Archives du mot-clé individualisme

Nuit debout : ne soyons pas la farce de Mai-1968 !

Article publié le 11 mai 2016 sur Le Comptoir

Questionné par nos soins lors de la première Nuit debout du 31 mars, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon relevait qu’un lien semblait unir la jeunesse qui se mobilise contre la loi El Khomri et celle qui s’est insurgée en Mai-1968. Les similitudes sont telles que le marxo-spinoziste explique : « C’est comme si à presque cinquante ans de distance, des générations se parlaient. » Ce parallèle mérite d’être analysé, surtout si nous voulons que Nuit debout ne réitère pas les erreurs de son aîné.

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Marcel Gauchet : « Le non-conformisme est globalement passé du côté conservateur »

Entretien publié initialement le 14 octobre 2015 sur Le Comptoir

Philosophe et historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le rédacteur en chef de la revue “Le Débat est un intellectuel complexe. Penseur de gauche, héritier du libéral Raymond Aron, critique du marxisme, ainsi que de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault – idoles de la gauche contemporaine –, Marcel Gauchet ne peut pas faire l’unanimité. Radicalement anticapitalistes, au Comptoir, nous ne nous retrouvons pas dans le réformisme du philosophe. Pourtant, nous considérons que le père de l’expression « fracture sociale » fait partie des intellectuels qui aident à mieux comprendre notre époque, notamment grâce à l’analyse de la modernité développée dans “Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion” (Gallimard, 1985). Nous avons mis de côté nos divergences pour discuter avec lui de sujets aussi vastes que la démocratie représentative, la modernité, les droits de l’Homme, ou encore le libéralisme.

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Abstention : la démocratie est morte, vive la démocratie

 

Le résultat des élections européennes qui se sont déroulées dimanche dernier (25 mai 2014) ont été une nouvelle claque pour la classe politique. Tous les commentateurs se sont focalisés sur le Front national (FN) qui est arrivé en tête avec 24 % des suffrages exprimées. Mais le vrai fait marquant est le niveau élevé d’abstention qui a atteint 57,5 % des électeurs (et 73 % chez les moins de 35 ans). Ce chiffre, certes en baisse par rapport aux Européennes de 2009, en dit long sur l’état de notre démocratie et devrait interroger sérieusement. Mais évidemment aucun des grands spécialistes acclamés par le système ne se posera les bonnes questions, préférant se faire passer pour plus stupides qu’ils ne le sont.

 

Les dernières Européennes ont subi un nouveau boycott massif des citoyens français. Certes, cela tient en grande partie à la spécificité de cette élection et on peut parier sans trop prendre de risque que le prochain grand scrutin national connaîtra une abstention moins massive. En effet, les Européennes ont le paradoxe d’être à la fois une élection d’une extrême importance – l’Union européenne (UE) jouant un rôle centrale dans la politique nationale – et sans vrai enjeux – le Parlement européen n’est au fond qu’une super chambre d’enregistrement, sans pouvoir de modification radicale. Il faut ajouter à ceci la complexité de la construction européenne et son éloignement par rapport aux citoyens. Pour finir, il ne faut pas oublier que certains petits partis (comme le M’Pep ou le MRC) et des intellectuels (comme Emmanuel Todd) ont appelé au boycott, et même si leur rôle a sûrement été limité, il n’a pas été inexistant. Mais pourtant, une vraie tendance de fond existe. Depuis une trentaine d’années, l’abstention augmente tendanciellement, au point d’être devenu le vrai premier parti des classes populaires. On assiste ainsi plus que jamais à ce que l’intellectuel Cornelius Castoriadis appelait la « montée de l’insignifiance ». Il convient alors de comprendre comment et pourquoi le peuple français, dont Karl Marx avait analysé le caractère fondamentalement politique, se transforme en peuple apolitique. Deux raisons complémentaires et indissociables peuvent être retenues : la première porte sur le système politique, la seconde sur notre société et les individus qui la composent.

