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Murray Bookchin : Et si le municipalisme libertaire était la solution ?

Article initialement publié le 6 décembre 2018

La gestion démocratique de la ville pourrait-elle être une solution à la crise écologique, au capitalisme, mais aussi au sexisme et au racisme ? C’était en tout cas la thèse de Murray Bookchin, anarchiste américain important, dont la biographie rédigée par sa seconde épouse, Janet Biehl (Écologie ou catastrophique : La vie de Murray Bookchin, L’amourier), vient d’être traduite.

Les tentatives d’utopies sociales sont rares à l’heure du capitalisme mondialisé triomphant. Outre le zapatisme, qui a fêté ses 24 ans cette année, c’est le Rojava qui attire l’attention. Depuis 2014, les communes autonomes de la région kurde de Syrie tentent de s’organiser en confédération démocratique. Ancien marxiste-léniniste, Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), tire dans les années 1990 les leçons de l’échec du « socialisme réellement existant » et de l’URSS. Il se met alors en quête d’un nouveau modèle pour faire face au capitalisme et défendre l’émancipation des Kurdes. Emprisonné en 1999, il se tourne vers le municipalisme libertaire de Murray Bookchin et entretient même une correspondance avec ce dernier.

Pierre Bance, auteur d’Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, explique au site Le Comptoir  que cette théorie politique « repose sur un schéma classique de l’anarchisme dans lequel des communes autonomes se fédèrent. Mais, il l’enrichit de deux éléments. Le premier est l’importance que doit prendre l’écologie dans la révolution car si l’on ne protège pas la nature, l’homme n’a pas d’avenir. […] Le deuxième est celui d’une révolution par marginalisation progressive de l’État jusqu’à sa disparition grâce à la multiplication des communes autonomes et leur auto-organisation fédérative. » L’essayiste tempère néanmoins : « La reconversion idéologique, officiellement annoncée en 2005 par Öcalan, ne s’est pas faite sans difficulté et l’on sent, au Rojava, un décalage entre les adhésions au confédéralisme démocratique et les textes ou pratiques institutionnels. »

Les idées politiques de Murray Bookchin n’en demeurent pas moins essentielles. Le municipalisme libertaire pourrait en effet être la solution pour sortir du dilemme entre marché et État, entre un néolibéralisme qui montre chaque jour ses limites et le soviétisme qui n’a guère fait mieux. Ce modèle propose de revenir à des échelles plus humaines et plus respectueuses de la nature. Elles favoriseraient aussi, et surtout, la liberté et l’égalité entre citoyens. La traduction de la biographie de Murray Bookchin constitue un excellent prétexte pour étudier en profondeur ce courant trop mal connu(1).

Du marxisme-léninisme à l’éco-anarchisme

Né en 1921, à New York, Murray Bookchin est issu d’une famille d’immigrés russes, imprégnée par les idées contestataires. Sa grand-mère maternelle a été membre des Socialistes révolutionnaires – dont il constatera en 1996, selon Biehl, qu’ils avaient un meilleur programme que les Bolcheviks – et ses parents sont anarcho-syndicalistes. Ses grands-parents fuient leur pays natal à cause de la répression qui s’y abat après la révolution avortée de 1905. La famille voit alors d’un bon œil la prise de pouvoir par Lénine et les siens en 1917. À quinze ans, le futur théoricien intègre la Young Communist League (YCL), dont il est exclu trois ans plus tard à cause de son opposition au pacte germano-soviétique. Comme beaucoup de jeunes marxistes-léninistes, il rejoint le trotskisme et la IVe Internationale. « J’avais une profonde admiration pour Trotsky ; il avait mon adhésion idéologique », explique-t-il soixante ans plus tard. « Le Vieux », comme le surnomment ses partisans, semble être le dernier espoir de la révolution. Bookchin intègre le Socialist Workers Party (SWP), qui est, en 1940, selon Janet Biehl, cette branche américaine, « avec plus de 2 500 membres, était la plus importante de la IVe Internationale, et la section de New York en était la plus grande section. »

Parallèlement à son engagement militant, il travaille comme ouvrier dans une fonderie et se syndique au Congrès des organisations industrielles (CIO), avant de rejoindre General Motors. Bookchin participe à des grandes grèves. Certaines rencontres, comme celle de Dwight MacDonald, directeur de la revue indépendante de gauche Politics, l’aident à prendre conscience des impasses du marxisme-léninisme. Le journaliste explique au futur anarchiste : « La validité du marxisme en tant que doctrine politique réside dans son affirmation selon laquelle le prolétariat est la force historique qui entraînera le socialisme. » Or, le prolétariat n’a pas réussi cette mission. « Le roc du processus de l’Histoire sur lequel Marx a tout construit s’est révélé n’être que du sable. » Avec le temps, il finit aussi par comprendre que « Trotsky n’attachait pas plus d’importance à la démocratie et aux droits civiques que Lénine et Staline. » C’est là que sa rencontre avec Josef Weber, auteur d’un remarquable « Capitalist Barbarism or Socialism », s’avère décisive. Ce dernier regroupe derrière lui quelques anciens trotskistes dans un groupe nommé Movement for a democraty of content (Mouvement pour une démocratie de fond), à la fin des années 1940. Murray Bookchin n’est plus qu’à un pas de l’anarchisme.

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Écologie sociale et démocratie radicale

Pour eux, « une démocratie de fond impliquait non seulement des moyens mais aussi des fins, des démarches pratiques, mais aussi une éthique. » Le mouvement se garde de créer une bureaucratie comme les partis traditionnels. Bookchin est avec Weber le théoricien du petit groupe. Ils méditent sur les échecs des grands révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg, ainsi que sur la démocratie. Dans la foulée, il reprend ses études. Il se tourne peu à peu vers l’anarchisme et l’écologie sociale. « Ce qui définit littéralement l’écologie sociale, affirme Murray Bookchin, c’est la reconnaissance du fait souvent laissé-pour-compte que presque tous nos problèmes écologiques du moment proviennent de problèmes sociaux profondément établis. » Son nouvel objectif est de remettre en question en profondeur le mode de fonctionnement de sociétés fondées sur les notions de hiérarchie, de domination et d’exploitation, afin de réinventer des rapports coopératifs, horizontaux et solidaires.

Vivant à New York, il s’interroge sur l’urbanisme. La ville, qu’il apprécie pourtant, contrairement à Weber, est victime de la démesure du capitalisme. Janet Biehl rapporte qu’il s’interroge sur le programme fédéral de 1949 de « rénovation urbaine », qui a rasé des quartiers populaires pour les remplacer par des « tours de verre et d’acier fonctionnelles sur des places de béton anonymes et aseptisées ». Ses réponses, il les trouve chez Karl Marx, Friedrich Engels et Lewis Mumford – historien américain un peu plus âgé que Bookchin qui s’est intéressé aux villes européennes, notamment au Moyen Âge. Des deux premiers, il conclut, selon sa femme, que « le problème urbain était lié à celui de l’agriculture industrielle, tous deux dus au capitalisme. » Pour y remédier, il faut en finir avec la séparation entre la ville et la campagne. Grâce à l’historien américain, il comprend que la bureaucratie avait détruit les petites villes, avec un tissu social fort. Promouvoir un nouveau modèle de villes lui paraît alors essentiel.

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Janet Biehl note : « Pour lui, la cité idéale n’était pas celle du Moyen Âge mais celle des petites cités de l’ancienne Attique, au premier millénaire avant J.-C. Ces poleis – Athènes en particulier – qui vivaient en harmonie avec les campagnes alentour. Leurs habitants “entretenaient des liens étroits avec la terre et étaient économiquement autonomes”, ce qui leur donnait une personnalité forte et indépendante. Les anciens Athéniens produisaient uniquement des biens simples pour répondre à leurs besoins essentiels. De cette organisation naquit une culture politique remarquable, avec des assemblées démocratiques et un “degré de participation à la vie de la cité exceptionnel”. » Une réflexion qui se rapproche de celle du franco-grec Cornelius Castoriadis, fondateur de Socialisme ou Barbarie. La veuve de Bookchin explique que pour son défunt mari, « l’intégration mutuelle ville/campagne renforcerait la solidarité sociale et le lien entre les hommes et la terre. » L’idée est de s’opposer aux grandes métropoles stressantes, polluées et inhumaines. Enfin, le penseur « trouvait l’idée de créer des villes vertes dans les zones rurales excellentes, mais il allait plus loin en proposant de décentraliser : décomposer les grandes métropoles en “petites communautés libres hautement interdépendantes de personnes dont les relations sociales ne sont corrompues ni par la propriété ni par la production pour l’échange”. » La particularité du municipalisme libertaire se trouve-là, derrière le mot d’ordre : « Démocratisons la République et radicalisons la démocratie ! »

La ville, lieu de la révolution et de la démocratie

Légende : Janet Biehl // Crédits : Janet Biehl / Wikimedia commons

Le municipalisme a plusieurs inspirations : Athènes, les communes de l’Europe médiévale, la Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris de 1871, l’Espagne anarchiste de 1936, et, plus surprenant, le puritanisme du XVIe siècle(2). La seule unité où peut sereinement s’exercer la démocratie est la ville. Elle est historiquement le lieu d’où sont venues les révolutions. Enfin, elle est émancipatrice : c’est l’endroit où il est possible de se réfugier lorsque la campagne devient étouffante. Si elle est à taille humaine, la municipalité permet autant d’exprimer son individualité que de vivre de manière communautaire. Le municipalisme libertaire repose sur la participation directe des citoyens – et pas la seule bourgeoisie ou le seul prolétariat – dans la vie de la Cité, entendue au sens grec du terme. Murray Bookchin explique que « dans un sens très radical nous devons nous ressourcer aux racines du mot politique dans polis […] pour retrouver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assemblées populaires de l’ère révolutionnaire. » La politique ne peut être que civique, au sens fort, donc aussi éthique, en combinant rationalité et coopération – quand le capitalisme consacre le règne de la raison instrumentale(3).

