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Kropotkine et le communalisme

Le gouvernement « socialiste » (ou plutôt social-libéral, voire « sociétal-libéral ») a décidément tout faux. Pas encore remis de la double raclée des Municipales et des Européennes, Manuel Valls et François Hollande décident de ne rien changer à leur politique et continuent leur course frénétique vers le libéralisme mondialisé, qui détruit les structures de vie collective de la société et jette le peuple dans les mains du « national-populisme » (et du FN). Au menu cette fois : la réforme territoriale. S’il est évident que celle-ci doit avoir lieu, tant notre pays est un mille-feuille administratif et bureaucrate incompréhensible et si la décentralisation n’est pas mauvaise en soi (car elle peut permettre de ramener le politique plus proche des citoyens), les solutions envisagées risquent d’empirer la situation. Au triptyque républicain communes/départements/Etat, le PS veut substituer une forme de néo-féodalisme capitaliste dominé par les métropoles, les hyper-régions (sans cohésion culturelles) et l’Union européenne déjà en place. Il faut ajouter à cela un déni démocratique, car aucun débat n’a lieu sur la question et le premier ministre a écarté l’idée du référendum.

Tandis que la refonte des régions est largement analysée et critiquée, le projet d’intercommunalité est souvent mis de côté. C’est sous-estimer le rôle de la Commune. Celle-ci est le premier stade d’exercice d’une démocratie véritable (s’exerçant par le bas). Pour que les citoyens soient incités à l’action politique, il faut qu’ils se reconnaissent dans leur environnement et aient envie de participer activement à la vie de la Cité (Polis en grec). Les communes sont donc le premier lieu de révolte sociale (comme le montrent la Commune de Paris de 1871, la révolte de Kronstadt en 1921 en URSS ou la révolte espagnole de 1936). C’est une chose qu’avait bien compris le géographe russe Piotr Kropotkine, théoricien de l’anarcho-communisme(ou du communisme libertaire) et communaliste. Le texte qui suit est extrait d’un de ses articles intitulé La Commune publié en 1881 dans Le Révolté, journal qu’il a fondé, et ensuite publié dans un recueil regroupant plusieurs de ses meilleurs textes et intitulé Paroles d’un révolté (1895).

Quand nous disons que la révolution sociale doit se faire par l’affranchissement des communes, et que ce sont les communes, absolument indépendantes, affranchies de la tutelle de l’Etat, qui pourront seules nous donner le milieu nécessaire à la révolution et le moyen de l’accomplir, on nous reproche de vouloir rappeler à la vie une forme de la société qui s’est déjà survécue, qui a fait son temps.  « Mais, la Commune – nous dit-on – est un fait d’autrefois ! En cherchant à détruire l’Etat et à mettre à sa place les communes libres, vous tournez vos regards vers le passé : vous voulez ramener en plein Moyen Âge, rallumer les guerres antiques entre elles, et détruire les unités nationales, si péniblement conquises dans le cours de l’histoire ! » (…) Constatons d’abord que cette comparaison avec le passé n’a qu’une valeur relative. Si, en effet, la Commune voulue par nous n’était réellement qu’un retour vers la Commune du Moyen Âge, ne faudrait-il pas reconnaître que la Commune, aujourd’hui, ne peut revêtir les formes qu’elle prenait il y a sept siècles ? Or, n’est-il pas évident que, s’établissant de nos jours, dans notre siècle de chemins de fer et de télégraphes, de science cosmopolite et de recherche de la vérité pure, la Commune aurait eu une organisation si différente de celle qu’elle a eu au douzième siècle, que nous serions en présence d’un fait absolument nouveau, placé dans des conditions nouvelles et qui nécessairement amènerait des conséquences absolument différentes ?

[…]

En s’affranchissant du seigneur, la Commune du Moyen Âge ne s’affranchissait-elle aussi de ces riches bourgeois, qui, par la vente des marchandises et des capitaux, s’étaient conquis des richesses privées au sein de la cité ? Point du tout ! Après avoir démoli les tours de son seigneur, l’habitant de la ville vit bientôt se dresser, dans la Commune même, des citadelles de riches marchands cherchant à le subjuguer, et l’histoire intérieure des communes du Moyen Âge est celle d’une lutte acharnée entre les riches et les pauvres, lutte qui nécessairement finit par l’intervention du roi. L’aristocratie se développant de plus en plus au sein même de la Commune, le peuple, retombé vis-à-vis du riche seigneur de la ville haute dans la servitude qu’il subissait déjà de la part du seigneur du dehors, comprit qu’il n’avait plus rien à défendre dans la Commune ; il déserta les remparts qu’il avait dressés, et qui, par l’effet du régime individualiste, étaient devenus les boulevards d’un nouveau servage. N’ayant rien à perdre, il laissa les riches marchands se défendre eux-mêmes, et ceux-ci furent vaincus : efféminés par le luxe et les vices, sans soutien dans le peuple, ils durent bientôt céder aux sommations des hérauts du roi et leur remirent les clefs de leurs cités. En d’autres communes, ce furent les riches eux-mêmes qui ouvrirent les portes de leurs villes aux armées impériales, royales ou ducales, pour fuir la vengeance populaire, prête à tomber sur eux.

