Entretien publié initialement sur le site hongrois Mandiner, j’en reproduis ici la totalité en français.
Dans les trois premiers épisodes de notre série d’entretiens avec des penseurs contemporains français, nous avons discuté avec des intellectuels qui illustrent bien la diversité de la droite française. Jacques de Guillebon, rédacteur en chef de L’Incorrect, magazine récemment lancé, veut réconcilier l’aile droite des Républicains et le Front national ; Alain de Benoist, père de la Nouvelle Droite, abandonne la tradition judéo-chéritenne et souhaite refonder l’Europe sur des bases païennes ; la philosophe libérale-conservatrice, Chantal Delsol défend Macron, tout en soulignant les dangers de l’idéologie du progrès.
Dans le nouvel épisode de notre série, nous aborderons la question de la gauche français qui est autant diverse que le camp conservateur. Personne ne le sait mieux que Kévin Boucaud-Victoire qui vient de publier un livre sur l’histoire de la gauche francais: dans La guerre des gauches, le jeune penseur présente l’évolution des différents courants de la gauche depuis 1789 jusqu’aux manifestations contre la loi travail en 2016. Selon Boucaud-Victoire, on peut distinguer trois grands groupes au sein de la gauche française : la gauche qui a adhéré à l’économie du marché et au libéralisme culturel, défendant les libertés individuelles, groupe marginalisé après le Front populaire des années 30, mais dominant depuis la présidence Mitterrand ; la gauche étatiste, centralisatrice, basée sur les valeurs de la République une et indivisible et la laïcité, avec des représentants comme Georges Clemenceau ; enfin, la gauche radicalement anticapitaliste qui a donné naissance aux mouvements alternatifs actuels.
Kévin Boucaud-Victoire, économiste de formation, a travaillé comme économiste assistant jusqu’en 2012. Il a participé a une émission radio portant sur la musique, la danse, le street art (Common Wave). Entre 2012 et 2014, il a été rédacteur en chef du site culturel Sound Cultur’ALL. Il a été journaliste de Ragemag, de L’Humanité, il a publié des articles dans les éditions françaises de Slate et de Vice. Depuis 2017, il est rédacteur du site catholique Aleteia. Il est co-fondateur de Le Comptoir, revue de gauche alternative. En outre, il a travaillé aussi comme professeur de sciences économiques et sociales.
Dans notre interview, nous l’interrogeons sur des sujets comme l’anarchisme conservateur, l’agonie de la gauche, les visions de Macron, la décroissance, l’idéologie du progrès, les safe space et la construction européenne.
Vous écrivez de votre difficulté de vous situer sur le plan idéologique. Vous vous définissez comme socialiste et anticapitaliste radical, mais vous vous sentiez proche aussi d’un certain « anarchisme conservateur », qui, tout en étant égalitaire et méfiant vis-à-vis l’autorité, est conscient que « dans l’héritage de nos sociétés plurimillénaires, certaines choses méritent d’être conservées. » Mais ces tendances si différentes ne sont pas inconciliables, contradictoires ? Qu’est-ce qui relie Proudhon et Chesterton, Gramsci et Bernanos ?
A part une critique radicale – c’est-à-dire qui va à la racine – de la société dans laquelle ils vivent, un rejet du capitalisme et une attention particulière pour les classes populaires, pas grand-chose. Nous pourrions réunir Chesterton et Bernanos pour leur catholicisme. Mais le second, venant des Camelots du roi, est plus conservateur et plus radical que le premier. Proudhon et Gramsci pourraient également être rassemblés pour leur socialisme. Sauf qu’ils sont issus de traditions « ennemies », l’anarchisme et le communisme marxiste, au sein de cette famille. Mais ce que je peux apprécier chez ces penseurs c’est une absence de dogmatisme, leur profondeur d’analyse ainsi que la radicalité et l’attention aux plus faibles que j’évoquais plus haut.
