que le gouvernement auquel ils demandaient une législation contre la fraude. À ceux qui s’interrogeaient sur leur appartenance de classe et leurs préférences politiques ou qui les accusaient d’être réactionnaires, ils répondaient : « Qui sommes-nous ? Nous sommes ceux qui doivent partout : au boulanger, à l’épicier, au percepteur et au cordonnier, ceux que poursuivent les créanciers, ceux que relancent les huissiers, ceux que traquent les collecteurs d’impôts. Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la détestent et ceux qui s’en foutent. »

Le mouvement des Gilets jaunes ne démarre pas à partir d’une grève. Leur seul interlocuteur est l’État. Ils lui demandent une fiscalité plus juste et une hausse du salaire minimum puisque c’est à l’État qu’il revient de fixer ce montant. C’est une lutte de classes puisqu’elle pose le problème de la répartition des richesses et du pouvoir, mais elle n’a pas l’entreprise comme terrain. Aussi les syndicats sont hors-jeu. Et la seule réaction syndicale à la hauteur des événements serait un appel à la grève générale illimitée qui n’aurait bien sûr aucune chance d’aboutir. Certains salariés pourraient peut-être, profitant de l’affaiblissement de l’exécutif, se lancer dans un mouvement de revendication et utiliser l’arme de la grève. Mais quoiqu’il en soit, le principe des manifestations le samedi me semble très pertinent car il permet à tous, grévistes ou non grévistes d’y participer. Durant la mobilisation contre la réforme du code du travail, si les effectifs des manifestations, qui avaient toujours lieu en semaine, ont décru au fil du temps, c’est en partie parce que qu’il était impossible à beaucoup de salariés de poser de nouvelles journées de grève.

La question du rapport aux forces de l’ordre reste ouverte. Le mouvement doit-il chercher à attirer une partie d’entre elles ?

Au début du mouvement, il y a eu plusieurs tentatives de fraternisation avec les forces de l’ordre, notamment sur les ronds-points. Et bien entendu, policiers et gendarmes auraient pu se retrouver dans les revendications des Gilets jaunes puisqu’ils partagent les mêmes conditions de vie, salaires modestes, et souvent habitat péri-urbain. Mais dès les premières manifestations en ville, les Gilets jaunes ont fait l’expérience de la répression, ils ont été tour à tour nassés, bloqués, aspergés de gaz lacrymogène, soumis à des tirs de LBD ou de grenades offensives, matraqués. Cela a détruit toute illusion d’un possible passage à la sédition des forces chargées de maintenir l’ordre. Seul rempart du gouvernement contre la colère du peuple, celles-ci ont obtenu la compensation financière qu’elles réclamaient et, selon toute vraisemblance, elles tiendront bon.

Pour beaucoup de Gilets jaunes, qui n’avaient jamais manifesté, et qui, dans leur ensemble, ne nourrissaient aucun sentiment d’hostilité à l’égard de la police, cette brutale confrontation avec la répression a constitué un véritable choc. Elle a fait naître une haine incommensurable et une volonté d’en découdre, suscitant en retour un accroissement des brutalités policières. Le nombre de blessés graves est impressionnant. Une femme, qui ne manifestait même pas, a été tuée à Marseille sans qu’on entende le ministre de l’intérieur ou le chef du gouvernement s’excuser. Si la victime collatérale de ce tir de grenade avait été une habitante des beaux quartiers de la Capitale, gageons qu’elle aurait eu droit à davantage d’égards ! Il est, de même, tout à fait inédit d’entendre un ancien ministre, de l’Éducation nationale qui plus est, regretter que les forces de l’ordre ne puissent tirer, à balles réelles, sur les manifestants. On peut se demander d’ailleurs, si en l’absence de toute réponse politique, cela ne va pas finir par arriver.