«Elle ne sera pas uniquement communaliste, elle sera communiste ; révolutionnaire en politique, elle le sera aussi dans les questions de production et d’échange »

Mais la première préoccupation de la Commune du dix-neuvième siècle ne sera-t-elle pas de mettre fin à ces inégalités sociales ? De s’emparer de tout le capital social accumulé dans son sein et de le mettre à la disposition de ceux qui veulent s’en servir pour produire et pour augmenter le bien-être général ? Son premier soin ne sera-t-il pas de briser la force du capital et de rendre à jamais impossible la création de l’aristocratie qui causa la chute des Communes du Moyen Âge ? Ira-t-elle prendre pour alliés l’évêque et le moine ? Enfin, imitera-t-elle des ancêtres qui ne cherchaient dans la Commune que la création d’un État dans l’État ? qui, abolissant le pouvoir du seigneur et du roi, ne savaient faire mieux que de reconstituer, jusque dans ses minimes détails, toujours le même pouvoir, oubliant que ce pouvoir, pour être limité par les murs de la ville, n’en conserverait pas moins tous les vices de son modèle ? Les prolétaires de notre siècle imiteront-ils ces Florentins qui, tout en abolissant les titres de noblesse ou en les faisant porter comme une flétrissure, laissaient naître une nouvelle aristocratie, celle de la grosse bourse ? Feront-ils enfin comme ces artisans qui, arrivés à l’Hôtel-de-ville, imitaient dévotement leurs devanciers, et reconstituaient toute cette échelle de pouvoirs qu’ils venaient de renverser ? Changeront-ils seulement les hommes, sans toucher aux institutions ?

Certainement non. La Commune du dix-neuvième siècle, forte de son expérience, fera mieux. Elle sera commune autrement que par le nom. Elle ne sera pas uniquement communaliste, elle sera communiste ; révolutionnaire en politique, elle le sera aussi dans les questions de production et d’échange. Elle ne supprimera pas l’État pour le reconstituer, et bien des communes sauront prêcher d’exemple, en abolissant le gouvernement de procuration, en se gardant de confier leur souveraineté aux hasards du scrutin.

[…]

Maintenant, quelle différence ! La Commune de Paris victorieuse se serait-elle bornée à donner des institutions municipales plus ou moins libres ? Le prolétariat parisien brisant ses chaînes, c’eut été la révolution sociale dans Paris d’abord, puis dans les communes rurales. La Commune de Paris, lors-même qu’elle soutenait la lutte à son corps défendant, a néanmoins dit au paysan : Prends ta terre, toute la terre! Elle ne se serait pas bornée à des paroles, et l’eût-il fallu, ses vaillants fils seraient allés en armes dans les villages lointains aider le paysan à faire sa révolution : chasser les accapareurs du sol, et s’en emparer pour la rendre à tous ceux qui veulent et qui savent en tirer les moissons. La Commune du Moyen Âge cherchait à se circonscrire dans ses murs ; celle du XIXe siècle cherche à s’étendre, à s’universaliser.

[…]

« Aujourd’hui déjà les sociétés libres commencent à couvrir tout l’immense champ de l’activité humaine »

Pour le bourgeois du Moyen Âge, la Commune était un Etat isolé, nettement séparé des autres par ses frontières. Pour nous, « Commune » n’est plus une agglomération territoriale ; c’est plutôt un nom générique, un synonyme de groupements d’égaux, ne connaissant ni frontières ni murailles. La Commune sociale cessera bien vite d’être un tout nettement défini. Chaque groupe de la Commune sera nécessairement attiré vers d’autres groupes similaires des autres communes ; il se groupera, se fédérera avec eux par des liens au moins aussi solides que ceux qui le rattachent à ses concitadins, constituera une commune d’intérêts dont les membres sont disséminés dans mille cités et villages. Tel individu ne trouvera la satisfaction de ses besoins qu’en se groupant avec d’autres individus ayant les mêmes goûts et habitant cent autres communes. Aujourd’hui déjà les sociétés libres commencent à couvrir tout l’immense champ de l’activité humaine.