« Je suis infiniment plus proche de l’esprit de l’Insurrection de Budapest de 1956 et de la République des conseils éphémères qui a suivi, que de l’URSS. »
Mais revenons à votre question : où me situer ? J’ai conscience qu’à une époque où les camps et frontières idéologiques doivent être clairement établis et où s’est répandue une sale manie de la classification, certaines de mes positions peuvent perturber. Malgré l’horreur que j’éprouve pour le dogmatisme et l’enfermement idéologique, je me considère avant toute chose comme socialiste. Evidemment pas comme l’affreux parti qui porte ce nom et a donné indirectement naissance au président Macron. J’entends par-là, à la suite de Pierre Leroux, député français sous la Deuxième République (1848), « la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous ». Cela inclus une opposition frontale au capitalisme, à l’exploitation, à la domination et à l’aliénation – concept marxiste trop souvent mis de côté. Pour prendre un exemple qui je l’espère vous parlera, je suis infiniment plus proche de l’esprit de l’Insurrection de Budapest de 1956 et de la République des conseils éphémères qui a suivi, que de l’URSS.
Nous en arrivons à l’expression « anarchiste conservateur », boutade de George Orwell reprise par le sinologue Simon Leys et le philosophe Jean-Claude Michéa plus tard. Elle décrit un tempérament que vous avez décrit dans votre question, plus qu’une vraie position politique et idéologique. Je ne pense pas devoir revenir sur le volant « anarchiste », antiautoritaire et égalitariste.
Et pour le conservatisme ?
Pour ce qui est du conservatisme, les socialistes se sont souvent trompés sur la nature du capitalisme. Loin d’être un système conservateur, patriarcal et raciste – même si ces éléments existent dans nos sociétés et doivent être combattus –, alliance du trône et de l’autel, il s’agit bel et bien d’un système progressiste et moderne. Rappelons que dans Le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels écrivent : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. (…) En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » Ils relèvent aussi que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. » Selon eux, « ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. »
Un certain socialisme a eu historiquement tort de proposer de faire table rase du passé et de créer un homme nouveau. Il faut relever que Marx lui-même était victime de ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel a nommé « les illusions du progrès ». C’est sûrement parce que même un génie demeure un homme de son temps, victime de certains déterminismes sociaux – et petit bourgeois dans le cas du communiste. Voilà pourquoi j’insiste sur le fait qu’aucune société décente ne pourra s’édifier sans conserver certaines valeurs et structures qui font de nous des humains et que le capitalisme tend à faire disparaître. L’urgence écologique renouvelle cette question, puisqu’il s’agit dans ce cas de conserver ce qui permet la possibilité d’une vie humaine sur notre planète. Par contre, je refuse le conservatisme quand il est synonyme de maintien des injustices et des privilèges bourgeois.

« La gauche, en tout cas, est à l’agonie, ses idées sont mortes (…) la vérité, c’est qu’il n’y a plus en France que la droite et l’extrême droit. La gauche a perdu sa force mobilisatrice » – déclare Michel Houellebecq dans sa dernière interview. A-t-il raison ?
Houellebecq a une capacité hors du commun pour sentir l’air du temps, mais n’est pas un analyste politique. Comme souvent, il dit à la fois quelque chose de vrai, mais de trop simpliste. La gauche est à l’agonie, tant politique sur le plan des idées. Ce fait ne peut être nié, même s’il peut être nuancé par la percée électorale de la France insoumise, qui a eu le mérite de mettre des idées neuves sur la table. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de « l’extrême centre », la droite n’est pas en meilleur état. Il suffit de lire l’édito de Jacques de Guillebon dans le numéro 5 de L’Incorrect – nouveau magazine français qui entend construire des ponts entre la droite « républicaine » conservatrice et l’extrême droite catholique. « Il faut dire que l’audace n’est pas leur fort, leur courage nullement leur came », écrit le directeur de la rédaction à propos des responsables de droite, qu’il accuse de « paresse intellectuelle ». Il faut dire que ces dernières décennies, la droite a tout misé sur le libéralisme économique et que l’arrivée aux commandes de Macron la désoriente. Pour se différencier, elle doit surjouer le conservatisme moral et l’identité – même s’ils sont incompatibles avec le libéralisme économique qu’elle prône par ailleurs – et chasser sur les terres du FN.