Le local n’est pas pour autant sacralisé. Le but est que les municipalités proches géographiquement s’allient afin de former une « Commune des communes ». Un congrès, composé de délégués – et non de représentants – de chaque unité politique se constitue alors, avec pour vocation de coordonner les municipalités. Ce « confédéralisme » permet de dépasser l’État-nation et le pouvoir se bâtit du haut vers le bas. La démocratie est importante dans chacune des municipalités, mais aussi la lutte contre le sexisme, l’homophobie et le racisme – la confédération a notamment pour but d’y veiller. L’économie doit également s’adapter à cette échelle plus humaine. Il est vital que les entreprises reviennent à des tailles plus modestes et soient gérées collectivement par les travailleurs, comme c’était le cas durant la révolution anarchiste de 1936 en Espagne. L’éducation populaire est mise au centre, pendant que les lieux publics, comme les bars ou les cafés, deviennent des lieux de bouillonnement politique et culturel.

Tout cela doit, selon Bookchin, nous permettre de réduire notre consommation énergétique. Pour lui, il faut autant sortir du nucléaire que des énergies fossiles. Dans le même temps, le révolutionnaire pense qu’une « technologie à visage humain », « compatible avec les lois de l’écologie » et qui « favorise la décentralisation » est indispensable. Pour sa veuve, « l’agriculture resterait mécanisée pour réduire le travail physique, mais sans chimie, elle pourrait redevenir biologique. » Le philosophe conserve du marxisme parfois une foi naïve dans les bienfaits de la technique – ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel appelait les « illusions du progrès ». D’après Murray Bookchin, la technologie peut permettre de sortir de la pénurie, qui a rendu indispensable le mode de production capitaliste, pour entrer dans l’abondance. Cette dernière favoriserait alors un socialisme, où les machines assureraient les basses besognes. « Libérés du travail pénible, ils [les travailleurs] pourraient éliminer la hiérarchie », affirme Janet Biehl. Murray Bookchin a néanmoins conscience que « l’homme-machine, c’est l’idéal bureaucratique » et que le développement de la technologie peut détruire le lien social. Il s’agit donc de trouver un nouvel équilibre. Ce modèle de société est plus humain et donc plus désirable que la barbarie actuelle. L’anarchiste pense alors que l’écologie donne des raisons objectives d’en finir avec le capitalisme. « L’exploitation économique n’avait pas rendu le prolétariat révolutionnaire, mais les citoyens, confrontés à la perspective d’une mort prématurée, allaient sûrement s’indigner et s’élever contre le système à l’origine de ces menaces », affirme, sûrement trop rapidement, Janet Biehl.

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Un anarchiste esseulé

Légende : Piotr Kropotkine, père du communalisme // Wikimedia Commons

Murray Boockhin n’est cependant pas resté à attendre la « révolution totale », il a tenté de la faire advenir. Dans les années 1970, il s’installe dans le Vermont, petit État du nord-est des États-Unis, qui ne compte que quelques centaines de milliers d’âmes. À cette époque, de plus en plus de jeunes tentent de créer des communautés écologiques et autogérées à travers le pays. Il existe alors « plus d’un millier de coopératives d’alimentation et de biens de consommation, regroupant plus d’un million de personnes et huit cents habitants coopératifs. Les assurances mutuelles coopératives comptaient sept millions et demi d’affiliés. Les programmes de soins coopératifs concernaient près de quatre millions et demi d’interventions. Dix-sept cents garderies coopératives se répartissaient dans tout le pays », décrit Janet Biehl. Le philosophe s’insère bien évidemment dans le mouvement. Tout en enseignant à l’université, il participe à la création d’un café-restaurant autogéré, ainsi que du Programme d’études d’écologie sociale. Il soutient le mouvement antinucléaire. Enfin, il milite pour une démocratie locale et directe. Bookchin affronte alors Bernie Sanders, figure importante de la gauche radicale vermontaise, qui défend un socialisme étatique.

En 1983, il s’intéresse à l’Allemagne et au mouvement Die Grünnen (les Verts). Le parti, qui compte « des écologistes, des activistes contre le nucléaire, des squatters, des féministes radicales, des chrétiens pacifistes, des punks, des anthroposophes et des gauchistes », fait alors une entrée fracassante au Bundestag. Les Verts s’appuient alors sur quatre piliers : « écologie, justice sociale, démocratie directe de la base et non-violence. » Ils décident de se situer hors des clivages politiques traditionnels, « par-delà la gauche et la droite ». Bookchin y voit la possibilité d’une révolution anti-étatique et anti-autoritaire. Il est cependant rapidement déçu par ses compagnons, qui refusent de soutenir le mouvement au motif qu’il ne se revendiquait pas clairement de l’anarchisme. Dès lors, le torchon brûle entre lui et les autres anarchistes. Ces derniers reprochent à Bookchin de ne pas se revendiquer clairement des pères du mouvement politique, Bakounine et Kropotkine en tête. Mais ils critiquent surtout le municipalisme libertaire, qu’ils perçoivent comme une institutionnalisation de l’anarchisme. Bookchin défend en effet la participation aux élections locales, alors que ses anciens compagnons prônent au contraire le retrait. Il leur rétorque, sans succès, que « l’échelon local du quartier et de la commune [est] qualitativement différent [de l’État-nation], [c’est] le domaine de la politique, où l’autogestion collective [est] possible. » Il avance aussi que le municipalisme libertaire se rapproche de l’idéal « post-révolutionnaire » de Kropotkine. Pour ce dernier, « les communes, urbaines et villageoises indépendantes », permettront « l’abolition complète des États et l’organisation du simple au composé par la fédération libre des forces populaires, des producteurs, des consommateurs ».

Ces arguments ne convainquent pas les anarchistes. Bookchin leur reproche un manque de culture politique et historique. En 1995, il publie un article retentissant : « Social anarchism or Lifestyle anarchism ». Il y critique un anarchisme qui a délaissé la question sociale. D’après lui, l’anarchisme s’est mué, dans sa majorité, en style de vie (« lifestyle »), idiot utile du capitalisme, fondé sur un mode de vie marginal ou individualiste, mais oublieux des enjeux collectifs. Cela aboutit à un divorce avec l’anarchisme. Dès lors Bookchin préfère juste se revendiquer du communalisme. Le municipaliste se marginalise peu à peu au sein de la « nouvelle gauche » américaine et du mouvement écologique.

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Bookchin assiste à un double phénomène. D’un côté, les anciens révolutionnaires ne croient plus en leurs engagements de jeunesse et deviennent sociaux-démocrates. De l’autre, il dénonce la montée du « postmodernisme », irrationnel, anti-Lumières et hériter de la « French theory »(4). Il part aussi en guerre contre la deep ecology (« écologie profonde »), initiée par le Norvégien Arne Næss. Certes radical, ce courant qui rejette l’anthropocentrisme(5) lui paraît réactionnaire et dangereux. Boockhin craint qu’il conduise à prôner une réduction démographique, ou pire des formes d’eugénisme, au nom de la sauvegarde de la nature. Il explique à ce propos : « Cela devient très troublant pour moi, bien sûr, quand une telle vue naturaliste et écologique se voit polluée par le malthusianisme, la xénophobie, la misanthropie et des dénonciations générales des êtres humains. »

Seul, avec Janet Biehl, Murray Bookchin se replie sur l’étude historique des mouvements socialistes. Il puise dans l’histoire des inspirations pour l’avenir. Il décède en 2006 dans son domicile de Burlington, dans le Vermont. Il aura eu raison sur presque tout. La redécouverte de ses écrits pourrait nous permettre de trouver une vraie alternative à notre système.

Notes :

(1) En 1998, elle a également publié le manifeste Le Municipalisme libertaire, avec l’aval de Murray Bookchin.
(2) Le puritanisme désigne un courant calviniste qui a tenté de « purifier » l’Église anglaise de son catholicisme au XVIe siècle. Il s’est prolongé au XVIe siècle en Nouvelle-Angleterre. Le puritanisme reposait notamment sur l’idée de petites communautés religieuses égalitaires.
(3) La raison instrumentale est au contraire une raison individualiste et utilitariste.
(4) Courant apparu dans les années 1970 né sur les campus américains. Influencé par des intellectuels français, au premier rang desquels Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Michel Foucault, il met l’accent sur le concept de « déconstruction ».
(5) Philosophie qui place l’homme au centre de tout.

Légende de l’image de une : Murray Bookchin

Crédits : Luisa Michel / Wikimedia commons

Michéa : L’autonomie socialiste contre l’individualisme libéral

Article initialement publié le 24 septembre 2018 sur Le Média presse

Le philosophe intensifie sa critique du droit libéral, en prenant notamment appui sur Marx et Proudhon, afin de mieux prôner une société libre.

Jean-Claude Michéa fait partie de ces intellectuels dont la parole est rare et précieuse. Depuis quelques années, chaque ouvrage du philosophe constitue un petit événement pour ses lecteurs, qui sont de plus en plus nombreux. Ce 19 septembre, Flammarion nous offre deux textes de l’ex-Montpelliérain : Le loup dans la bergerie(1) et la préface d’une réédition de La religion du Capital de Paul Lafargue(2), célèbre gendre de Karl Marx. Le philosophe y poursuit sa critique radicale du capitalisme et sa promotion d’une société « libre, égale et décente » (Orwell).