[…]

Cette tendance prenant son libre essor, et trouvant un nouveau champ immense d’application, servira de base à la société future. C’est par libres groupements que s’organisera la Commune sociale et ces groupements mêmes bouleverseront les murailles, les frontières. Ce seront des millions de communes non plus territoriales, mais se tendant la main à travers les fleuves, les chaînes de montagnes, les océans, unissant les individus disséminés aux quatre coins du globe et les peuples en une seule et même famille d’égaux.

 

Pour aller plus loin :

 

Les tabous de la gauche radicale

Ancien membre du Conseil d’Administration d’Attac et militant anticapitaliste et favorable à la démondialisation, Aurélien Bernier revient avec un ouvrage qui devrait contribuer au débat d’idée au sein de la gauche radicalei. En effet, dans son dernier livre, intitulé La Gauche radicale et ses tabous, essaie de comprendre les échecs de la gauche anticapitaliste depuis la montée de l’extrême droite.

Le constat d’échec de la gauche radicale

Le livre commence sur un constat tragique : alors que le capitalisme néolibéral est à bout de souffle et que les conditions semblent donc favorables aux partis de gauches radicales, ces derniers éprouvent toutes les difficultés du monde à progresser (du Front de gauche en France à Die Linke en Allemagne) et sont souvent battus par l’extrême droite. La petite nuance étant le mouvement grec Syriza d’Alexis Tsipras qui a réussi à battre le parti socialiste (Pasok) et a perdu de peu face au centre droit (Nouvelle Démocratie) aux dernières législatives de juin 2012. Cependant, en Grèce aussi, la montée de l’ex-groupuscule néo-nazi Aube dorée est particulièrement préoccupante.

Pour comprendre le cas français il faut se replonger 30 ans plus tôt. Le 17 juin 1984 où la liste Front national crée la surprise en obtenant 10,95% des suffrages et en talonnant la liste PCF dirigée par Georges Marchais (11,20%). Cette surprise est confirmée aux élections législatives de 1986 où le FN obtient 9,65% des voix et envoie 35 députés à l’Assemblée nationaleii. Le tournant s’effectue réellement en 1988 où le candidat communiste à l’élection Présidentielle, André Lajoinie, est largement battu par Jean-Marie Le Pen (6,76% contre 14,38%). Au départ, tout le monde croit à un phénomène transitoire : le FN n’exprime qu’un ras-le-bol mais ne possède pas de vraie base électorale. Le PCF fait le lien avec la montée du chômage mais ne s’en inquiète pas plus que ça. Et surtout, aucune autocritique n’est formulée, la faute étant rejetée sur la droite traditionnelle et sur les médias. Pourtant on assiste vite à une « lepénisation des esprits » mais aussi, selon l’auteur, à une « anti-lepénisation ». Si l’antiracisme et l’universalisme répondent à juste titre au racisme et au nationalisme du FN, le PCF ne réussira jamais à répondre à la cause principale de la montée de Le Pen : « la destruction de la souveraineté nationale au profit de l’oligarchie financière ». Au contraire, le traumatisme créé par le FN provoque un abandon de toute solution nationale et le parti d’extrême droite se retrouve rapidement en situation de monopole.