 

« Si voter ça servait à quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit » Coluche

 

La dépossession du pouvoir politique

« Le principe de base de la constitution démocratique c’est la liberté. (…) Et l’une des formes de la liberté c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant » écrivait Aristote au IVème siècle avant J-C[i]. Une vision très éloignée de ce que l’on tient aujourd’hui pour principe démocratique. Pourtant, en 1762, Jean-Jacques Rousseau montrait que le suffrage universel n’était pas suffisant pour garantir un système politique donnant le pouvoir au peuple[ii]. L’élection seule fonde une « aristocratie élective » (aristos, les « meilleurs » en grec, l’élection étant le choix des meilleurs). Si le peuple est libre les jours d’élection, il est loin de posséder le pouvoir le reste du temps. Notre Vème République, véritable « monarchie républicaine », n’est qu’une forme d’aristocratie élective. La conséquence de cette forme de gouvernance est d’infantiliser le peuple. Dépossédé, il s’habitue à n’être consulté que sur des choix limités. Le peuple ne se compose plus de citoyens, mais d’«esclaves incapables de se gouverner » pour reprendre une formule aristotélicienne.

Evidemment, ça n’explique pas tout. La dépossession politique n’est pas exclusivement due à la Vème République. Celle-ci est d’ailleurs elle-même dépossédée. Sorte de bonapartisme républicain, notre système d’inspiration gaulliste repose sur un pouvoir exécutif fort. Pourtant, jamais dans l’histoire de notre pays le gouvernement n’a semblé autant incapable de gouverner. « L’Etat ne peut pas tout » déclarait l’ancien premier ministre Lionel Jospin, en abandonnant les ouvriers de Michelin, en 2000. On pourrait même se demander s’il peut encore faire autre chose que des cadeaux à la bourgeoisie. La mondialisation et l’Union européenne – qui représente une forme totale de mondialisation à l’échelle régionale –, en mettant en hyper-concurrence les travailleurs et en transformant les entreprises en énormes prédateurs au-dessus des frontières et cadres nationaux (et donc des lois démocratiques), a rendu le capitalisme tout puissant. C’est bien une guerre de classes qui se joue, avec un rapport de force déséquilibré. Dans ce contexte, les autorités politiques sont transformées en simples techniciens, gestionnaire du grand Capital[iii]. Les citoyens sont donc doublement dépossédés, car le pouvoir échappe même à ceux qui leur ont confisqué. Conscients intuitivement de cela, les électeurs n’ont plus grand intérêt à voter. Ils voient clairement le manège qui se déroule devant leurs yeux : la politique n’est plus qu’une alternance sans alternative. Peu importe le résultat, le libéralisme est toujours vainqueur.

Et quand le peuple a le choix, comme lors du référendum sur le traité constitutionnel du 2005, si ce choix n’est pas conforme au souhait des élites, ces dernières n’hésitent pas à afficher leur dédain pour l’expression populaire en passant outre le résultat. Dur d’espérer changer quelque chose par le vote. Pourtant, l’explication de l’abstention par la dépossession du pouvoir ne peut se suffire à elle-même. Car, le vote ne représente finalement qu’une partie infime de la politique. Si les citoyens voulaient réellement reprendre le contrôle des choses, ils se révolteraient activement et pas seulement passivement en boycottant les urnes. Il s’agit donc aussi d’une régression de la politique en son sens le plus large, au sens de la civilité.