En réalité, la capacité de mobilisation de la droite ces dernières années est exclusivement le résultat de la perte de l’hégémonie culturelle de la gauche de gouvernement. Cette dernière ralliée au capitalisme dans les années 1980 a préservé sa place dans le camp du Bien, avec un discours entièrement tourné vers les valeurs (tolérance, ouverture, etc.) et avec un vernis « social ». Or, il semble désormais que sur le sans-frontiérisme, le multiculturalisme, ou encore l’identité, la gauche est devenue inaudible. C’est cela la fameuse « droitisation de la société », qui n’est en rien une victoire de la vieille droite. Comprenant cela grâce à Patrick Buisson, la droite sarko-wauquiezienne s’est emparée de ces thématiques, pour mieux les trahir ensuite.
Ainsi, le journaliste américain Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, paru en 2004 outre-Atlantique et en 2013 chez nous, montrait comment la droite prospérait électoralement auprès des classes populaires sur un programme sociétalement conservateur pour ensuite une fois au pouvoir appliquer le néolibéralisme. « Votez pour interdire l’avortement et vous aurez une bonne réduction de l’impôt sur le capital (…). Votez pour faire la nique à ces universitaires politiquement corrects et vous aurez la déréglementation de l’électricité (…). Votez pour résister au terrorisme et vous aurez la privatisation de la sécurité », écrivait-il. Le quinquennat de Sarkozy illustre bien cela et je suis prêt à parier que ça serait pareil avec cet arriviste de Wauquiez.
Pour finir, je vais modérer mon propos de base. Si la gauche institutionnelle agonise, il existe une « gauche hors les murs », qui innove sur le plan des idées. Ce sont des intellectuels comme Serge Latouche, Bernard Friot, Jean-Claude Michéa, Frédéric Lordon, Dany-Robert Dufour, ou encore Serge Halimi. De même, la presse alternative, parfois bénévole, et l’édition participent à un renouvellement de la pensée. Je pense à La Décroissance, Fakir, Le Monde diplomatique, Ballast, Frustration, Le Vent Se Lève, les éditions de L’échappée, Le Passager clandestin, Agone… Ou Le Comptoir pour lequel j’écris.
« Je suis le plus en accord avec le programme La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon » – avez-vous déclaré. Quel regard portez-vous sur les perspectives de ce mouvement ? Est-ce que Mélenchon est un représentant authentique de la gauche alternative que vous soutenez ?
La France insoumise (FI) a incontestablement rafraîchi la gauche radicale. Il suffit de comparer le score de Jean-Luc Mélenchon a la dernière présidentielle – 19,58 %, le meilleur résultat pour un candidat à la gauche du PS depuis Jacques Duclos, candidat PCF de 1969 (21,27 %) – avec ceux de la dernière candidate communiste, Marie-George Buffet (1,93 %), en 2007. La VIe République, qui serait plus démocratique que l’actuelle, le souverainisme affiché, la radicalisation sur les questions écologiques et le populisme, qui substitut le clivage gauche-droite à peuple-élites, me paraissent être d’excellentes choses. Mais Mélenchon et la FI ont aussi leurs défauts.
Amateur de foot, j’aime comparer Mélenchon à notre Zidane national, capable d’être sur une autre planète durant toute une Coupe du Monde, finale comprise, et de tout détruire sur un coup de tête. En une sortie malheureuse, un coup de gueule mal placé, Mélenchon peut aussi de réduire à néant un long travail. Sinon, je n’adhère pas au jacobinisme de Mélenchon – je me situe dans une tradition plus proche du Proudhon et du socialisme libertaire, radicalement décentralisatrice – ni à son progressisme, qui parfois nous ramène la Troisième République et d’autres fois flirte avec le transhumanisme. Son autoritarisme ne me rassure pas non plus. Ajoutons que la structure ultra-centralisée de la France insoumise, trop centrée autour du chef, ne me plaît pas. Ensuite, je pense que Mélenchon a dernièrement fait quelques erreurs stratégiques, comme quand il a tenté de se soustraire aux syndicats.
Pour finir, la FI n’est pas exactement le mouvement dont je rêve, mais il reste le plus proche de ce que je défends. C’est aussi la seule opposition crédible que je vois à Macron, donc j’espère qu’elle perdurera.