Pourtant dans les années 1970, le PCF s’oppose frontalement à la construction européenne. Il ne s’oppose pas à la construction européenne en tant que telle mais à sa philosophie libérale. Cette dernière s’exprime par son ordre juridique qui confisque la souveraineté au peuple pour la transférer au droit communautaire et par son ordre économique qui tend à transformer l’Europe en un vaste marché commercial. Le PS de son côté a toujours soutenu cette construction. Ceci s’explique par une longue conversion au social-libéralisme. Celle-ci s’est effectuée rapidement dans tous les pays d’Europe où les partis socialistes ou sociaux-démocrates se sont tournés vers les États-Unis, dans un contexte de guerre froide, et ont choisi d’abandonner le marxisme. En France si une nouvelle génération de cadres socialistes, dont Michel Rocard est le plus fier représentant, veulent définitivement tourner le dos au marxisme, l’affaire prend plus de temps. Au Congrès d’Epinay en 1971, Mitterrand choisit de s’allier au courant marxiste de Jean-Pierre Chevènement afin de marginaliser les sociaux-libéraux. Dans un second temps il se tourne même vers le PCF. Mais une fois au pouvoir, Mitterrand refuse de rompre avec la mondialisation et l’ordre européen qui mettent en échec son programme. Voilà comment en 1983 le tournant de rigueur est décidé, une « parenthèse libérale », selon Jospin, qui ne sera jamais fermée. Rocard ou Delors prennent officiellement le pouvoir au PS. Même si le PCF gouverne aux côtés du PS jusqu’en 1984 et qu’il perd en crédibilité, il ne trahit pas pour autant ses positions. Il reste le parti de la rupture avec le capitaliste qui défend le protectionnisme et la souveraineté. Même si cette position s’adoucit avec le temps, le PCF est durant le référendum sur le traité de Maastricht l’un des principaux défenseurs du « non ». Ce sont au final les critiques trotskistes sur le supposé chauvinisme « petit-bourgeois » du PCF et son alliance avec le PS de Jospin en 1997 au sein de la « gauche plurielle » qui lui font définitivement abandonner cette position. En parallèle de tout cela, l’altermondialisme est né, développant l’idée (le mythe ?) d’une autre mondialisation régulée et d’une autre Europe sociale. Dans le même temps, Jean-Marie Le Pen, ancien « Reagan français » et défenseur de la construction libérale européenne change avec le traité de Maastricht et se pose en « antimondialiste » et se met à critiquer l’ordre financier ultra-libéral, ce qui lui permet de progresser au sein des classes populairesiii. Depuis, sa fille effectue un gros travail afin de dédiaboliser son parti et l’ancrer chez les classes populaires. Certes, si le Front de gauche s’est converti à la « désobéissance européenne » – plus le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon que le PCF  –, pour Aurélien Bernier ce n’est pas encore suffisant et le mouvement politique reste prisonnier de trois tabous qui sont le protectionnisme, l’Europe et la souveraineté.

Les 3 tabous

Le capitalisme est aujourd’hui largement libre-échangiste. Contrairement au XIXème siècle, le libre-échange ne consiste plus en un simple prolongement du marché national mais aussi à des délocalisations. Ces dernières permettent une compression des salaires et une destruction méthodique des acquis sociaux – notamment par le chantage à la délocalisation. L’auteur plaide pour un protectionnisme qui se distingue de celui du FN car il ne consiste pas à faire croire aux ouvriers et aux patrons que leurs intérêts sont les mêmes – aux dépens de ceux des travailleurs étrangers. Il s’agit de briser le pouvoir du grand Patronat, de corriger les déséquilibre inacceptables dans les échanges internationaux et d’inciter les pays à salaires plus faibles à développer leurs marchés intérieurs (ce qui bénéficierait aux travailleurs).

Le deuxième tabou est celui de l’Europe. Il semble clair que les institutions européennes ont été mises en place de façon à empêcher toute politique non libérale. Elles confisquent dans un premier temps le pouvoir politique aux peuples afin de le redistribuer à une technocratie (la Commission européenne). Dans un second temps, elles empêchent toutes ruptures économiques grâce aux instruments mis en œuvre (monnaie unique, banque centrale indépendante, libre-échange, etc). Aucune politique sociale de gauche ne semble possible dans ces conditions. S’il ne faut pas désigner l’Europe comme un bouc-émissaire facile (car elle ne fait que répondre aux exigences de nos dirigeants), sa construction n’est pas acceptable en tant que telle. Pour l’auteur, désobéir comme le propose le Front de gauche dans son programme de 2012 est encore trop faible. Il faut rompre totalement avec elle afin de recréer une Europe solidaire.

Le dernier tabou est celui de la souveraineté. Aurélien Bernier plaide en faveur de retour à la souveraineté populaire, nationale et internationaliste. Expliquant comment la Nation a été démantelée, d’abord durant la crise des années 1930, puis après la seconde guerre mondialeiv et enfin avec l’avancée du néolibéralisme. Loin d’une vision nationaliste et chauvine, l’auteur défend la Nation comme seul cadre actuel où peut s’exercer la démocratiev, à défaut d’une citoyenneté internationale. Mais sa vision est profondément internationaliste, le but n’étant pas de s’insérer dans une guerre commerciale internationale – comme le souhaite le FNvi. Quand le parti d’extrême droite ne veut que mettre fin aux excès du libéralisme, Bernier veut détruire le capitalisme. Cette exigence exige un nouvel ordre international, c’est pourquoi il défend une vision proche de la Charte de la Havanevii et de la déclaration de Cocoyocviii.