 

« L’homme est un animal politique qui traîne la patte » Lucio Bukowski

 

Individualisme et destruction du communautaire

Le désintérêt pour la vie de la Cité (polis) est un symptôme de notre époque. C’est donc  dans la particularité de notre société qu’il faut chercher les conséquences. Nous vivons à l’ère de l’individualisme. Ce dernier ne doit pas être entendu comme une simple montée de la liberté individuelle. Il faudrait plutôt retenir la définition du philosophe Emmanuel Mounier pour qui « l’individu est la dissolution de la personne dans la matière »[iv]. En résulte un repli inévitable vers la sphère privée, qui dégénère en effacement du public. C’est ainsi que l’on passe de l’individualisme à l’obsession narcissique. Forme vide, l’homme post-moderne n’est plus capable d’envisager les choses collectivement, ni de penser un quelconque changement social. « Pour Narcisse le monde est un miroir ; pour l’individualiste farouche d’antan, c’était un lieu sauvage et vide qu’il pouvait façonner par la volonté », écrivait l’historien et sociologue Christopher Lasch en 1979[v].

Or, la politique ne peut être une chose individuelle. C’est d’ailleurs l’idée qui est exprimée par Aristote quand il définit l’homme comme étant un zoon politikon. La traduction d’« animal politique » n’est pas suffisante, politikon en grec ne renvoyait pas qu’à la qualité civique, mais aussi au social et au communautaire. La politique ne peut pas exister pleinement dans une société où les citoyens ne sont que simplement liés par des rapports contractuels – et c’est sans doute la plus grande erreur de Jean-Jacques Rousseau. Elle est affaire de communauté[vi], de passion, de sentimentalité, de partage et de traditions. Voilà pourquoi une fois que l’homme devient une « monade isolée, repliée sur elle-même », selon l’expression de Marx[vii], il n’est plus qu’« un animal politique qui traîne la patte », comme le scande le rappeur Lucio Bukowski.

Cette dimension échappe aux politologues contemporains, car la conception moderne de la politique est erronée. La dichotomie, certes pratique dans une perspective gramscienne[viii], entre « société civile » et « société politique » est fausse. Le politique et le social ne peuvent être dissociés et le premier n’est possible que s’il existe un lieu puissant de rencontre des personnes dans l’espace public (l’agora athénienne) faisant le lien entre l’espace purement public (l’ekklesia) et celui exclusivement privé (l’oikos). Mais aujourd’hui, l’agora est asphyxiée par les marchés (financiers et économiques), sans que personne ne s’en inquiète. Pourtant, c’est bien là que se joue la dépolitisation, dans une nouvelle anthropologie réfractaire à la notion de bien commun, imposée par le capitalisme.

 

La montée de l’abstention révèle beaucoup sur notre société. Nous ne sommes plus dirigés que par des politicards qui ne proposent rien d’autre que de gérer les affaires de la classe bourgeoise. Fini les projets de civilisations, il n’y a plus que luttes de pouvoir, combats d’égos et calculs intéressés. Cette évolution n’est pas nouvelle, puisque Charles Péguy n’avait de cesse de déplorer ce phénomène et écrivait en 1910 : « Tout commence en mystique et tout finit en politique »[ix]. Ce qui est change réellement, c’est la violence de cela, l’illusion – à quelques exceptions près – n’opérant plus du tout. Dans le même temps, les citoyens sont de moins en moins capables de vivre les uns avec les autres et de s’imaginer un destin commun. L’impasse dans laquelle nous sommes plongés semble profonde et une chose est certaine : le FN n’est pas une solution.

 

Pour aller plus loin :

 

 

[i] Aristote, Politique

[ii]Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social

[iii]Tâche qu’ils ont eux-mêmes choisi et qui ne vient d’aucune force mystérieuse.

[iv]Emmanuel Mounier, Le Personnalisme (1949)

[v] Christopher Lasch, La culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances

[vi]Pour comprendre la distinction fondamentale entre « société » et « communauté », ainsi que le passage de l’un à l’autre, se reporter au livre du sociologue allemand Ferdinand Tönnies intitulé Communauté et Société(1887). En résumé, on peut dire que la première est d’autre affective et relève de la tradition et des mœurs, quand la seconde est froide et individualiste.

[vii]Voir par exemple Sur la question juive et la critique des droits de l’homme développée par le philosophe, déjà présentée sur ce blog.