Des Gilets jaunes ont tenté, en décembre, de bloquer le marché de Rungis, qui alimente Paris et sa région. Lors d’un précédent entretien, vous expliquiez : « Aujourd’hui, il faut faire la grève générale de la consommation, c’est le seul levier sur lequel nous pouvons agir. C’est-à-dire qu’il faut réduire de façon drastique sa consommation de biens industriels, se détourner au maximum des circuits marchands, et produire autrement ce que nous considérons comme nécessaire à notre bien-être. Le capitalisme ne survivrait pas à une désertion en masse de la consommation. » Les Gilets jaunes peuvent-ils se diriger vers cela ?

Les Gilets jaunes ont bloqué également des centres commerciaux et des dépôts de marchandises. Et leurs manifestations hebdomadaires en centre-ville ont eu comme résultat de faire drastiquement chuter les achats au moment crucial des fêtes de fin d’année. Ces fêtes, qui auraient pu sonner le glas du mouvement, n’ont pas entamé le moins du monde la détermination des protestataires. Et c’est là que peut résider l’espoir de voir le mouvement évoluer vers une remise en cause des pratiques habituelles de consommation. Nombre de gilets jaunes ont affirmé qu’ils ne ripailleraient pas comme le veut la tradition et qu’ils préféraient passer le moment du réveillon dans les cabanes édifiées sur les rond-points, ces micro-ZAD. Ils ont expérimenté le goût de la commensalité, comme dans les soupes communistes des grèves d’antan, où l’on collectait des aliments que l’on préparait et mangeait ensemble. De ces expériences inédites, de nouvelles pratiques de consommation peuvent naître. Elles peuvent amener à se détourner de la nourriture industrielle nocive et finalement coûteuse pour produire, échanger et partager de quoi manger. Mais aussi à fabriquer ou à recycler vêtements et objets divers, à mutualiser certains biens comme les véhicules. Au niveau local, sans passer par les applications qui transforment tout ce qui relevait du don, du prêt, du partage, en marchandise.

Actuellement de nombreux Gilets jaunes sont décroissants par obligation et sous-consommateurs par nécessité, ils peuvent très bien le devenir par choix s’ils perçoivent la charge subversive de tels comportements. Cela n’adviendra pas en quelques semaines, il faudra du temps, mais quel que soit son dénouement, cette lutte ne laissera pas indemnes ceux qui l’ont menée et il se peut bien qu’elle les conduise sur ces chemins-là.

Légende de l’image de une : Les Gilets jaunes, le 15 décembre, à Paris

Crédits : Koja

Mai 68 : histoire d’une grande grève générale

Article initialement publié le 27 avril 2018 sur Le Média presse

Nous l’oublions souvent, mais Mai 68 ce n’est pas qu’une révolte étudiante libertaire. C’est aussi le plus grand mouvement social français du XXe siècle, et il mérite qu’on s’y attarde à ce titre.

De nos jours, les Trente Glorieuses sont souvent idéalisées, même par la gauche. Pourtant, les 5 % de croissance annuel du PIB et le presque plein-emploi n’ont pas empêché les désordres sociaux, qui ont culminé en mai 1968. Car, il s’agit d’une séquence qui a sa propre logique. Elle est indépendante de celle portée par les étudiants. Certes, la critique situationniste, défendue par une frange radicale des étudiants, n’est pas sans rapport avec le mouvement ouvrier. Mais ce dernier est avant tout le fruit des rapports sociaux de l’époque.

Un capitalisme en échec

Cinq ans avant le premier choc pétrolier et le début de la crise économique, la situation est moins glorieuse que beaucoup ne le pensent. Certes, les classes moyennes se développent et accèdent au mode de vie consumériste, importé en partie des Etats-Unis. Pourtant, deux millions de travailleurs sont au SMIG – qui sera remplacé en 1970 par le SMIC – et le chômage est en pleine progression. Le seuil des 500 000 demandeurs d’emploi est proche et l’ANPE est créée en 1967 sous l’impulsion de Jacques Chirac, alors secrétaire d’Etat à l’Emploi dans le gouvernement Pompidou. En 1963, la Grève des mineurs constitue un premier avertissement. Du 1er mars au 4 avril, le Nord-Pas-de-Calais, la Lorraine et le Centre de la France, bassins miniers, sont ébranlés. Des centaines de milliers de manifestants sont dénombrées et la production française est très ralentie. 6 millions de « journées individuelles non travaillées » sont comptabilisées. Les syndicats marchent ensemble. Les travailleurs obtiennent des avancées, mais elles ne suffiront pas.