« Les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher à des convertis. Il s’agit pour eux à présent, de fabriquer des socialistes, et vite » Georges Orwell

Critiques et analyses

La réflexion développée par l’auteur est à la fois intéressante et salutaire. Intéressante car elle met en relief certaines faiblesses du discours actuel de la gauche radicale. Salutaire car au lieu de décharger la faute sur la droite et les médias – même s’il est certain que la droite « républicaine » et les médias ont aussi participé à une certaine banalisation du discours du FN – ce travail permet à la gauche radicale de démarrer son autocritique. En effet, il ne fait aucun doute qu’en tout temps, l’extrême droite n’est forte que des faiblesses de la gaucheix. Enfin, le livre montre brillamment que toute solution nationale n’est pas nécessairement nationaliste. Quelques remarques me semblent cependant utiles.

Il existe tout d’abord parfois une certaine confusion dans les termes. Largement discuté par l’économiste Jacques Sapir sur son blog le terme « national-socialisme » pour qualifier le Front national new look semble impropre pour la simple et bonne que même si son discours est davantage porté sur le social, il est encore loin du socialisme (une simple lecture du programme fiscal du parti suffit pour s’en convaincre). Le Front national est aujourd’hui un parti « national-populiste » dans la filiation du mouvement boulangiste du XIXème sièclex, plutôt que du Cercle Proudhon, vrai père du national-socialisme français. Dans cette logique,le terme de « national-socialiste » correspond aujourd’hui mieux à des mouvements comme ceux d’Alain Soral ou encore de Serge Ayoub, c’est-à-dire à des idéologies appartenant à l’extrême droite nationaliste et souhaitant rompre (ou au moins dans le discours) avec le libéralisme. Dans le livre de Bernier, il y a aussi une confusion entre « social-libéralisme » et « social-démocratie ». Le premier terme est une forme de libéralisme, mettant à ce titre la liberté individuelle au centre de toute réflexion, tenant compte des interactions sociales des individus. Le second terme correspond à la forme la plus réformiste du mouvement socialiste. A ce titre, la social-démocratie développe elle aussi une analyse de classe et pense pouvoir réformer le capitalisme. Aujourd’hui il est évident que ce que l’on nomme majoritairement « social-démocratie » n’est qu’une forme de « social-libéralisme ». Les propos sur la lutte des classes de l’ancien Ministre Jérome Cahuzac lors de son dernier débat face à Jean-Luc Mélenchon ne laissent que peu de doutes sur la tendance dominante au PS aujourd’huixi. Il y a enfin dans le livre un amalgame entre souveraineté populaire et souveraineté nationale. La souveraineté populaire, concept développé par Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat Social, est un système où le peuple est directement souverain. La souveraineté nationale, concept développé par Emmanuel-Joseph Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? à la suite des écrits de John Locke ou de Montesquieu, est un système où la souveraineté appartient aux représentants de la Nation (elle-même vue comme un corps homogène). Le premier – jamais réellement appliqué en dépit de la Constitution de l’An I – est généralement vu comme un concept de gauche, alors que le deuxième – souvent appliqué – est plutôt vu comme de droitexii, car faisant converger fictivement les intérêts des classes populaires avec ceux des classes dominantes. Même si comme le fait remarquer Jacques Sapir ce sont avant tout deux conceptions de la Nation qui s’affrontentxiii.

Au-delà de ces termes techniques – non fondamentaux dans l’analyse –, l’auteur omet quelques éléments. Tout d’abord, il passe sous silence la stratégie de distanciation du FN vis-à-vis du reste de la droite. Le parti de Le Pen réussit ainsi à passer pour un parti anti-système s’opposant aux partis traditionnels quand le Front de gauche n’arrive toujours pas à s’affranchir du Parti socialiste (erreur qui a causé la mort politique du MRC de Jean-Pierre Chevènement) et reste redevable dans les esprits de la politique libérale menée par le gouvernement actuel. Ensuite, il n’évoque pas le rôle du Parti socialiste dans la montée du FN des années 1980, dans une stratégie de déstabilisation de la droite. Il est aussi dommage qu’Aurélien Bernier ne présente pas la relocalisation sous un aspect écologique. En effet, si les problèmes écologiques ne pourront se régler qu’à l’échelle mondiale, relocaliser la production et consommer locale deviennent des impératifs si on veut réduire les trajets de transport et donc les émissions de Co2.