[viii]Le penseur communiste italien Antonio Gramsci utilise cette dichotomie afin d’expliquer comment le maintien politique du pouvoir dépend de l’acceptation de la « société civile » et l’importance de celle-ci dans le processus de prise de pouvoir.

[ix] Charles Péguy, Notre Jeunesse

Marcel Gauchet : « La recherche de la paix passe par la recherche d’une plus grande justice. »

Interview publiée le 8 juillet sur RAGEMAG

Philosophe et historien socialiste, rédacteur en chef et co-fondateur de la revue Le Débat, Marcel Gauchet nourrit le débat public depuis un bon nombre d’années. Vrai théoricien de la notion de « fracture sociale » qui a paradoxalement permis l’élection de Jacques Chirac en 1995 et qui continue d’alimenter encore les discussions aujourd’hui, s’intéressant à divers sujets comme la re-conceptualisation de la démocratie, la religion ou l’éducation, Gauchet est un anti-marxiste qui place la lutte des classes au centre de ses analyses ce qui fait de lui un intellectuel inclassable.

Peut-on parler d’une nouvelle ligne de rupture entre mondialisme et anti-mondialisme qui viendrait s’ajouter au clivage politique entre la gauche et la droite ?

Je ne crois pas que le clivage droite/gauche soit dépassé. Ce qui est vrai, c’est qu’il est relativisé. Il l’est d’abord par le pluralisme démocratique. La gauche ne rêve plus de faire disparaître la droite et la droite n’imagine plus un monde sans gauche. À partir du moment où on sait que l’adversaire sera toujours là, on cesse de donner un sens absolu à l’opposition. Et on s’aperçoit qu’il y a des contradictions fortes dans chacun des camps, qui étaient plus ou moins cachées par l’intensité de l’affrontement. Par exemple, il y a des gens hostiles à la mondialisation et des gens qui lui sont favorables à droite et la même chose à gauche, pour des motifs différents. C’est pourquoi je ne crois pas du tout que ce soit le nouveau clivage déterminant. Il traverse les deux camps.

L’époque actuelle vit-elle une crise de la démocratie ou l’aboutissement de sa logique ?

Les deux sont vrais en même temps. Nous avons affaire à un aboutissement de la démocratie, ou en tout cas à un approfondissement, qui a pour effet de mettre la démocratie en crise. Ce qui veut dire que nous ne sommes pas au bout de l’histoire. Aboutissement est à prendre avec prudence. C’est la raison pour laquelle je parle d’une crise de croissance. Cette crise est spécifiquement une crise d’impuissance : nos régimes n’arrivent plus à produire un pouvoir démocratique efficace, capable de peser sur le cours des choses.

Dès lors, ne pourrait-on pas penser à une redéfinition de la démocratie ?

« Cette crise est spécifiquement une crise d’impuissance : nos régimes n’arrivent plus à produire un pouvoir démocratique efficace, capable de peser sur le cours des choses. »

La notion de démocratie est en train de se redéfinir. Il faut distinguer là-dessus entre la définition institutionnelle, celle des juristes, qui n’a pas de raison de varier beaucoup – l’État de droit, la garantie des libertés individuelles et publiques – et la compréhension théorique du déploiement historique de la société démocratique moderne. C’est une affaire autrement compliquée, qui change au fur et à mesure que ce parcours avance. Il a sacrément bougé depuis trente ans !

Et la social-démocratie comme forme politique elle aussi, est-elle à enterrer ?

Sans pinailler sur les mots, je ne crois pas qu’on puisse parler de « forme politique » à propos de la social-démocratie. C’est un projet politique à l’intérieur de la démocratie, comme le néolibéralisme en est un. Ce projet est en difficulté pour une bonne raison qui est qu’il s’est largement réalisé, en Europe. Il ne fait plus rêver : il est en grande partie ce que nous vivons. En revanche, on voit les défauts et les inconvénients qui n’avaient pas été anticipés. Et les rendements deviennent décroissants pour ce qui reste à mettre en place.