Vous considérez George Orwell et Simone Weil comme les modèles d’une gauche vraiment populaire. « L’enracinement, la common decency et l’attachement aux lieux, traditions et à la communauté qui en émane, conduisent Weil et Orwell vers un patriotisme socialiste » – écrivez-vous. Quelle est l’actualité de ces auteurs ?
Ils sont d’abord indémodables pour leur volonté de comprendre ce que vivent ceux qu’ils entendent défendre. « Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux — Trotski sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus — n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté des ouvriers, la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade », écrivait Simone Weil. Aujourd’hui, nombre d’hommes politiques sont comparables à ces « grands chefs bolcheviks » qu’elle fustige. Ils m’apparaissent alors comme des inspirateurs d’un populisme, si celui-ci est compris comme une politique qui est réellement prise d’empathie pour les classes populaires.
Sur les questions écologiques et la critique du progrès technique, nous avons encore beaucoup à apprendre de ces deux penseurs. Heureusement, l’écologie politique radicale s’inspire d’eux. Leur patriotisme, compris comme l’amour des siens me paraît aussi très important. Pour Orwell, « la théorie selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » (…) finit toujours par être absurde dans la pratique. » Il écrit aussi : « Aucun révolutionnaire authentique n’a jamais été internationaliste. » Ce n’est pas qu’il ne croit pas en l’internationalisme – pour rappel, Simone Weil et lui ont parcouru des kilomètres pour aller se battre en Espagne –, mais qu’il comprend que la révolution ne prend naissance que dans un amour concret de son prochain et pas grâce à des abstractions théoriques. Les deux comprennent aussi le caractère moral du socialisme, qui ne peut pas être que « scientifique » comme le pensent les marxistes. Enfin, leur critique de tout autoritarisme me semble encore importante aujourd’hui.

Quel regard portez-vous sur Emmanuel Macron et sur ses grandes visions ? Est-ce qu’il représente un phénomène éphémère, ou il sera capable de transformer profondément la France ?
Macron représente l’aboutissement de la logique libérale, le « bloc bourgeois » et les intérêts du capital mondialisé. Il est l’enfant de 40 ans d’« alternance unique » – comme dirait Michéa – entre centre gauche et centre droit. Macron est de son époque. C’est l’incarnation de la société du spectacle que Guy Debord définissait comme « le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image », ainsi que « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande ».
Mais le président est aussi le symptôme d’une époque où la communication a pris le pas sur les idées. Les médias, qui le soutiennent très majoritairement, ont tenté de faire de lui un philosophe, héritier de Paul Ricoeur, en politique. Or, comme l’a montré le philosophe Harold Bernat dans Le néant et le politique, c’est du vent et ça révèle juste la faiblesse intellectuelle des journalistes français. Enfin, c’est un mégalomane qui suinte le mépris de classe envers les gens ordinaires, « ceux qui ne sont rien », pour reprendre sa propre formule.
Je vais cependant lui reconnaître quelques qualités. D’abord sa qualité d’incarnation. Après deux présidents, Sarkozy et Hollande, qui ont abaissé comme jamais la fonction, il a compris l’importance des symboles. Ensuite, c’est un excellent tacticien politique. Il a entrevu la crise politique qui se dessinait en France, l’affaiblissement des deux grands partis traditionnels et la recomposition idéologique en cours, qu’il a accéléré. Macron a réussi à capitaliser sur le « dégagisme » – c’est-à-dire le « tous pourris » –, alors qu’il représentait cette élite que les Français voulaient voir dégager. Alors que le clivage gauche-droite, sorte de guerre civile bourgeoise et parlementaire, était à bout de souffle, il a senti qu’il fallait faire fusionner les deux camps pour sauver le système. Sans une opposition à la hauteur, nous aurons Macron pendant 10 ans au pouvoir.
Vous souhaitez voir advenir « un monde beaucoup plus petit, enfin à échelle beaucoup plus humaine » ou « l’homme vivrait dans un référentiel plus petit, principalement centré sur sa commune ». Comment peut-on contribuer individuellement à la réalisation de cette vision ?
« Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros », explique le mathématicien et philosophe Olivier Rey. Nos sociétés sont devenues trop grandes et impersonnelles. Pour Platon, la cité idéale ne devait pas dépasser 5 000 membres. Ajoutons que la démocratie a besoin de débats, de concertations, impossibles à l’échelle de l’Etat-nation.