Enfin, il occulte la question sociétale. Aujourd’hui, le plus effrayant est que la société semble acquise aux valeurs de la droite dure et de l’extrême droite. Alors que la gauche dominait la bataille culturelle dans les années 1980, notamment grâce à l’antiracisme, les français ne croient plus en la capacité des partis de gauche (souvent taxés d’angélisme) à répondre à leur aspiration en matière d’insécurité ou d’immigration, alors qu’il paraît logique que le capitalisme ne peut qu’accroître les problèmes potentielsxiv. Pour redevenir audible, la gauche radicale devra donc aussi réussir à reconstruire un nouveau discours paraissant réaliste pour contrer la montée des idées réactionnaires voire racistes dans la société et reprendre l’hégémonie culturelle au sein de la sociétéxv. La tâche qui reste à accomplir est donc énorme pour la gauche radicale qui devra passer de l’autocritique à la pratique afin de regagner l’électorat populaire qu’il a gagné, car comme le disait Georges Orwell : « Les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher à des convertis. Il s’agit pour eux à présent, de fabriquer des socialistes, et vite »xvi.

Notes
i Dans l’acceptation marxiste, une posture radicale est une posture qui s’avère capable d’identifier le mal à sa racine. Elle se distingue de la posture extrémiste qui s’évertue simplement à tenter de dépasser les limites existantes.

ii Mitterrand a instauré un système intégralement proportionnel afin de contrer l’avancée de la droite et l’effondrement du PS. Dès la dissolution de 1988, le système à deux tours est rétabli.

iii Dans Après la démocratie, le démographe Emmanuel Todd montre que les classes populaires et faiblement diplômées – quelques soient leurs orientations politiques –  ont massivement rejeté le traité de Maastricht comme le TCE. A ce titre, la question européenne relève clairement d’une logique de classes.

iv A ce propos, lire le dernier livre de Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 : L’Europe sortie de l’Histoire ?

v A ce propos : « Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit peu exigeant » Frédéric Lordon, Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas.

vi Pour une souveraineté de gauche se distinguant du nationalisme bourgeois du FN, lire l’excellent ouvrage de Jacques Nikonoff, La confrontation : argumentaire anti-FN

vii Signée le 24 mars 1948 mais pas ratifiée par les États-Unis, la Charte de la Havane prévoyait l’équilibre des balances de paiements. Elle est finalement abandonnée au profit du GATT.

viii Texte publié en 1974, la déclaration de Cocoyoc dénonce la répartition des richesses entre pays du Nord et du Sud et discute de  « l’utilisation des ressources, de l’environnement et des stratégies de développement ».

ix A ce propos quand Georges Orwell s’intéresse à la progression du fascisme – le propos n’étant pas de fasciser le FN –  dans les classes populaires dans Le Quai Wigan, il déclare : « Quand le fascisme progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur lui-même que le socialisme doit s’interroger ».

x A ce propos, dans une lettre adressée à Engels, le socialiste français Paul Lafargue décrit le boulangisme comme « un mouvement populaire» à tendances ambiguës. Pour Jean Jaurès dans L’Idéal de Justice, les choses sont plus claires : il s’agit d’un « grand mélange de socialisme dévoyé » et antirépublicain.

xi A ce propos, il peut être intéressant de lire le texte de Clément Sénéchal sur François Hollande et la social-démocratie.

xii Voir Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas de Frédéric Lordon.

xiii Voir Souveraineté et Nation de Jacques Sapir, en réponse à Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas de Frédéric Lordon.

xiv A première vue, l’insécurité est à la fois le fruit de la concentration des inégalités (aussi bien économiques, sociales et culturelles) et d’une société où posséder équivaut à être et où les individus ne reconnaissent plus d’autres valeurs que l’argent.

Quant à l’immigration, si elle a toujours existé, son accroissement est d’abord le fruit de la mondialisation, c’est-à-dire de la « prolétarisation des pays du Sud » (pour reprendre l’expression de Jacques Ellul dans Changer de Révolution : l’inéluctable prolétariat)  et de la baisse des temps de transports qui en résultent – même si l’histoire coloniale ne peut pas être dédouanée non plus. De plus, le libéralisme en détruisant l’école républicaine ou en organisant une nouvelle ségrégation spatiale a rendu plus difficile l’intégration des immigrés. Et enfin, l’insécurité constante (en matière d’emploi ou culturelle) engendrée par le libéralisme favorise malheureusement le repli des accueillants. S’il faut avoir un discours réaliste sur le phénomène, il ne faut cependant jamais tomber dans le piège qui consiste à faire de l’immigré un danger ou accabler l’immigration de tous les maux.

xv A ce sujet, lire mon article dans RAGEMAG sur Antonio Gramsci, théoricien de l’hégémonie culturelle.

xvi Le quai Wigan

Angela Merkel : la néo-dame d’acier

Texte publié le 15 mai 2013 

À chaque décennie sa personnalité marquante. Si l’Europe des années 1980 a eu Miss Maggie, celle des années 2010 possède Frau Angie. La première, feue Margaret Thatcher, a imposé à l’Angleterre la loi impitoyable des marchés et y a brisé les syndicats, entraînant dans son sillage tout le Vieux Continent. La seconde, Angela Merkel, se fait le chantre de l’(hyper)-austérité depuis quelques années, de la modération salariale européenne généralisée et de la fin de l’action étatique. La dernière en date de la « dame d’acier » est une attaque en bonne et due forme contre le peu de souveraineté que possèdent encore les pays de la zone euro. Mais le plus inquiétant est certainement l’alignement politique dont font preuve nos dirigeants.