Pour parler en idéaliste, est-ce le rôle des politiques que de dire le Juste ?

Le but de la politique, c’est la paix, le fonctionnement de la collectivité sans violence entre ses membres, et si possible avec les membres des sociétés voisines. Comment avoir la paix collective dans l’injustice ? La recherche de la paix passe nécessairement par la recherche d’une plus grande justice. C’est de cela que nous débattons sans arrêt en démocratie, à un petit niveau ou à un grand niveau. « Travailler plus pour gagner plus », est-ce juste ? Est-il juste que les allocations familiales soient versées aux parents riches comme aux parents pauvres ? Quel est le système de retraite le plus juste ? Cela ne fait pas LE Juste en général, mais des foules de petites justices dont la politique est faite pour discuter et juger.

Vous déclarez que nous sommes de plus en plus libres, à l’échelle individuelle, mais de moins en moins maîtres de notre destin collectif. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

« La recherche de la paix passe nécessairement par la recherche d’une plus grande justice. »

Ce paradoxe contient les éléments du problème démocratique évoqué plus tôt. Nous avons les bases, les libertés individuelles, nous avons l’idée, mais nous ne parvenons plus à en faire quelque chose, à produire à partir de là une intelligence collective de notre situation et une capacité d’action à la hauteur des défis qui sont devant nous. Il faut évidemment se demander s’il n’y a pas un rapport entre les deux et si la façon dont nous comprenons notre liberté à chacun (qui est un progrès incontestable) n’a pas un rapport avec cette impuissance de tous. Il existe à mon avis. C’est là-dessus que doit porter le travail pour la suite.

On entend souvent dire que l’on vit à l’ère de l’individualisme, or certains comme le sociologue Michel Maffesoli parlent plutôt d’ère des tribus ou des communautés. Castoriadis quant à lui parlait d’ « onanisme consommationniste de masse ». Pensez-vous que nous vivons une époque où l’individu est roi ?

Pas de vaines querelles de mots ! L’individualisme est ce qui explique les tribus et les communautés dont parle Maffesoli, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’ont été les tribus et les communautés des sociétés anciennes (allez en Libye ou au Yémen si vous voulez voir des vraies tribus en état de marche : elles n’ont rien de nos tribus post-modernes). L’individualisme, ce n’est pas l’isolement, le chacun chez soi, c’est un mode de rapport de droit entre l’individuel et le collectif.

En tant qu’individu, vous avez le droit de choisir votre communauté et d’en sortir quand vous voulez. Or la communauté c’était justement ce qu’on ne choisit pas, mais qui choisit pour vous ! Ce que dit Castoriadis n’est pas faux, mais n’est qu’une description du comportement éventuel de certains individus.

Il y a en effet beaucoup de consommateurs onanistes, mais ça ne dit rien de l’individualisme en tant que phénomène fondamental. Il ne faut surtout pas parler d’un individu-roi, c’est une expression qui trompe. Il y a un individu qui a des droits, des droits qui sont premiers et incontestables. Cela change tout par rapport aux sociétés antérieures, où c’était le collectif qui avait la priorité et qui vous donnait votre place.

Vous mettez en avant la « désintellectualisation de nos sociétés ». Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?

Depuis le début du XIXe siècle, la démocratisation de nos sociétés s’est accompagnée de la volonté de maîtriser intellectuellement leur devenir en associant le plus grand nombre à cette compréhension commune. C’est ce qui a porté l’effort scolaire, l’accès à l’information et la diffusion de la culture. Cet horizon s’est brouillé. L’expertise a supplanté la recherche de l’intelligibilité. L’important n’est plus de chercher à comprendre, mais de réparer les pannes et les dysfonctionnements.