Contre l’illusion juridique

Disciple d’Orwell, Lasch, Debord, Castoriadis, Pasolini, mais aussi de Marx et Proudhon, Michéa se définit dans La Double pensée (2008) comme un socialiste « fidèle au principe d’une société sans classe, fondée sur les valeurs traditionnelles de l’esprit du don et de l’entraide », ainsi que comme un « démocrate radical ». Depuis un peu plus de deux décennies, sa pensée politique s’articule autour d’une critique de la « société libérale » qui repose sur les rejets simultanées du libéralisme économique et politique, les deux faces d’une même pièce. Si le libéralisme économique dépend de l’extension illimitée du marché, le second s’appuie sur celle du droit. Une double logique où « seule la liberté peut limiter la liberté. Elle n’a d’autre limite qu’elle-même. » Bien que la critique de l’économie politique soit aussi présente, Le loup dans la bergerie s’attaque principalement à ce que Marx appelait « l’illusion juridique ». Pour le penseur allemand, comme le rappelle Michéa, le mode de production capitaliste s’organise autour d’un indispensable rapport juridique entre le bourgeois et le prolétaire. « Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune », affirme Marx dans Le Capital. Voilà pourquoi, selon lui, la devise de la société bourgeoise est « Liberté, Égalité, Propriété et Bentham(3) ». Le Capital est donc un rapport social qui se pare des manteaux de l’égalité et de la liberté, pour mettre en place une exploitation féroce.

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C’est là qu’intervient le « pompeux catalogue des “inaliénables droits de l’homme” », pour reprendre les mots de Marx. Ce dernier y voit « les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. » Le discours juridique a pour fonction de masquer l’organisation en classe de la société libérale. Pour Michéa, l’idéologie des droits de l’homme permet à la fois de réduire la politique en simples méthodes procédurales – la substitution du « gouvernement des hommes » par « l’administration des choses » étant au cœur du libéralisme – et d’atomiser les individus, les rendant vulnérables aux structures impersonnelles que sont le marché et l’État. La loi Le Chapelier votée le 14 juin 1791, qui proscrivait les organisations ouvrières, en est le parfait exemple. Procédant d’un « individualisme possessif radical », selon Michéa, elle place « la liberté absolue d’entreprendre au cœur même du nouvel ordre social révolutionnaire » et condamne toute action populaire. Le droit organise ainsi ce que Debord nommait la « séparation généralisée ». Or, pour les libéraux, comme Friedman, le marché devient « la seule institution qui permette de réunir des millions d’hommes sans qu’ils aient besoin de s’aimer, ni même de se parler. » D’où la terrible sentence de Michéa : « Qui commence par Kouchner finit toujours par Macron. » Le libéralisme politique, défendu à partir des années 1970 par Foucault ou les « nouveaux philosophes », est un piège pour la gauche, qui l’empêche de critiquer de manière cohérente le capitalisme.

Socialisme d’en bas

Il n’est néanmoins pas question, pour l’ancien professeur de philosophie, « de dénoncer comme purement “formelles”, “illusoires” ou “mensongères”, ces libertés fondamentales dont l’idéologie des “droits de l’homme” prétend monopoliser aujourd’hui la défense. » Le disciple d’Orwell connaît l’importance des libertés, même juridiques, et sait que « parler sans plus de précaution de la “fable des droits de l’homme” » pourrait « réintroduire les fables stalinienne, fasciste ou islamiste ». Le philosophe compte, au contraire, substituer la « liberté négative » du libéralisme par une liberté positive d’inspiration libertaire. Car, comme Proudhon, il pense que dans une société socialiste, « la liberté de chacun rencontrera dans la liberté d’autrui non plus une limite, comme dans La Déclaration des droits de l’homme de 1791, mais un auxiliaire. » Défenseur d’un « socialisme d’en bas », notamment représenté par le mouvement anarchiste, le philosophe propose une projet qui « exalte l’individualité et la liberté », tout en reposant, à la différence du libéralisme, « sur une morale de solidarité et le présupposé d’une nature sociale de l’être humain (4). »

Pour Michéa, il est important de se souvenir que « les combats populaires en faveur des libertés individuelles, collectives et communautaires ont connu bien d’autres formes et bien d’autres “chartes” (…), que le “pompeux catalogue des droits de l’homme” ». C’était d’ailleurs le cas dans le « républicanisme civique » qui a inspiré Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle et les socialistes du XIXe siècle. De même, des « formes d’autonomie et de liberté » existaient déjà dans « les communautés traditionnelles avant que le rouleau compresseur libéral (…) n’entre en action », comme a pu le démontrer l’historien marxiste Edward P. Thompson dans Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre, XVIIe-XIXe siècle (Gallimard, 2015). C’est pour cela que, comme Marx avant lui, Michéa plaide pour l’adoption d’une simple Magna Carta(5), en lieu et place des Droits de l’homme. L’objectif de l’ex-Montpelliérain n’est néanmoins pas de défendre simplement des sociétés fondamentales – pas plus que ce n’était celui de l’Allemand – mais de promouvoir ce que Castoriadis appelait l’ « autonomie ».

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Elle correspond à une société où les structures sociales, politiques ou idéologiques ne dépendraient que des choix collectifs. Pour y arriver, Michéa estime qu’il faut « articuler de façon “dialectique” (…) le sens des appartenances communautaires, autrement des “identités”, et celui de l’épanouissement individuel ». Cela n’est possible qu’en dépassant l’idée monstrueuse d’un socialisme d’État et en la remplaçant par l’idéal de Proudhon d’une société organisée « de bas en haut et de la circonférence au centre », autour de la commune.

C’est pour cela qu’il prône « sans relâche le principe d’un mouvement socialiste ouvrier autonome et séparé » de la gauche républicaine, seul capable de répondre aux urgences sociales et écologiques provoquées par l’extension planétaire du capitalisme. Il explique : « Si aucun mouvement populaire autonome, capable d’agir collectivement à l’échelle mondiale, ne se dessine rapidement à l’horizon (j’entends ici par “autonome” un mouvement qui ne serait plus soumis à l’hégémonie idéologique et électorale de ces mouvements “progressistes” qui ne défendent plus que les seuls intérêts culturels des nouvelles classes moyennes des grandes métropoles du globe, autrement dit, ceux d’un peu moins de 15 % de l’humanité), alors le jour n’est malheureusement plus très éloigné où il ne restera presque rien à protéger des griffes du loup dans la vieille bergerie humaine. »

Notes :

(1) Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie, Flammarion, coll. « Climats », 2018, 164 pages, 17€
(2) Paul Lafargue, La religion du Capital, Flammarion, coll. « Climats », 2018, 117 pages, 14€
(3) Philosophe anglais du XVIIIe siècle, père de l’utilitarisme et précurseur du libéralisme.
(4) Ces mots sont empruntés par Michéa à Irène Pereira . Voir « L’anarchisme contre la société libérale »
(5) Charte anglaise adoptée au XIIIe siècle en Angleterre, pour défendre les libertés individuelles fondamentales.

Légende : Jean-Claude Michéa sur Les Matins de France Culture, le 6 octobre 2011

Crédits : Capture d’écran / YouTube / France Culture

Denis Collin : « Marx a peu de choses à voir avec cette doctrine politique qu’a été le marxisme »

Entretien initialement publié le 4 mai 2018 sur Le Comptoir

Il est des jours en apparence anodins qui marquent l’histoire. C’est le cas du 5 mai 1818, où Karl Heinrich Marx voit le jour à Trèves. Ce fils d’avocat juif ashkénaze converti au protestantisme, connaît un destin fabuleux. Il est docteur de la faculté de Philosophie de l’université d’Iéna avant son 23e anniversaire. À sa mort, quarante-deux ans plus tard, Karl Marx aura peut-être plus bouleversé le monde qu’il ne l’espérait lui-même. Figure majeure du communisme et du socialisme, il devient un penseur incontournable en économie politique et en philosophie. Sa pensée irriguera tout le XXe siècle, parfois pour le meilleur et, malheureusement pour lui, souvent pour le pire. Il n’en demeure pas moins un auteur essentiel aujourd’hui. Pour célébrer ses 200 ans, nous nous sommes entretenus avec Denis Collin. Docteur et agrégé en philosophie, ce dernier enseigne la philosophie dans un lycée d’Évreux et en classes CPGE économiques à Rouen. Marxiste, critique de l’orthodoxie, et républicain, il préside l’université populaire d’Évreux et co-anime le site La Sociale. Il vient en outre de publier « Introduction à la pensée de Marx », chez Seuil, un excellent ouvrage pour se remettre à jour sur les idées développées par le philosophe allemand.

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Karl Marx, un penseur encore d’actualité ?

Article initialement publié le 4 mai 2018 sur Le Média presse

Ce samedi 5 mai marque les 200 ans de la naissance de Karl Marx. Retour sur l’un des penseurs qui ont le plus marqué les deux derniers siècles.