« On pourrait dire que 68 a commencé à Caen, dans les luttes ouvrières de la Saviem en janvier, qui ont été un grand moment de lutte contre le patronat, avec déjà des liens avec des étudiantEs venus prêter main forte aux travailleurEs », explique l’historienne Ludivine Bantigny auteure cette année chez Seuil de 1968 : de grands soirs en petits matins. « Si on regarde les années précédentes, 1966 et 1967, il y a beaucoup de mobilisations, très diverses, qui ont montré des solidarités entre différents univers sociaux, différentes classes sociales, et en particulier des solidarités entre ouvrierEs, paysanEs et étudiantEs », précise-t-elle dans un entretien accordé à Mediapart.

Les prémices de Mai 66

En 1965, Charles de Gaulle est confortablement réélu lors de la première élection présidentielle au suffrage universel direct. Pourtant son pouvoir est plus fragile qu’il en a l’air, car la contestation du capitalisme porte autant dans les milieux universitaires que dans les usines. En mai 1966, fait rare, la CGT et CFDT appellent ensemble à une journée de grève générale. Le 17 mai, des centaines de milliers de travailleurs sont dans la rue. En fin d’année, alors que les situationnistes déstabilisent les universités françaises, les usines Dassault de Bordeaux sont le théâtre d’agitations. L’année 1967 est une année de troubles. Tandis que les ouvriers de Dassault se calment en février, une grève éclate dans le textile à Besançon, obligeant la police à intervenir le 24 mars. Métallurgie, mines, agriculture, ou encore chantier naval de Saint-Nazaire : de nombreux secteurs sont peu à peu touchés. Pendant que les revendications sociétales des étudiants montent, la contestation sociale donne de la voix. 4,5 millions de journées de grève sont relevées, soit un record depuis 1958. Un nouveau cycle de luttes sociales est bien entamé. Les occupations sont généralement musclées et la police intervient souvent. 1968 commence sur les chapeaux de roues. Le 23 janvier, à Caen, les salariés de la Saviem, qui sont 4 000, se mettent en grève. Ils réclament une augmentation de salaire et le respect des droits syndicaux. Les syndicats sont débordés par la radicalité de leur base. L’usine est occupée et des piquets sont mis en place. Quatre jours plus tard, d’autres usines, comme Moulinex, se mettent en grève par solidarités. Des étudiants viennent soutenir. Le travail reprend le 5 février, à l’initiative des syndicats… Mais ceux-ci sont encore débordés et 3 000 travailleurs quittent l’usine pour aller manifester. Moteurs Baudoin, usine Perrier de Vergèze dans le Gard, grèves diverses à Honfleu, grève perlée chez Sud-Aviation à Cannes-la-Bocca, usine Wisco à Givet (Ardennes) : les mouvements s’enchaînent, même si les mois de février, mars et avril sont plus calmes. Tous les éléments pour une contestation de grande ampleur sont présents. Mais il faut un détonateur. C’est le rôle que joueront les étudiants.