L’implicite est qu’il est vain de chercher à comprendre, voire qu’il n’y a rien à comprendre, la seule chose qui compte est que ça marche. On s’en remet aux techniciens. L’intérêt pour l’intelligence du monde humain-social est en chute libre. La dé-démocratisation de nos sociétés, leur oligarchisation vont de pair avec cette indifférence croissante pour la réflexion de fond sur l’homme et la société, que j’appelle « désintellectualisation ». Le niveau monte, comme disent les socio-démagogues, la place des savoirs s’accroît dans le mécanisme collectif, mais du même mouvement, la place des idées diminue. Nous allons vers une société qui ne cherche plus à se penser.

La représentation vit aujourd’hui une crise. Peut-on dire alors que la représentation elle-même est à remettre en question, en tant que phénomène aristocratique ?

« Qu’est-ce qu’une démocratie qui ne fait pas sa place au peuple, à la représentation de toutes ses composantes et de tous ses problèmes ? »

En effet, il y a un élément aristocratique dans la représentation, encore qu’il faudrait s’entendre sur ce que veut dire exactement « aristocratie » ici. Mais il faut distinguer entre ce qu’elle est et ce à quoi elle sert. La représentation comme processus est ce qui nous permet de nous représenter notre communauté politique dans sa cohérence et la hiérarchie de ses problèmes.

C’est cela qui compte dans la représentation : sa fonction, plus que sa nature. Prenez en regard une expérience de démocratie directe, une assemblée de copropriétaires, pour prendre l’exemple le plus banal : on voit tout de suite que la difficulté est de faire naître cette image globale et organisée. C’est le plus souvent une démocratie aveugle, faute de construire une représentation de la communauté concernée. La démocratie représentative n’est pas qu’une question de principe, autrement dit, mais une question de performance.

Louis Dumont faisait remonter la notion d’individu telle qu’elle s’est développée sous la modernité (autocentré, égalitaire, non-holiste) au christianisme. Vous avez vous-même parlé du christianisme comme étant la religion de la sortie de la religion. Pourrait-on dire, en paraphrasant Chesterton, que le problème d’aujourd’hui est que nous vivons une époque dominée par des « idées chrétiennes devenues folles » ?

Je crois que la formule de Chesterton ne s’applique plus à notre époque. Les idées chrétiennes ne sont plus vraiment là, mais la modernité est en train de montrer qu’elle est capable de produire des idées à elle tout aussi susceptibles de devenir folles, de la maîtrise illimitée de la nature à la toute-puissance du désir individuel.

Quel est, d’après vous, le rôle des Droits de l’Homme dans le débat politique actuel ?

La dépolitisation du débat est le rôle qu’ils tendent à jouer le plus souvent : ils sont consensuels, leur violation provoque des réactions fortement émotionnelles. Du coup, ils ne laissent pas beaucoup de place à la discussion des moyens qui est le vrai débat politique. Mais leur fonction ne se limite pas à cela : ils ont aussi un rôle de définition d’une vision alternative à la politique. Il faudrait plutôt parler de surpolitisation à propos de cette volonté de faire une politique avec les droits de l’homme.

Le populisme, au sens caricatural ou conceptuel que vous mettrez derrière ce terme, est-il un danger ou une nécessité pour la démocratie ?

De nouveau, le raisonnement en noir et blanc est mauvais conseiller. Le populisme est l’un et l’autre, un danger et une nécessité pour la démocratie. Qu’est-ce qu’une démocratie qui ne fait pas sa place au peuple, à la représentation de toutes ses composantes et de tous ses problèmes ? En même temps, l’invocation du peuple sous un certain angle, comme s’il composait un bloc sans contradictions, comme s’il était infaillible, comme s’il était le siège de toute vertu est profondément destructeur de ce que doit être le pluralisme démocratique. Nous sommes condamnés à naviguer sans cesse entre les deux écueils. Le progrès de la démocratie est dans la conscience partagée de cette situation, qui devrait lui donner les moyens de se corriger en permanence.

 

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