Depuis le début de la crise, le couple franco-allemand, moteur de l’Union européenne a du plomb dans l’aile. Si notre ex-président Sarkozy s’agitait dans tous les sens pour laisser croire en l’existence d’un bras de fer permanent entre les deux parties, Hollande ne s’embarrasse même pas de ces considérations. Angela Merkel est donc devenue il y a presque 5 ans le seul capitaine du navire euro, au grand dam des Grecs, des Espagnols, des Portugais ou des Italiens. Afin d’asseoir cette domination, la chancelière fédérale allemande eut la bonne idée d’évoquer la fin de la souveraineté des États, préférant sûrement la tyrannie des marchés à l’expression populaire.

Merkel et le libéralisme teuton

L’Allemagne est traditionnellement considérée comme à l’origine de l’économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft), fille héritière de l’ordolibéralisme. Ce modèle économique qui se veut original prétend combiner les traits traditionnels du capitalisme néolibéral avec un certain degré de protection sociale. En réalité, il repose avant tout sur la libre concurrence, la stabilité de la politique monétaire et un État économe qui régule uniquement par le droit. L’économie sociale de marché s’oppose donc radicalement à toute forme de socialisme, mais aussi au keynésianisme social-démocrate et au néolibéralisme classique, hédoniste et consumériste. Cependant, ce modèle n’a de social que le nom et la monnaie unique a révélé cette imposture aux yeux de tous. L’Union que nous connaissons est avant tout une zone hyper-mondialisée, régulée par le droit supranational (notamment par la directive rédigée par l’ordolibéral Bolkestein) donc, par ricochet, d’hyper-concurrence, gérée par une politique monétaire neutre. Un contexte dont l’Allemagne va tirer mieux parti que les autres pays européens, en pratiquant une politique de modération salariale et d’austérité budgétaire afin de profiter au maximum de ses avantages comparatifs. Une stratégie qui a le double défaut d’accroître les inégalités outre-Rhin mais aussi de forcer indirectement les autres pays européens à suivre cette méthode.

« Chantre de l’austérité et pourfendeuse de toute coopération entre les États, la chancelière allemande impose aux peuples européens une version germanisée du consensus de Washington et de son corrolaire, TINA. »

Cependant, si cette politique est inhérente au système allemand – pour  preuve, la politique de rigueur a été mise en place par les sociaux-démocrates allemands (SPD) –, Angela Merkel en est le prophète absolu. C’est d’ailleurs dans cette unique perspective que se situe son action. Chantre de l’austérité et pourfendeuse de toute coopération entre les États, la chancelière allemande impose aux peuples européens une version germanisée du « consensus de Washington » et de son corollaire, « TINA ». Consciente de la défiance croissante à son encontre et de la recrudescence de germanophobie causée par ses méthodes, Angie a trouvé un moyen d’arriver à ses fins : demander aux États d’abandonner leur souveraineté, au moins partiellement. Cette solution indolore en apparence n’est que le stade suprême de l’Europe rêvée par le CDU : une destruction organisée de l’action étatique au profit d’une harmonisation concurrentielle vers le bas. L’Europe de la paix dans ces conditions sera avant tout l’Europe des marchés.

 