Une situation qui échappe à tout contrôle

Le 6 mai, huit étudiants de Nanterre, dont Daniel Cohn-Bendit et René Riesel, sont convoqués par le rectorat en commission disciplinaire. Des professeurs dont le marxiste libertaire Henri Lefebvre, Alain Touraine et Paul Ricœur les accompagnent. Le mouvement étudiant est alors bien lancé. D’inspiration libertaire, trotskiste, maoïste ou encore conseilliste, il échappe complètement au PCF et à son allié syndical, la CGT. Pris de court, ce dernier s’en prend même au mouvement, qualifié de « petit-bourgeois », « puéril » et de « gauchiste ». Georges Séguy, secrétaire générale de la CGT depuis 1967, affirme n’avoir « aucune complaisance envers les éléments troubles et provocateurs qui dénigrent la classe ouvrière, l’accusant d’être « embourgeoisée » et ont l’outrancière prétention de venir lui inculquer la « théorie révolutionnaire » et diriger son combat. » Pour lui, « le mouvement ouvrier français n’a nul besoin d’encadrement petit-bourgeois. » La CFDT, organe autogestionnaire de la deuxième gauche, est lui plus favorable au mouvement naissant. Pour finir, FO est réservé. Le syndicat est sensible au mouvement étudiant, mais craint de se laisser dépasser. La CGT comprend néanmoins que le désordre social va persister. Le syndicat cherche alors à l’encadrer et revenir à des revendications socio-économiques. Elle initie alors une grève générale le 13 mai, sans réel mot d’ordre. Elle doit mettre fin au mouvement et prouver la suprématie communiste sur les « gauchistes » d’étudiants. Lycéens, étudiants et ouvriers sont alors dans la rue. Le succès dépasse les attentes. Selon la CFDT, plus d’un million de personnes auraient été dans la rue ce jour-là. Les autres estimations vont de 170 000 à 500 000. Le succès est tel que la grève reprend le lendemain, sans que la CGT ne soit dans le coup. Au fur et à mesure, ce sont 5 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Le PCF et la CGT tentent de prendre le leadership et d’imposer leur programme, en vain.

La convergence des luttes globale n’aura finalement jamais lieu, malgré quelques alliances ponctuelles entre ouvriers et étudiants. Les seconds sont trop méprisés par le PCF et la CGT qui encadrent les travailleurs. Les ouvriers, eux, ne se reconnaissent pas totalement dans les revendications sociétales étudiantes. Le 25 mai, huit formations syndicales sont convoquées au ministère du Travail, rue de Grenelle. La CGT et FO privilégient l’augmentation des salaires, alors que la CFDT en a surtout pour la reconnaissance du droit syndical. Tous obtiendront en partie gain de cause. Les avancées sont sans précédents depuis la Libération. Le Smig est augmenté de 35 %. Les jours de grèves sont payés à 50%. Les sections syndicales d’entreprise sont reconnues. La CGT ostracisé depuis la guerre froide obtient même d’être pleinement intégrée (ou réintégrée) dans les institutions paritaires. Pourtant, contrairement à la volonté du PCF et de la CGT, le mouvement ne s’éteindra pas. Cependant, elles cessent progressivement. Les élections des 23 et 30 juin sont finalement un triomphe pour le gaullisme. La révolution ne sera finalement pas faite. Il n’y aura eu que la réforme et la chienlit, qui ont effrayé le président de Gaulle.

Photo : Manifestation pour la sauvegarde de la Société des Aciéries du Saut du Tarn (1968)

Crédits : Sautdutarn/ Commons creative

« La CNT considère que le syndicat se suffit à lui-même et n’a pas besoin de relais politique »

Interview publiée le 18 janvier 2016 sur Le Comptoir

Notamment connue pour la révolution sociale espagnole de 1936, en pleine guerre civile opposant républicains et franquistes, la Confédération nationale du travail (CNT) est devenue un symbole de l’anarcho-syndicalisme. C’est en 1946 qu’est fondée l’organisation française par des militants espagnols en exil, ainsi que par des anciens membres de la CGT-SR et d’ex-résistants qui désertent la CGT, à cause de la tutelle exercée par le Parti communiste. Aujourd’hui, malgré un nombre d’adhérents relativement faible comparé aux grosses structures que sont la CGT, la CFDT ou encore FO, la CNT continue de faire vivre l’espoir de l’anarcho-syndicalisme en France : un bon point pour elle. Nous avons donc décidé de rencontrer deux de ses membres : Frédéric Siméon et Raphaël Romnée, coordinateurs de l’ouvrage collectif “De l’autogestion – théories et pratiques”.

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