L’idéal serait évidemment de transformer en profondeur nos sociétés. Mais la révolution n’est pas pour demain. En attendant, on peut s’investir dans des associations, des initiatives locales ou même tenter de reprendre le pouvoir politique localement. Il faut retisser des liens de proximité.
Le capitalisme postmoderne, la mondialisation dépeuple les campagnes. En février, The New York Times a publié un reportage sur l’agonie d’Albi ou la vie est quasiment disparu du centre-ville, les magasins, les bistrots, les écoles sont fermés les uns après les autres. Est-ce que « la France profonde » serait vraiment condamnée à la mort ?
Si la mondialisation libérale se poursuit, oui. Il faut comprendre que cette dernière, en organisant une concurrence territoriale, rend sur-attractive les métropoles au détriment des autres zones. J’invite à ce sujet à lire les travaux en nouvelle économie géographique de Paul Krugman, lauréat du « Nobel d’économie » de 2008 – pas un dangereux bolchevik donc – qui montre très bien comment la production a tendance à se concentrer quelques régions ou même quelques villes qui deviennent densément peuplées et bénéficiant de revenus plus élevés.
Derrière cette mort des campagnes, dont les élites sont complices quand elles ne sont pas partie, il y a la mort de la France. Ce sont des symboles de la culture et de l’identité nationale qui disparaissent. Tant que la droite libérale ne prendra pas ce problème en compte, elle sera disqualifiée dans tous les débats sur l’identité nationale qu’elle organise avec pour seule vraie volonté de stigmatiser les immigrés. Une étude Ifop avait révélé que les coins qui voyaient leurs commerces et services publics – surtout La Poste – disparaître avaient plus de chance de voter FN. Ce sont des Français qui sont désocialisés et fragilisés. Si elle veut vraiment conquérir les classes populaires, la gauche doit intégrer pleinement ce problème. Pour finir un monde de métropole, c’est-à-dire régit entièrement par des relations impersonnelles et une accélération constante du temps et des flux, serait invivable !
Nous avons récemment publié une interview de Chantal Delsol qui, à propos du progrès illimité, déclare que « nous irons vers des excès inimaginables, qui pourront briser l’humain et son humanité, il nous faudra des catastrophes pour apercevoir les limites, qui sont anthropologiques ». Vous êtes aussi fort critique envers l’idéologie du progrès ; est-ce que vous êtes d’accord avec cette prophétie sinistre ?
Complètement ! L’homme est un être fini. Pour devenir adulte, il lui faut accepter cet état de fait. Jusqu’ici l’illimitation était condamnée par toutes les religions et philosophies traditionnelles. Ainsi, chez les Grecs, l’hybris, c’est-à-dire la démesure, était l’équivalent du péché chrétien. Qui s’en rendait coupable se faisait châtier par Némésis.
Depuis quelques siècles, les choses ont peu à peu changé. Les Occidentaux ont cru pouvoir se faire « comme maitre et possesseur de la nature », pour reprendre une expression de Descartes. On s’est mis à croire en une rationalité illimitée, qui s’accomplirait dans un progrès technique, qui amènerait lui-même le progrès moral. Or, on a simplement créé un monde artificiel, qui ne convient pas à l’homme, d’où la prolifération de pathologies. La prochaine étape doit être le transhumanisme : créer une humanité augmentée, débarrassée finalement de ce qui la rend humain. Nous sommes aux portes de cela et c’est très effrayant.
C’est sûrement ce qui explique le succès de la série d’anticipation Black Mirror. Non seulement elle est angoissante, mais chaque épisode nous montre une possibilité réaliste d’évolution de nos sociétés. Mais en plus de briser notre humanité, mais cela détruit la nature, comme nous le constatons chaque jour. « On juge le degré de maturité d’une société à sa capacité à s’autolimiter », soulignait Cornelius Castoriadis. Finalement nous sommes beaucoup moins « avancés » que bien de sociétés primitives ou traditionnelles. Ce qui est par contre dommage avec Delsol, c’est qu’en bonne libérale-conservatrice, elle peut avoir des constats justes, mais s’arrête en chemin. Du coup, elle ne voit pas que l’extension sans limite du marché, causée par le capitalisme, relève de la même logique.