En 1991, l’URSS s’effondrait, emportant avec lui les espoirs du « socialisme réellement existant ». Pourtant, près de vingt-sept ans après, « la dynamique du capitalisme est aujourd’hui bien celle qu’avait prévue Karl Marx ». Ces quelques mots ne sont pas d’un membre du PCF, du NPA ou d’Alain Badiou, le dernier des maoïstes, mais de Patrick Artus, chef du service économique de la banque d’affaires Natixis. Pour le co-auteur de Le capitalisme est en train de s’autodétruire (2006), l’évolution économique des pays riches – États-Unis, Union européenne, Japon – correspond aux prédictions du philosophe. Ainsi, comme le résume le philosophe marxiste Denis Collin, aujourd’hui « nous n’avons pas moins mais plus de raisons que Marx de penser que le mode de de production capitaliste est historiquement condamné. » Mais, paradoxalement, l’Allemand est inaudible pour le plus grand nombre, parce qu’il est victime de son succès.

A la fin du XIXe siècle sa pensée s’est vite transformée en religion athée à destination de la classe ouvrière, avec, avouons-le, la complicité de son compère Friedrich Engels. Pourtant, l’Allemand avait pris le soin de prévenir son beau-fils, Paul Lafargue, après lecture des premiers écrits français qui se réclamaient de lui : « Si c’est cela le marxisme, ce qui est sûr c’est que moi, je ne suis pas marxiste ». Rien n’y a fait, le marxisme s’est transformé en doctrine officielle des partis communistes, qui ont pris le pouvoir en Russie et en Chine. La découverte des goulags et l’échec économique du « marxisme-léninisme » ont alors discrédité la pensée du communiste. Pourtant, si les réflexions de Marx, ne sont ni parfaites ni suffisantes, elles restent essentielles pour tous ceux qui veulent œuvrer l’émancipation du genre humain.

De la lutte des classes…

Fils d’avocat juif ashkénaze converti au protestantisme, Karl Marx devient docteur de la faculté de Philosophie de l’université d’Iéna avant son 23e anniversaire. Sa thèse porte sur la « Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d’Epicure ». Il fréquente alors les cercles des « jeunes hégéliens » ou « hégéliens de gauche », dont Ludwig Feuerbach et Bruno Bauer. C’est à leur contact qu’il élabore son matérialisme et entreprend de remettre « la dialectique hégélienne sur ses pieds ». Pour lui, c’est la matière qui est première, et non l’esprit. « Le mouvement de la pensée n’est que le reflet du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’Homme », écrira-t-il plus tard dans Le Capital (1867). Sa rencontre avec Friedrich Engels, jeune bourgeois et philosophe autodidacte, en 1844, est décisive. L’auteur de La condition des classes laborieuses en Angleterre lui apporte ce qui lui manquait : la connaissance de la classe ouvrière. Il bascule alors de la critique de la philosophique au communisme. Ensemble, ils règlent leurs comptes avec les hégéliens de gauche dans La Sainte famille. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer », conclu Marx dans Thèses sur Feuerbach, en 1845. C’est ce à quoi il s’emploiera désormais, jusqu’à sa mort en 1883.

La critique de l’économie politique devient alors essentielle pour le philosophe, qui se plonge dans la lecture des économistes classiques Adam Smith et David Ricardo. La compréhension de l’histoire est aussi importante. Les luttes de classes en France (1850) et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) en témoignent. Car Marx, accompagné d’Engels, a acquis une certitude : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes », comme ils l’écrivent dans Le Manifeste du Parti communiste (1848). Au point que les marxistes résumeront souvent, à tort, le communisme de Marx à cette doctrine, cette importante, mais insuffisante.

Le concept apparaît en premier lieu sous la plume du libéral François Guizot – président du conseil des ministres sous la monarchie de Louis-Philippe Ier. Il le développe dans son cours d’histoire moderne sur l’Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française qu’il dispense en 1828 à la Sorbonne. Pour Guizot, « le troisième grand résultat de l’affranchissement des communes, c’est la lutte des classes, lutte qui remplit l’histoire moderne. L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société. » Cette idée est vite reprise par la plupart des historiens français de la Restauration dont Adolphe Thiers et Augustin Thierry. Il faut attendre Pierre Leroux pour que la « lutte de classes » entre dans le vocabulaire socialiste. On peut lire sous la plume du Français en 1832 dans La Revue encyclopédique : « La classe bourgeoise, la classe propriétaire, […] voilà donc l’adversaire. » Le socialiste récidive l’année suivante. « La lutte actuelle des prolétaires contre la bourgeoisie est la lutte de ceux qui ne possèdent pas les instruments de travail contre ceux qui les possèdent. Marx et Engels reprennent l’idée en la complexifiant.

Comme le remarque Jacques Ellul dans La Pensée marxiste, Marx compte selon ses livres entre trois et sept classes sociales : le prolétariat, la paysannerie, la petite bourgeoisie, l’aristocratie financière, bourgeoisie industrielle, la bourgeoisie commerçante et le lumpenproletariat (« sous-prolétariat »). Mais pour lui, le mode de production capitaliste met en scène l’affrontement entre deux d’entre elle : le prolétariat et la bourgeoisie. « Par prolétaire, au sens économique, il faut entendre le travailleur salarié qui produit du capital et le met en valeur », explique le philosophe allemand dans Le Capital. Son camarade Engels complète : « Par bourgeoisie, on entend la classe des capitalistes modernes, qui possèdent les moyens de la production sociale et emploient du travail salarié ; par prolétariat, la classe des travailleurs salariés modernes qui, ne possédant pas en propre leurs moyens de production, sont réduits à vendre leur force de travail pour vivre » (note au Manifeste du Parti communiste, 1888). Le destin du mode de production capitaliste est de concentrer le capital entre les mains de bourgeois de moins en moins nombreux et de prolétariser les autres classes. Pourtant, la lutte des classes n’est pas l’unique moteur de ce système économique, ni le principal.

au fétichisme de la marchandise

Le capitalisme est avant tout un monde d’accumulation du capital. « Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! », affirme-t-il dans Le Capital. « Accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle », précise-t-il. Celle-ci passe par un processus expliqué dans le premier châpitre du Capital, que Louis Althuser, l’un des papes du marxisme français de la seconde moitié du XXe siècle, aurait aimé jeter à la poubelle, au motif qu’il était trop métaphysique et hégélien : le fétichisme de la marchandise. Pour Marx : « Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. » C’est ainsi que dans la société capitaliste qui se croit rationnelle et cartésienne, la produit du travail devient un fétiche et se voit attribuer des qualités quasi-religieuses et suprasensibles. Elle sert alors de support aux relations entre les êtres. La circulation des marchandises fait croire que le caractère « échangeable » des marchandises est une propriété des marchandises elles-mêmes. « Le caractère d’égalité des travaux humains, explique le communiste, acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. »

Le fétichisme de la marchandise a trois sources. La première est le travail, qui est à l’origine de toute création de valeur. La deuxième, c’est la dichotomie entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, c’est-à-dire la différence entre l’utilité d’une marchandise et la valeur monétaire contre laquelle elle s’échange. La troisième et dernière, c’est l’argent, nouveau médiateur universel. D’après Marx, « l’argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et tout s’approprier, est éminemment l’objet de la possession » (Manuscrits de 1844). « Dans la plèbe commune des marchandises, résume Friedrich Engels dans Anti-Dühring (1878), une marchandise royale, dans laquelle la valeur de toutes les autres marchandises peut s’exprimer une fois pour toutes, une marchandise qui passe pour l’incarnation immédiate du travail social et, en conséquence, devient échangeable d’une manière immédiate et inconditionnelle contre toutes les marchandises : l’argent ». Au sein du mode de production capitaliste, l’accumulation de la marchandise masque le désire d’argent. Dans sa Critique de l’économie politique (1859), qui forme l’ébauche du Capital, Marx distingue deux formes de circulation de la marchandise : M-A-M et A-M-A’ (« A » désigne l’argent et « M » la marchandise et A’ > A). La première, où la marchandise s’échange contre une marchandise, par l’intermédiaire de l’argent, est remplacée par la seconde où l’argent permet de gagner plus d’argent, grâce à la marchandise fabriquée.

Et à la baisse tendancielle du taux de profit

Mais cette accumulation effrénée, qui repose sur l’exploitation des travailleurs – en louant « la force de travail » des prolétaires, les bourgeois s’accaparent une partie de la valeur créée par leur travail – a ses limites. « À mesure que la production capitaliste se développe, explique Marx, le capital variable [les salaires] perd en importance relativement au capital constant [les machines] : un même nombre d’ouvriers met en œuvre, grâce au perfectionnement des méthodes de production, une quantité sans cesse croissante de moyens de travail, de matières premières et de matières auxiliaires, c’est-à-dire un capital constant de valeur de plus en plus grande » (Le Capital). La raison est simple : plus de machines équivaut à une productivité plus forte. C’est donc la concurrence et le désir d’acquérir un monopole qui motivent les entreprises dans ce choix. Le résultat est la loi la plus importante qui soit en économie politique selon Marx : la baisse tendancielle du taux.

Pour rappel, le profit est la différence entre la valeur d’échange de la marchandise et son coût. Rapporté au capital, c’est-à-dire à l’investissement, on obtient le taux de profit. Le seul moyen de contrer le phénomène est la baisse des salaires – ou l’augmentation du « taux d’exploitation » –, qui a ses limites. Dans le même temps, elle entraîne la baisse des prix. Le regretté Bernard Maris, dans Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ?, explique que les bourgeois « ont tendance à produire de plus en plus, afin d’amortir les coûts sur de grandes productions : la surproduction accompagne la baisse tendancielle du taux de profit ». Si cette règle s’est empiriquement avérée exacte – comme le rappelle Patrick Artus –, il faut aussi remarquer que les capitalistes ont trouvé des moyens de la repousser. La mondialisation a permis de conquérir de nouveaux marchés. Grâce à l’endettement, privé et public, la consommation a pu se maintenir et même progresser, pour empêcher la surproduction. Elle a néanmoins débouché sur une grave crise financière en 2008. Enfin, il y a l’innovation, qui repousse l’échéance. Mais la repousse seulement, car comme le souligne Maris : « à qui les capitalistes vendront-ils les marchandises produites par des robots », le jour où la production sera entièrement automatisée ? Le mode de production capitaliste est donc condamné à termes, même si ce processus peut être extrêmement long, plus que ne le croyait Marx. Pourtant, rien ne garantit qu’il sera remplacé par un système plus juste, comme le pensent les marxistes orthodoxes et autres marxistes-léninistes.