La capitulation française

Mais le plus inquiétant reste l’étrange capitulation à laquelle s’adonnent les politiques européens. Si Maggie a servi indirectement de modèle durant les années 1980, aussi bien aux sociaux-démocrates qu’aux sociaux-libéraux et aux conservateurs, plus personne aujourd’hui n’ose contester la domination d’Angie. La polémique récente au sein du Parti socialiste français en est un parfait exemple. Au départ, on a une remise en question légitime du modèle européen par l’aile gauche du PS, Jean-Christophe Cambadélis et le président du Perchoir, Claude Bartolone. Ces derniers, dans un texte destiné à préparer la convention du PS, invitent le parti à s’indigner contre « les recettes qui ont conduit au pire : le libre-échange commercial comme seul horizon des relations extérieures, l’austérité comme étalon à l’intérieur de nos frontières ». Les réactions qui ont fait suite à ces propos prouvent l’impossibilité de débattre sereinement sur le sujet, puisque la droite française est rapidement montée au créneau pour dénoncer cette infâme « germanophobie » et que ce sont les Allemands eux-mêmes qui ont eu le dernier mot. Passons sur la curieuse amnésie qui semble frapper l’UMP, oubliant la volonté affichée par Sarkozy en début de quinquennat de ringardiser le couple franco-allemand au profit d’une nouvelle idylle atlantiste avec le Royaume-Uni. Le vrai danger est l’assimilation abjecte de toute critique du modèle allemand à de la germanophobie et de facto à un repli nationaliste nauséabond renvoyant aux années 1930. Outre le mépris que semblent afficher nos politiques pour la réalité historique de notre pays, c’est bien une collaboration vis-à-vis du néolibéralisme mondialisé qui se joue sous couvert d’antinationalisme.  

« Outre le mépris que semblent afficher nos politiques pour la réalité historique de notre pays, c’est bien une collaboration vis-à-vis du néolibéralisme mondialisé qui se joue sous couvert d’antinationalisme. »

Et si le problème était plus profond ?

Néanmoins, ce qui se passe en Europe depuis 3 ans devrait nous emmener à réfléchir réellement au système dans lequel nous évoluons. À cause des différences entre les pays et la mise en place de la zone euro, celle-ci n’est pas une zone monétaire optimale au sens du Nobel d’économie 1999, Robert Mundell. L’austérité merkélienne  et la soumission aux marchés ne sont en fait que l’aboutissement de la logique de cette construction supranationale absurde. Pour analyser la construction de la monnaie unique, le trilemme d’incompatibilité de Rodrik fournit une excellente grille d’analyse. Celui-ci stipule que l’on ne peut avoir simultanément une zone économique totalement mondialisée, des États souverains et de la démocratie. L’euro ne permet actuellement que les deux premières : une zone économique totalement intégrée avec des États indépendants. Dans ces conditions, les choix des États sont limités car une partie du champ d’action leur échappe totalement. La démocratie est donc implicitement détruite et les décisions des gouvernements sont soumises aux contrôles des marchés économiques et financiers.

Les deux solutions possibles pour sortir de cette tyrannie libérale sont les suivantes : l’abandon de la souveraineté des États ou la remise en cause de l’intégration économique. Si la première est très séduisante sur le papier, elle n’est que chimérique, car elle ignore les différences culturelles, politiques et économiques entre les nations qui sont trop grandes pour prétendre instaurer une démocratie supranationale s’entendant sur le plus petit dénominateur commun. Si les frontières économiques ont disparu, les barrières linguistiques ou institutionnelles subsistent malgré tout et les replis nationalistes ont tendance à s’amplifier quand le particulier risque de s’effacer totalement au profit de l’universel. L’économiste McCallum mettait d’ailleurs en évidence en 2000 l’existence « d’effets-frontières » : même quand les barrières commerciales et physiques sont supprimées, les frontières fictives persistent et freinent les échanges. Le fédéralisme européen dans ces conditions n’est qu’une destruction pure du pouvoir politique au profit d’une régulation par l’économie et le droit. Il ne reste dans ces conditions plus que la solution de la remise en cause de l’hyper-intégration européenne sans s’engouffrer dans le piège du repli nationaliste. En somme, rétablir la souveraineté nationale pour mettre fin à la dictature du libéralisme et rétablir la liberté des citoyens.

« L’austérité merkélienne et la soumission aux marchés ne sont en fait que l’aboutissement de la logique de cette construction supranationale absurde. »

Le parallèle entre Maggie et Angie est certes pertinent mais reste incomplet. Si la seconde rejoue la partition de la première, elle le fait de manière différente. En effet, Merkel ne fait que se jouer des failles de notre système. Contrairement à Thatcher, elle ne sert que de faire-valoir à la tyrannie libérale et n’a pas à l’imposer directement. Dans ce contexte, la lutte a changé de nature et résister à la chancelière ne suffit plus, il faut avant tout lutter contre les institutions libérales qui permettent l’existence d’Angie.

« Ce que nous devons conquérir, la souveraineté du pays, nous devons l’enlever à quelqu’un qui s’appelle le monopole. Le pouvoir révolutionnaire, ou la souveraineté politique, est l’instrument de la conquête économique pour que la souveraineté nationale soit pleinement réalisée. » Ernesto Che Guevara

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