« Je ne crois pas non plus en une démocratie directe absolue. (…) C’est par contre un horizon vers lequel on peut tendre, avec des institutions adéquates, mais aussi un niveau d’instruction, de moralité et de socialisation suffisant. »
Vous croyez à la théorie de la décroissance qui est sans doute une belle idée, mais on peut arguer que l’homme veut éviter dans toutes circonstances la stagnation. N’est-il pas donc utopique de supposer que les sociétés renonceraient volontiers à la croissance ?
C’est parce que nous regardons les choses avec nos lunettes du XXIe siècle. Si on s’intéresse à l’histoire de l’humanité, ce qu’on constate c’est que la croissance est l’exception. Longtemps, la croissance annuelle avait été en moyenne proche de 0 % – et même négative sur certaines longues périodes, comme entre l’an I et l’an 1 000 –, elle franchit la barre des 2 % pour les pays industrialisés à partir de 1830. Elle connaît ensuite un nouveau boum de 1950 à 1973 durant les « Trente glorieuses » où les pays d’Europe de l’ouest, les États-Unis et le Japon connaissent des taux de croissance annuel fluctuant entre 3 % et 9 %.
Une société post-croissance – c’est-à-dire qui ne s’intéresserait plus à la croissance économique – ne stagnerait pas nécessairement. Jusqu’au XIXe l’humanité a connu d’énormes évolutions et bouleversements intellectuels, religieux, civilisationnelles, techniques, etc. Malheureusement nous sommes maintenant malades de la croissance. Toute action politique est conditionnée à quelques points de PIB. Pourtant, deux Américains ont selon moi tout dit à ce sujet : l’économiste Kenneth Ewart Boulding et le politique Bob Kennedy. « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », nous a expliqué le premier. Le second a remarqué que : « Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. (…) En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. (…) En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »
Vous soulignez le déficit démocratique de la Ve République qui « a tendance à accorder trop de pouvoir à la majorité relative et presque rien aux minorités, même importantes » – et qui « infantilise les citoyens, en le déresponsabilisant ». Vous croyez à la démocratie directe. Mais la démocratie directe n’est-elle pas porteuse de dangers à une époque où la politique rationnelle cède sa place à une politique basée sur les pires sentiments, suscités par les médias ?
Il me semble justement que la démocratie représentative – joli oxymore – n’a pas préservé des excès que vous pointez. Les élites aiment, pour conserver leur pouvoir, faire des classes laborieuses, des classes dangereuses mues par leurs ressentiments. C’est tout juste si ces classes méritent d’être instruites. Voltaire écrivait d’ailleurs : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace, qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. »
Mais si les classes populaires ne sont pas capables de savoir ce qui est bon pour elles, je ne vois pas en quoi elles sont aptes à choisir de bons représentants. D’ailleurs quand elles votent mal, pour Donald Trump ou pour le Brexit, nos analystes sont à deux doigts d’expliquer qu’il faut leur retirer le droit de vote. Mais quand on y regarde de plus près, il n’existe aucun moyen de sélection des gens aptes à choisir ce qui est bon pour la communauté. Au final, seule la délibération collective peut y emmener. En plus, on pourrait aussi avancer que les élites sont souvent ceux qui disposent de plus de volonté de puissance, sont guidés par leurs propres intérêts, qui ne sont pas ceux des classes populaires, et sont rendues, par leur richesse, plus narcissiques !
Je ne crois pas non plus en une démocratie directe absolue. « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes », relevait Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat social. C’est par contre un horizon vers lequel on peut tendre, avec des institutions adéquates, mais aussi un niveau d’instruction, de moralité et de socialisation suffisant.