Marx, penseur de l’émancipation

Car, l’Allemand n’a pas développé de science de l’histoire, comme l’a affirmé Althusser. Comme le rappelle Denis Collin dans Introduction à la pensée de Marx, le matérialisme de Marx se combine avec un humanisme radical. Dans Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, il affirme que « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » S’il existe un certain déterminisme social, le rôle de la politique est de la briser, même si en agissant les hommes ne savent pas exactement quelle histoire ils façonnent. Le philosophe réhabilite ainsi la vision d’Aristote de l’homme comme zoon politikon, ou « animal politique ».

L’humanisme de Marx le pousse alors à plaider le communisme, comme « libre association des travailleurs libres ». Un type de société qui aura pour principe « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » (La critique du programme de Gotha, 1875). La division entre classes sera alors abolie et chacun pourra « chasser le matin, pêcher l’après-midi, m’occuper d’élevage le soir et m’adonner à la critique après le repas, selon mon envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique » (L’Idéologie allemande, 1845). Ainsi, dans une lettre datée de 1882, Engels écrit : « Le vrai socialisme émancipera les membres de la classe ouvrière, mais il émancipera aussi les membres de la classe capitaliste de la société qui les étouffe. »

Force est cependant de reconnaître que s’il nous a livré une analyse d’une pertinence rare, Marx ne nous a pas donné la clé politique pour arriver à son utopie. Pire, toutes les tentatives pour y parvenir ont mené à des situations catastrophiques. Peut-être que la solution est de relire Marx, sans oublier qu’il n’avait pas toutes les réponses.

Photo : Karl Marx

Crédit : Wikimedia Commons

Renaud Garcia : « L’aliénation est un phénomène central du capitalisme »

Entretien publié initialement le 18 avril 2018 sur le site Le Comptoir

« On ne combat pas l’aliénation par des moyens aliénés » pouvions-nous entendre dans « La dialectique peut-elle casser des briques ? », film culte du situationniste René Viénet. Une phrase qui pourrait parfaitement illustrer « Le sens des limites : contre l’abstraction capitaliste ». Philosophe anarchiste refusant de parvenir, Renaud Garcia tente d’allier dans sa réflexion critique sociale et décroissance. Dans son dernier ouvrage publié à L’échappée, il nous offre une réflexion passionnante sur l’aliénation capitaliste et les moyens de la combattre, afin de retrouver une vie authentique.

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Entretien pour le magazine hongrois « Mandiner »

Entretien publié initialement sur le site hongrois Mandiner, j’en reproduis ici la totalité en français.

Dans les trois premiers épisodes de notre série d’entretiens avec des penseurs contemporains français, nous avons discuté avec des intellectuels qui illustrent bien la diversité de la droite française. Jacques de Guillebon, rédacteur en chef de L’Incorrect, magazine récemment lancé, veut réconcilier l’aile droite des Républicains et le Front national ; Alain de Benoist, père de la Nouvelle Droite, abandonne la tradition judéo-chéritenne et souhaite refonder l’Europe sur des bases païennes ; la philosophe libérale-conservatrice, Chantal Delsol défend Macron, tout en soulignant les dangers de l’idéologie du progrès.

Dans le nouvel épisode de notre série, nous aborderons la question de la gauche français qui est autant diverse que le camp conservateur. Personne ne le sait mieux que Kévin Boucaud-Victoire qui vient de publier un livre sur l’histoire de la gauche francais: dans La guerre des gauches, le jeune penseur présente l’évolution des différents courants de la gauche depuis 1789 jusqu’aux manifestations contre la loi travail en 2016. Selon Boucaud-Victoire, on peut distinguer trois grands groupes au sein de la gauche française : la gauche qui a adhéré à l’économie du marché et au libéralisme culturel, défendant les libertés individuelles, groupe marginalisé après le Front populaire des années 30, mais dominant depuis la présidence Mitterrand ; la gauche étatiste, centralisatrice, basée sur les valeurs de la République une et indivisible et la laïcité, avec des représentants comme Georges Clemenceau ; enfin, la gauche radicalement anticapitaliste qui a donné naissance aux mouvements alternatifs actuels.

Kévin Boucaud-Victoire, économiste de formation, a travaillé comme économiste assistant jusqu’en 2012. Il a participé a une émission radio portant sur la musique, la danse, le street art (Common Wave). Entre 2012 et 2014, il a été rédacteur en chef du site culturel Sound Cultur’ALL. Il a été journaliste de Ragemag, de L’Humanité, il a publié des articles dans les éditions françaises de Slate et de Vice. Depuis 2017, il est rédacteur du site catholique Aleteia. Il est co-fondateur de Le Comptoir, revue de gauche alternative. En outre, il a travaillé aussi comme professeur de sciences économiques et sociales.

Dans notre interview, nous l’interrogeons sur des sujets comme l’anarchisme conservateur, l’agonie de la gauche, les visions de Macron, la décroissance, l’idéologie du progrès, les safe space et la construction européenne.

Vous écrivez de votre difficulté de vous situer sur le plan idéologique. Vous vous définissez comme socialiste et anticapitaliste radical, mais vous vous sentiez proche aussi d’un certain « anarchisme conservateur », qui, tout en étant égalitaire et méfiant vis-à-vis l’autorité, est conscient que « dans l’héritage de nos sociétés plurimillénaires, certaines choses méritent d’être conservées. » Mais ces tendances si différentes ne sont pas inconciliables, contradictoires ? Qu’est-ce qui relie Proudhon et Chesterton, Gramsci et Bernanos ?

A part une critique radicale – c’est-à-dire qui va à la racine – de la société dans laquelle ils vivent, un rejet du capitalisme et une attention particulière pour les classes populaires, pas grand-chose. Nous pourrions réunir Chesterton et Bernanos pour leur catholicisme. Mais le second, venant des Camelots du roi, est plus conservateur et plus radical que le premier. Proudhon et Gramsci pourraient également être rassemblés pour leur socialisme. Sauf qu’ils sont issus de traditions « ennemies », l’anarchisme et le communisme marxiste, au sein de cette famille. Mais ce que je peux apprécier chez ces penseurs c’est une absence de dogmatisme, leur profondeur d’analyse ainsi que la radicalité et l’attention aux plus faibles que j’évoquais plus haut.

« Je suis infiniment plus proche de l’esprit de l’Insurrection de Budapest de 1956 et de la République des conseils éphémères qui a suivi, que de l’URSS. »

Mais revenons à votre question : où me situer ? J’ai conscience qu’à une époque où les camps et frontières idéologiques doivent être clairement établis et où s’est répandue une sale manie de la classification, certaines de mes positions peuvent perturber. Malgré l’horreur que j’éprouve pour le dogmatisme et l’enfermement idéologique, je me considère avant toute chose comme socialiste. Evidemment pas comme l’affreux parti qui porte ce nom et a donné indirectement naissance au président Macron. J’entends par-là, à la suite de Pierre Leroux, député français sous la Deuxième République (1848), « la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous ». Cela inclus une opposition frontale au capitalisme, à l’exploitation, à la domination et à l’aliénation – concept marxiste trop souvent mis de côté.  Pour prendre un exemple qui je l’espère vous parlera, je suis infiniment plus proche de l’esprit de l’Insurrection de Budapest de 1956 et de la République des conseils éphémères qui a suivi, que de l’URSS.

Nous en arrivons à l’expression « anarchiste conservateur », boutade de George Orwell reprise par le sinologue Simon Leys et le philosophe Jean-Claude Michéa plus tard. Elle décrit un tempérament que vous avez décrit dans votre question, plus qu’une vraie position politique et idéologique. Je ne pense pas devoir revenir sur le volant « anarchiste », antiautoritaire et égalitariste.

Et pour le conservatisme ?

Pour ce qui est du conservatisme, les socialistes se sont souvent trompés sur la nature du capitalisme. Loin d’être un système conservateur, patriarcal et raciste – même si ces éléments existent dans nos sociétés et doivent être combattus –, alliance du trône et de l’autel, il s’agit bel et bien d’un système progressiste et moderne. Rappelons que dans Le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels écrivent : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. (…) En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » Ils relèvent aussi que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. » Selon eux, « ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. »

Un certain socialisme a eu historiquement tort de proposer de faire table rase du passé et de créer un homme nouveau. Il faut relever que Marx lui-même était victime de ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel a nommé « les illusions du progrès ». C’est sûrement parce que même un génie demeure un homme de son temps, victime de certains déterminismes sociaux – et petit bourgeois dans le cas du communiste. Voilà pourquoi j’insiste sur le fait qu’aucune société décente ne pourra s’édifier sans conserver certaines valeurs et structures qui font de nous des humains et que le capitalisme tend à faire disparaître.  L’urgence écologique renouvelle cette question, puisqu’il s’agit dans ce cas de conserver ce qui permet la possibilité d’une vie humaine sur notre planète. Par contre, je refuse le conservatisme quand il est synonyme de maintien des injustices et des privilèges bourgeois.