« Une autre condition importante du succès [de la gauche populaire, de la décroissance], c’est ce que Gramsci nomme l’hégémonie culturelle, c’est-à-dire, faire en sorte que certaines idées deviennent majoritaires dans la société » – dites-vous. Selon beaucoup de penseurs de droite, ce sont actuellement les soixante-huitards adhérés au libéralisme, les disciples et les héritiers intellectuels de l’École de Francfort et du poststructuralisme qui exercent une hégémonie dans la vie intellectuelle occidentale – et « les fruits » de cette hégémonie sont nombreux: les « safe space », l’idéologie du genre poussée à l’extrême, ou, plus récemment, « l’écriture inclusive » en France. Que pensez-vous de ces phénomènes ?
L’héritage de Mai 68 est compliqué. Chez la jeunesse étudiante on trouvait des revendications radicalement anticapitalistes comme d’autres petites bourgeoises. Et, contrairement à ce que suggère votre question, il est bien dommage que l’École de Francfort – école marxiste qui a analysait les conséquences culturelles du capitalisme – ne trouvent aujourd’hui plus de vrais représentants.
Après Mai 68 l’hégémonie à gauche, surtout dans les milieux universitaire, est passée de la séquence Lukács – École de Francfort – Socialisme ou barbarie – Henri Lefebvre – Internationale situationniste à une autre séquence Althusser – Bourdieu – Foucault – Deleuze – Derrida. Si la première, malgré son évidente hétérogénéité était vraiment radicale, la seconde, l’est moins, malgré l’intérêt réel que peuvent aussi présenter ces auteurs. Comme le résume Michéa, une certaine gauche, plus ou moins inspirée de ces dernier, s’est mise à « liquider progressivement la contestation anticapitaliste en substituant partout à la vieille question sociale (tenue à présent pour grise et archaïque) le seul combat festif et multicolore, pour « l’évolution des mœurs »».
En 2015, le philosophe anarchiste Renaud Garcia a entrepris dans un essai remarquable, Le Désert de la critique : déconstruction et politique, le bilan de cette gauche que nous pourrions nommer « déconstructiviste », car elle se borne à déconstruire la pensée, les idées, les postulats, la vision du monde de l’adversaire, plutôt que d’en opérer la critique ou la démystification. Elle a entrepris une « prolifération des luttes » – antiracistes, féministes, etc. –, au détriment de la lutte globale et inclusive pour une autre société. Les luttes individuelles et particulières prennent peu à peu le pas sur les combats collectifs. Evidemment, ces combats sociétaux sont aussi très importants, car aucune société socialiste digne de ce nom ne peut s’accommoder de racisme, de sexisme ou d’homophobie. Le problème est de croire que c’est en détruisant toute norme et en rejetant toute lutte des classes que la question pourra se régler. Au contraire, en atomisant toujours plus la société et en transformant l’homme en « monade isolée repliée sur elle-même » (Marx), elle fait le jeu du libéralisme le plus dur. Cependant, la droite a beau jeu de dénoncer Mai 68, mais quelqu’un comme Sarkozy en est le digne héritier !
Vous êtes cofondateur d’une revue socialiste, Le Comptoir et rédacteur d’un site d’information catholique, Aleteia. Quel regard portez-vous sur l’Église catholique ? Faut-il ancrer la gauche dans l’héritage chrétien d’Europe ?
« Mais si l’Eglise disparaît c’est d’abord parce que les églises sont vides le dimanche ! « Montre ta croix » est un joli mot d’ordre, mais je préfère : « Porte ta croix ! » »
A titre personnel, je suis d’un côté chrétien (protestant) et de l’autre socialiste. S’il est impossible de séparer radicalement le spirituel du politique chez un homme, à moins d’un dédoublement de personnalité, les deux ne se confondent pas totalement. Disons que mon socialisme est un christianisme laïcisé. Mais le christianisme est loin d’être le seul chemin qui mène au socialisme. L’attention aux plus faibles, la fraternité, le sens des limites, le respect de la création ou l’universalisme sont aussi présents, dans différentes versions, dans les autres religions du abrahamique. De même nous avons beaucoup à apprendre du bouddhisme, du taoïsme ou de l’hindouisme. J’ajouterais même que les paganismes gréco-romains ou égyptiens ont aussi à nous enseigner.