Houellebecq

« La gauche, en tout cas, est à l’agonie, ses idées sont mortes (…) la vérité, c’est qu’il n’y a plus en France que la droite et l’extrême droit. La gauche a perdu sa force mobilisatrice » – déclare Michel Houellebecq dans sa dernière interview. A-t-il raison ?

Houellebecq a une capacité hors du commun pour sentir l’air du temps, mais n’est pas un analyste politique. Comme souvent, il dit à la fois quelque chose de vrai, mais de trop simpliste. La gauche est à l’agonie, tant politique sur le plan des idées. Ce fait ne peut être nié, même s’il peut être nuancé par la percée électorale de la France insoumise, qui a eu le mérite de mettre des idées neuves sur la table. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de « l’extrême centre », la droite n’est pas en meilleur état. Il suffit de lire l’édito de Jacques de Guillebon dans le numéro 5 de L’Incorrect – nouveau magazine français qui entend construire des ponts entre la droite « républicaine » conservatrice et l’extrême droite catholique. « Il faut dire que l’audace n’est pas leur fort, leur courage nullement leur came », écrit le directeur de la rédaction à propos des responsables de droite, qu’il accuse de « paresse intellectuelle ». Il faut dire que ces dernières décennies, la droite a tout misé sur le libéralisme économique et que l’arrivée aux commandes de Macron la désoriente. Pour se différencier, elle doit surjouer le conservatisme moral et l’identité – même s’ils sont incompatibles avec le libéralisme économique qu’elle prône par ailleurs – et chasser sur les terres du FN.

En réalité, la capacité de mobilisation de la droite ces dernières années est exclusivement le résultat de la perte de l’hégémonie culturelle de la gauche de gouvernement. Cette dernière ralliée au capitalisme dans les années 1980 a préservé sa place dans le camp du Bien, avec un discours entièrement tourné vers les valeurs (tolérance, ouverture, etc.) et avec un vernis « social ». Or, il semble désormais que sur le sans-frontiérisme, le multiculturalisme, ou encore l’identité, la gauche est devenue inaudible. C’est cela la fameuse « droitisation de la société », qui n’est en rien une victoire de la vieille droite. Comprenant cela grâce à Patrick Buisson, la droite sarko-wauquiezienne s’est emparée de ces thématiques, pour mieux les trahir ensuite.

Ainsi, le journaliste américain Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, paru en 2004 outre-Atlantique et en 2013 chez nous, montrait comment la droite prospérait électoralement auprès des classes populaires sur un programme sociétalement conservateur pour ensuite une fois au pouvoir appliquer le néolibéralisme. « Votez pour interdire l’avortement et vous aurez une bonne réduction de l’impôt sur le capital (…). Votez pour faire la nique à ces universitaires politiquement corrects et vous aurez la déréglementation de l’électricité (…). Votez pour résister au terrorisme et vous aurez la privatisation de la sécurité », écrivait-il. Le quinquennat de Sarkozy illustre bien cela et je suis prêt à parier que ça serait pareil avec cet arriviste de Wauquiez.

Pour finir, je vais modérer mon propos de base. Si la gauche institutionnelle agonise, il existe une « gauche hors les murs », qui innove sur le plan des idées. Ce sont des intellectuels comme Serge Latouche, Bernard Friot, Jean-Claude Michéa, Frédéric Lordon, Dany-Robert Dufour, ou encore Serge Halimi. De même, la presse alternative, parfois bénévole, et l’édition participent à un renouvellement de la pensée. Je pense à La Décroissance, Fakir, Le Monde diplomatique, Ballast, Frustration, Le Vent Se Lève, les éditions de L’échappée, Le Passager clandestin, Agone… Ou Le Comptoir pour lequel j’écris.

« Je suis le plus en accord avec le programme La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon » – avez-vous déclaré. Quel regard portez-vous sur les perspectives de ce mouvement ? Est-ce que Mélenchon est un représentant authentique de la gauche alternative que vous soutenez ?

La France insoumise (FI) a incontestablement rafraîchi la gauche radicale. Il suffit de comparer le score de Jean-Luc Mélenchon a la dernière présidentielle – 19,58 %, le meilleur résultat pour un candidat à la gauche du PS depuis Jacques Duclos, candidat PCF de 1969 (21,27 %) – avec ceux de la dernière candidate communiste, Marie-George Buffet (1,93 %), en 2007. La VIe République, qui serait plus démocratique que l’actuelle, le souverainisme affiché, la radicalisation sur les questions écologiques et le populisme, qui substitut le clivage gauche-droite à peuple-élites, me paraissent être d’excellentes choses. Mais Mélenchon et la FI ont aussi leurs défauts.

Amateur de foot, j’aime comparer Mélenchon à notre Zidane national, capable d’être sur une autre planète durant toute une Coupe du Monde, finale comprise, et de tout détruire sur un coup de tête. En une sortie malheureuse, un coup de gueule mal placé, Mélenchon peut aussi de réduire à néant un long travail. Sinon, je n’adhère pas au jacobinisme de Mélenchon – je me situe dans une tradition plus proche du Proudhon et du socialisme libertaire, radicalement décentralisatrice – ni à son progressisme, qui parfois nous ramène la Troisième République et d’autres fois flirte avec le transhumanisme. Son autoritarisme ne me rassure pas non plus. Ajoutons que la structure ultra-centralisée de la France insoumise, trop centrée autour du chef, ne me plaît pas. Ensuite, je pense que Mélenchon a dernièrement fait quelques erreurs stratégiques, comme quand il a tenté de se soustraire aux syndicats.

Pour finir, la FI n’est pas exactement le mouvement dont je rêve, mais il reste le plus proche de ce que je défends. C’est aussi la seule opposition crédible que je vois à Macron, donc j’espère qu’elle perdurera.

Orwell

Vous considérez George Orwell et Simone Weil comme les modèles d’une gauche vraiment populaire. « L’enracinement, la common decency et l’attachement aux lieux, traditions et à la communauté qui en émane, conduisent Weil et Orwell vers un patriotisme socialiste » – écrivez-vous. Quelle est l’actualité de ces auteurs ?

Ils sont d’abord indémodables pour leur volonté de comprendre ce que vivent ceux qu’ils entendent défendre. « Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux — Trotski sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus — n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté des ouvriers, la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade », écrivait Simone Weil. Aujourd’hui, nombre d’hommes politiques sont comparables à ces « grands chefs bolcheviks » qu’elle fustige. Ils m’apparaissent alors comme des inspirateurs d’un populisme, si celui-ci est compris comme une politique qui est réellement prise d’empathie pour les classes populaires.

Sur les questions écologiques et la critique du progrès technique, nous avons encore beaucoup à apprendre de ces deux penseurs.  Heureusement, l’écologie politique radicale s’inspire d’eux. Leur patriotisme, compris comme l’amour des siens me paraît aussi très important. Pour Orwell, « la théorie selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » (…) finit toujours par être absurde dans la pratique. » Il écrit aussi : « Aucun révolutionnaire authentique n’a jamais été internationaliste. » Ce n’est pas qu’il ne croit pas en l’internationalisme – pour rappel, Simone Weil et lui ont parcouru des kilomètres pour aller se battre en Espagne –, mais qu’il comprend que la révolution ne prend naissance que dans un amour concret de son prochain et pas grâce à des abstractions théoriques. Les deux comprennent aussi le caractère moral du socialisme, qui ne peut pas être que « scientifique » comme le pensent les marxistes. Enfin, leur critique de tout autoritarisme me semble encore importante aujourd’hui.

Emmanuel Macron

Quel regard portez-vous sur Emmanuel Macron et sur ses grandes visions ? Est-ce qu’il représente un phénomène éphémère, ou il sera capable de transformer profondément la France ?

Macron représente l’aboutissement de la logique libérale, le « bloc bourgeois » et les intérêts du capital mondialisé. Il est l’enfant de 40 ans d’« alternance unique » – comme dirait Michéa – entre centre gauche et centre droit. Macron est de son époque. C’est l’incarnation de la société du spectacle que Guy Debord définissait comme « le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image », ainsi que « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande ».

Mais le président est aussi le symptôme d’une époque où la communication a pris le pas sur les idées. Les médias, qui le soutiennent très majoritairement, ont tenté de faire de lui un philosophe, héritier de Paul Ricoeur, en politique. Or, comme l’a montré le philosophe Harold Bernat dans Le néant et le politique, c’est du vent et ça révèle juste la faiblesse intellectuelle des journalistes français. Enfin, c’est un mégalomane qui suinte le mépris de classe envers les gens ordinaires, « ceux qui ne sont rien », pour reprendre sa propre formule.

Je vais cependant lui reconnaître quelques qualités. D’abord sa qualité d’incarnation. Après deux présidents, Sarkozy et Hollande, qui ont abaissé comme jamais la fonction, il a compris l’importance des symboles. Ensuite, c’est un excellent tacticien politique. Il a entrevu la crise politique qui se dessinait en France, l’affaiblissement des deux grands partis traditionnels et la recomposition idéologique en cours, qu’il a accéléré. Macron a réussi à capitaliser sur le « dégagisme » – c’est-à-dire le « tous pourris » –, alors qu’il représentait cette élite que les Français voulaient voir dégager. Alors que le clivage gauche-droite, sorte de guerre civile bourgeoise et parlementaire, était à bout de souffle, il a senti qu’il fallait faire fusionner les deux camps pour sauver le système. Sans une opposition à la hauteur, nous aurons Macron pendant 10 ans au pouvoir.

Vous souhaitez voir advenir « un monde beaucoup plus petit, enfin à échelle beaucoup plus humaine » ou « l’homme vivrait dans un référentiel plus petit, principalement centré sur sa commune ». Comment peut-on contribuer individuellement à la réalisation de cette vision ?

« Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros », explique le mathématicien et philosophe Olivier Rey. Nos sociétés sont devenues trop grandes et impersonnelles. Pour Platon, la cité idéale ne devait pas dépasser 5 000 membres. Ajoutons que la démocratie a besoin de débats, de concertations, impossibles à l’échelle de l’Etat-nation.

L’idéal serait évidemment de transformer en profondeur nos sociétés. Mais la révolution n’est pas pour demain. En attendant, on peut s’investir dans des associations, des initiatives locales ou même tenter de reprendre le pouvoir politique localement. Il faut retisser des liens de proximité.

Le capitalisme postmoderne, la mondialisation dépeuple les campagnes. En février, The New York Times a publié un reportage sur l’agonie d’Albi ou la vie est quasiment disparu du centre-ville, les magasins, les bistrots, les écoles sont fermés les uns après les autres. Est-ce que « la France profonde » serait vraiment condamnée à la mort ?

Si la mondialisation libérale se poursuit, oui. Il faut comprendre que cette dernière, en organisant une concurrence territoriale, rend sur-attractive les métropoles au détriment des autres zones. J’invite à ce sujet à lire les travaux en nouvelle économie géographique de Paul Krugman, lauréat du « Nobel d’économie » de 2008 – pas un dangereux bolchevik donc – qui montre très bien comment  la production a tendance à se concentrer quelques régions ou même quelques villes qui deviennent densément peuplées et bénéficiant de revenus plus élevés.

Derrière cette mort des campagnes, dont les élites sont complices quand elles ne sont pas partie, il y a la mort de la France. Ce sont des symboles de la culture et de l’identité nationale qui disparaissent. Tant que la droite libérale ne prendra pas ce problème en compte, elle sera disqualifiée dans tous les débats sur l’identité nationale qu’elle organise avec pour seule vraie volonté de stigmatiser les immigrés. Une étude Ifop avait révélé que les coins qui voyaient leurs commerces et services publics – surtout La Poste – disparaître avaient plus de chance de voter FN. Ce sont des Français qui sont désocialisés et fragilisés. Si elle veut vraiment conquérir les classes populaires, la gauche doit intégrer pleinement ce problème. Pour finir un monde de métropole, c’est-à-dire régit entièrement par des relations impersonnelles et une accélération constante du temps et des flux, serait invivable !

Nous avons récemment publié une interview de Chantal Delsol qui, à propos du progrès illimité, déclare que « nous irons vers des excès inimaginables, qui pourront briser l’humain et son humanité, il nous faudra des catastrophes pour apercevoir les limites, qui sont anthropologiques ». Vous êtes aussi fort critique envers l’idéologie du progrès ; est-ce que vous êtes d’accord avec cette prophétie sinistre ? 

Complètement ! L’homme est un être fini. Pour devenir adulte, il lui faut accepter cet état de fait. Jusqu’ici l’illimitation était condamnée par toutes les religions et philosophies traditionnelles. Ainsi, chez les Grecs, l’hybris, c’est-à-dire la démesure, était l’équivalent du péché chrétien. Qui s’en rendait coupable se faisait châtier par Némésis.

Depuis quelques siècles, les choses ont peu à peu changé. Les Occidentaux ont cru pouvoir se faire « comme maitre et possesseur de la nature », pour reprendre une expression de Descartes. On s’est mis à croire en une rationalité illimitée, qui s’accomplirait dans un progrès technique, qui amènerait lui-même le progrès moral. Or, on a simplement créé un monde artificiel, qui ne convient pas à l’homme, d’où la prolifération de pathologies. La prochaine étape doit être le transhumanisme : créer une humanité augmentée, débarrassée finalement de ce qui la rend humain. Nous sommes aux portes de cela et c’est très effrayant.

C’est sûrement ce qui explique le succès de la série d’anticipation Black Mirror. Non seulement elle est angoissante, mais chaque épisode nous montre une possibilité réaliste d’évolution de nos sociétés. Mais en plus de briser notre humanité, mais cela détruit la nature, comme nous le constatons chaque jour. « On juge le degré de maturité d’une société à sa capacité à s’autolimiter », soulignait Cornelius Castoriadis. Finalement nous sommes beaucoup moins « avancés » que bien de sociétés primitives ou traditionnelles. Ce qui est par contre dommage avec Delsol, c’est qu’en bonne libérale-conservatrice, elle peut avoir des constats justes, mais s’arrête en chemin. Du coup, elle ne voit pas que l’extension sans limite du marché, causée par le capitalisme, relève de la même logique.

« Je ne crois pas non plus en une démocratie directe absolue. (…) C’est par contre un horizon vers lequel on peut tendre, avec des institutions adéquates, mais aussi un niveau d’instruction, de moralité et de socialisation suffisant. »

Vous croyez à la théorie de la décroissance qui est sans doute une belle idée, mais on peut arguer que l’homme veut éviter dans toutes circonstances la stagnation. N’est-il pas donc utopique de supposer que les sociétés renonceraient volontiers à la croissance ?

C’est parce que nous regardons les choses avec nos lunettes du XXIe siècle. Si on s’intéresse à l’histoire de l’humanité, ce qu’on constate c’est que la croissance est l’exception. Longtemps, la croissance annuelle avait été en moyenne proche de 0 % – et même négative sur certaines longues périodes, comme entre l’an I et l’an 1 000 –, elle franchit la barre des 2 % pour les pays industrialisés à partir de 1830. Elle connaît ensuite un nouveau boum de 1950 à 1973 durant les « Trente glorieuses » où les pays d’Europe de l’ouest, les États-Unis et le Japon connaissent des taux de croissance annuel fluctuant entre 3 % et 9 %.

Une société post-croissance – c’est-à-dire qui ne s’intéresserait plus à la croissance économique – ne stagnerait pas nécessairement. Jusqu’au XIXe l’humanité a connu d’énormes évolutions et bouleversements intellectuels, religieux, civilisationnelles, techniques, etc. Malheureusement nous sommes maintenant malades de la croissance. Toute action politique est conditionnée à quelques points de PIB. Pourtant, deux Américains ont selon moi tout dit à ce sujet : l’économiste Kenneth Ewart Boulding et le politique Bob Kennedy. « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », nous a expliqué le premier. Le second a remarqué que : « Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. (…) En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. (…) En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »

Vous soulignez le déficit démocratique de la Ve République qui « a tendance à accorder trop de pouvoir à la majorité relative et presque rien aux minorités, même importantes » – et qui « infantilise les citoyens, en le déresponsabilisant ». Vous croyez à la démocratie directe. Mais la démocratie directe n’est-elle pas porteuse de dangers à une époque où la politique rationnelle cède sa place à une politique basée sur les pires sentiments, suscités par les médias ?

Il me semble justement que la démocratie représentative – joli oxymore – n’a pas préservé des excès que vous pointez. Les élites aiment, pour conserver leur pouvoir, faire des classes laborieuses, des classes dangereuses mues par leurs ressentiments. C’est tout juste si ces classes méritent d’être instruites. Voltaire écrivait d’ailleurs : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace, qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. »

Mais si les classes populaires ne sont pas capables de savoir ce qui est bon pour elles, je ne vois pas en quoi elles sont aptes à choisir de bons représentants. D’ailleurs quand elles votent mal, pour Donald Trump ou pour le Brexit, nos analystes sont à deux doigts d’expliquer qu’il faut leur retirer le droit de vote. Mais quand on y regarde de plus près, il n’existe aucun moyen de sélection des gens aptes à choisir ce qui est bon pour la communauté. Au final, seule la délibération collective peut y emmener. En plus, on pourrait aussi avancer que les élites sont souvent ceux qui disposent de plus de volonté de puissance, sont guidés par leurs propres intérêts, qui ne sont pas ceux des classes populaires, et sont rendues, par leur richesse, plus narcissiques !

Je ne crois pas non plus en une démocratie directe absolue. « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes », relevait Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat social. C’est par contre un horizon vers lequel on peut tendre, avec des institutions adéquates, mais aussi un niveau d’instruction, de moralité et de socialisation suffisant.

« Une autre condition importante du succès [de la gauche populaire, de la décroissance], c’est ce que Gramsci nomme l’hégémonie culturelle, c’est-à-dire, faire en sorte que certaines idées deviennent majoritaires dans la société » – dites-vous. Selon beaucoup de penseurs de droite, ce sont actuellement les soixante-huitards adhérés au libéralisme, les disciples et les héritiers intellectuels de l’École de Francfort et du poststructuralisme qui exercent une hégémonie dans la vie intellectuelle occidentale – et « les fruits » de cette hégémonie sont nombreux: les « safe space », l’idéologie du genre poussée à l’extrême, ou, plus récemment, « l’écriture inclusive » en France. Que pensez-vous de ces phénomènes ?

L’héritage de Mai 68 est compliqué. Chez la jeunesse étudiante on trouvait des revendications radicalement anticapitalistes comme d’autres petites bourgeoises. Et, contrairement à ce que suggère votre question, il est bien dommage que l’École de Francfort – école marxiste qui a analysait les conséquences culturelles du capitalisme – ne trouvent aujourd’hui plus de vrais représentants.