Par contre, la gauche doit se rappeler de l’apport essentiel du christianisme à la civilisation européenne. En France, elle a souvent tendance à s’enfermer dans un laïcisme obtus, qui ressemble à de l’athéisme militant et dans un progressisme naïf qui fait pense que la France est née pendant la Révolution grâce à des principes aussi abstraits que « Les droits de l’homme et du citoyen ». La religion possède également une dimension anthropologique. En se penchant plus sur le christianisme, la gauche comprendrait sûrement mieux le peuple qu’elle entend incarner, mais également l’islam, qu’elle n’arrive pas à appréhender parce que le religieux ne représente plus rien pour elle. Ce qui ne signifie évidemment pas s’arc-bouter ou fantasmer sur une France chrétienne, qui n’est plus.
Pour ce qui est de l’Eglise catholique d’une manière générale, je crois que le pape François est le réformateur dont elle avait besoin pour enrayer son déclin. Même s’il est moins bon théologien que Ratzinger, son appel à aller vers les périphéries et sa théologie du peuple me semblent nécessaires. J’ajouterais que son encyclique Laudato Si’ (« Loué sois-tu ») sur l’écologie intégrale est très importante. De plus, en tant qu’Argentin, il apporte un regard neuf sur une religion dont l’épicentre est en train de se déplacer hors d’Europe.
Si je reviens en France – car l’Eglise est certaine une, mais est aussi plurielle –, je dois avouer que la situation est difficile. Après avoir incarné la majorité depuis plus de 1 000 ans, le catholicisme devient une minorité presque comme les autres. En crise, elle est tentée par le repli identitaire, souvent accompagnée paradoxalement par une baisse de la pratique. Beaucoup de catholiques déplorent – à juste titre – l’effacement de leur religion. Mais si l’Eglise disparaît c’est d’abord parce que les églises sont vides le dimanche ! « Montre ta croix » est un joli mot d’ordre, mais je préfère : « Porte ta croix ! » « Le grand malheur de ce monde, la grande pitié de ce monde, ce n’est pas qu’il y ait des impies, mais que nous soyons des chrétiens si médiocres », écrivait Georges Bernanos (Le Chemin de la Croix-des-Âmes). Les catholiques devraient méditer sur ces paroles plutôt que de se crisper ou attribuer tous les malheurs au pape François, comme le fait la frange de droite du catholicisme.
Est-ce que vous suivez les débats internationaux autour de la politique du gouvernement hongrois ?
Très peu, non. Si je connais Viktor Orbán et désapprouve sa politique vis-à-vis des migrants et son sécuritarisme, je dois avouer que je ne suis pas réellement votre vie politique. Mon avis n’est au fond que superficiel. Il y a quand même eu le référendum anti-migrant d’octobre 2016 que j’avais un peu suivi, car nos médias en parlaient. Mais comme souvent, la presse hexagonale n’était pas au niveau et je n’ai moi-même pas cherché à aller plus loin.
Que pensez-vous de l’état actuel de la construction européenne ? Qu’est-ce que l’Europe signifie pour la gauche populaire ?
L’Union européenne – que je distingue soigneusement de l’Europe, ère civilisationnelle – devrait signifier pour elle « libéralisme ». « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure », se vantait Alain Madelin, note homme politique le plus libéral. Malheureusement au nom d’un internationalisme abstrait – qui n’a pas grand-chose à voir avec l’internationalisme prolétarien de Marx, Engels et Bakounine – la gauche populaire refuse souvent cette vérité. Depuis petit j’entends parler d’une « autre Europe », « sociale », qui serait « possible ». Ma génération sait que tout cela est une chimère.
Heureusement, depuis la mésaventure de Syriza en Grèce – parti qui se met maintenant à limiter le droit de grève ! –, une grande partie de la gauche radicale, du moins en France, a compris la leçon. Elle n’était pourtant pas si dure à comprendre puisque début 2015, Juncker, président de la Commission européenne l’avait clairement formulée : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. »
Anti-démocratique, l’Union européenne ne fonctionne plus non plus d’un point de vue économique. Elle est même depuis des années le trou noir de l’économie mondiale. Or, c’était son unique raison d’être. Les citoyens, surtout les plus fragiles socialement, en prennent conscience et s’en détournent. Le Brexit en est une conséquence. Je doute que cette UE puisse survivre éternellement. Pourtant, internationaliste, je crois en la possibilité d’une coopération internationale.