Après Mai 68 l’hégémonie à gauche, surtout dans les milieux universitaire, est passée de la séquence Lukács – École de Francfort – Socialisme ou barbarie – Henri Lefebvre – Internationale situationniste à une autre séquence Althusser – Bourdieu – Foucault – Deleuze – Derrida. Si la première, malgré son évidente hétérogénéité était vraiment radicale, la seconde, l’est moins, malgré l’intérêt réel que peuvent aussi présenter ces auteurs. Comme le résume Michéa, une certaine gauche, plus ou moins inspirée de ces dernier, s’est mise à « liquider progressivement la contestation anticapitaliste en substituant partout à la vieille question sociale (tenue à présent pour grise et archaïque) le seul combat festif et multicolore, pour « l’évolution des mœurs »».

En 2015, le philosophe anarchiste Renaud Garcia a entrepris dans un essai remarquable, Le Désert de la critique : déconstruction et politique, le bilan de cette gauche que nous pourrions nommer « déconstructiviste », car elle se borne à déconstruire la pensée, les idées, les postulats, la vision du monde de l’adversaire, plutôt que d’en opérer la critique ou la démystification. Elle a entrepris une « prolifération des luttes » – antiracistes, féministes, etc. –, au détriment de la lutte globale et inclusive pour une autre société. Les luttes individuelles et particulières prennent peu à peu le pas sur les combats collectifs. Evidemment, ces combats sociétaux sont aussi très importants, car aucune société socialiste digne de ce nom ne peut s’accommoder de racisme, de sexisme ou d’homophobie. Le problème est de croire que c’est en détruisant toute norme et en rejetant toute lutte des classes que la question pourra se régler. Au contraire, en atomisant toujours plus la société et en transformant l’homme en « monade isolée repliée sur elle-même » (Marx), elle fait le jeu du libéralisme le plus dur. Cependant, la droite a beau jeu de dénoncer Mai 68, mais quelqu’un comme Sarkozy en est le digne héritier !

Vous êtes cofondateur d’une revue socialiste, Le Comptoir et rédacteur d’un site d’information catholique, Aleteia. Quel regard portez-vous sur l’Église catholique ? Faut-il ancrer la gauche dans l’héritage chrétien d’Europe ?

« Mais si l’Eglise disparaît c’est d’abord parce que les églises sont vides le dimanche ! « Montre ta croix » est un joli mot d’ordre, mais je préfère : « Porte ta croix ! » »

A titre personnel, je suis d’un côté chrétien (protestant) et de l’autre socialiste. S’il est impossible de séparer radicalement le spirituel du politique chez un homme, à moins d’un dédoublement de personnalité, les deux ne se confondent pas totalement. Disons que mon socialisme est un christianisme laïcisé. Mais le christianisme est loin d’être le seul chemin qui mène au socialisme. L’attention aux plus faibles, la fraternité, le sens des limites, le respect de la création ou l’universalisme sont aussi présents, dans différentes versions, dans les autres religions du abrahamique. De même nous avons beaucoup à apprendre du bouddhisme, du taoïsme ou de l’hindouisme. J’ajouterais même que les paganismes gréco-romains ou égyptiens ont aussi à nous enseigner.

Par contre, la gauche doit se rappeler de l’apport essentiel du christianisme à la civilisation européenne. En France, elle a souvent tendance à s’enfermer dans un laïcisme obtus, qui ressemble à de l’athéisme militant et dans un progressisme naïf qui fait pense que la France est née pendant la Révolution grâce à des principes aussi abstraits que « Les droits de l’homme et du citoyen ». La religion possède également une dimension anthropologique. En se penchant plus sur le christianisme, la gauche comprendrait sûrement mieux le peuple qu’elle entend incarner, mais également l’islam, qu’elle n’arrive pas à appréhender parce que le religieux ne représente plus rien pour elle. Ce qui ne signifie évidemment pas s’arc-bouter ou fantasmer sur une France chrétienne, qui n’est plus.

Pour ce qui est de l’Eglise catholique d’une manière générale, je crois que le pape François est le réformateur dont elle avait besoin pour enrayer son déclin. Même s’il est moins bon théologien que Ratzinger, son appel à aller vers les périphéries et sa théologie du peuple me semblent nécessaires. J’ajouterais que son encyclique Laudato Si’ (« Loué sois-tu ») sur l’écologie intégrale est très importante. De plus, en tant qu’Argentin, il apporte un regard neuf sur une religion dont l’épicentre est en train de se déplacer hors d’Europe.

Si je reviens en France – car l’Eglise est certaine une, mais est aussi plurielle –, je dois avouer que la situation est difficile. Après avoir incarné la majorité depuis plus de 1 000 ans, le catholicisme devient une minorité presque comme les autres. En crise, elle est tentée par le repli identitaire, souvent accompagnée paradoxalement par une baisse de la pratique. Beaucoup de catholiques déplorent – à juste titre – l’effacement de leur religion. Mais si l’Eglise disparaît c’est d’abord parce que les églises sont vides le dimanche ! « Montre ta croix » est un joli mot d’ordre, mais je préfère : « Porte ta croix ! » « Le grand malheur de ce monde, la grande pitié de ce monde, ce n’est pas qu’il y ait des impies, mais que nous soyons des chrétiens si médiocres », écrivait Georges Bernanos (Le Chemin de la Croix-des-Âmes). Les catholiques devraient méditer sur ces paroles plutôt que de se crisper ou attribuer tous les malheurs au pape François, comme le fait la frange de droite du catholicisme.

Est-ce que vous suivez les débats internationaux autour de la politique du gouvernement hongrois ? 

Très peu, non. Si je connais Viktor Orbán et désapprouve sa politique vis-à-vis des migrants et son sécuritarisme, je dois avouer que je ne suis pas réellement votre vie politique. Mon avis n’est au fond que superficiel. Il y a quand même eu le référendum anti-migrant d’octobre 2016 que j’avais un peu suivi, car nos médias en parlaient. Mais comme souvent, la presse hexagonale n’était pas au niveau et je n’ai moi-même pas cherché à aller plus loin.

Que pensez-vous de l’état actuel de la construction européenne ? Qu’est-ce que l’Europe signifie pour la gauche populaire ?

L’Union européenne – que je distingue soigneusement de l’Europe, ère civilisationnelle – devrait signifier pour elle « libéralisme ». « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure », se vantait Alain Madelin, note homme politique le plus libéral. Malheureusement au nom d’un internationalisme abstrait – qui n’a pas grand-chose à voir avec l’internationalisme prolétarien de Marx, Engels et Bakounine – la gauche populaire refuse souvent cette vérité. Depuis petit j’entends parler d’une « autre Europe », « sociale », qui serait « possible ». Ma génération sait que tout cela est une chimère.

Heureusement, depuis la mésaventure de Syriza en Grèce – parti qui se met maintenant à limiter le droit de grève ! –, une grande partie de la gauche radicale, du moins en France, a compris la leçon. Elle n’était pourtant pas si dure à comprendre puisque début 2015, Juncker, président de la Commission européenne l’avait clairement formulée : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. »

Anti-démocratique, l’Union européenne ne fonctionne plus non plus d’un point de vue économique. Elle est même depuis des années le trou noir de l’économie mondiale. Or, c’était son unique raison d’être. Les citoyens, surtout les plus fragiles socialement, en prennent conscience et s’en détournent. Le Brexit en est une conséquence. Je doute que cette UE puisse survivre éternellement. Pourtant, internationaliste, je crois en la possibilité d’une coopération internationale.

Patrice de Plunkett : « L’engagement pour un chrétien ne se réduit pas à un engagement politique »

Entretien initialement publié le 31 janvier 2018 sur Aleteia

Dans son dernier livre, « Cathos, ne devenons pas une secte », le journaliste Patrice de Plunkett appelle les catholiques à s’engager dans la cité en suivant l’exemple du Christ.

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Le Comptoir : socialistes et décroissants mais pas conservateurs

Article publié le 16 janvier 2017 avec Galaad Wilgos sur le site Le Comptoir

« Le Monde » a décidé de réaliser, le 11 janvier dernier, une enquête sur plusieurs jeunes revues dont Le Comptoir, mais également nos confrères de Philitt, Limite, Accattone ou encore de Raskar Kapac, rattachant de manière erronée tout ce beau monde à Jean-Claude Michéa. Il nous apparaît alors évident qu’elle crée de la confusion sur la pensée du philosophe montpelliérain, mais également sur les lignes éditoriales des différentes revues répertoriées, à commencer par la nôtre. Nous tenons à clarifier notre position.

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Nuit debout : ne soyons pas la farce de Mai-1968 !

Article publié le 11 mai 2016 sur Le Comptoir

Questionné par nos soins lors de la première Nuit debout du 31 mars, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon relevait qu’un lien semblait unir la jeunesse qui se mobilise contre la loi El Khomri et celle qui s’est insurgée en Mai-1968. Les similitudes sont telles que le marxo-spinoziste explique : « C’est comme si à presque cinquante ans de distance, des générations se parlaient. » Ce parallèle mérite d’être analysé, surtout si nous voulons que Nuit debout ne réitère pas les erreurs de son aîné.

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La Commune de Paris, dernière révolution romantique

Article publié initialement le 14 mars 2016 sur Le Comptoir

Des luddites à la révolte des canuts, le XIXe siècle est le théâtre d’insurrections fréquentes des classes populaires contre la société industrielle naissante et ses conséquences, à savoir le déracinement du prolétariat, la dissolution des solidarités traditionnelles et la mise en place de nouveaux rapports d’exploitation. La Commune de Paris de 1871 est à la fois la dernière de ces révoltes mais aussi, la plus réussie.

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