Article initialement publié sur Le Comptoir le 9 janvier 2015
Ce 7 janvier 2015 restera dans les mémoires. Ce jour-là, deux terroristes intégristes, en tentant de faire disparaître de nos kiosques « Charlie Hebdo », ont porté une attaque inouïe contre la liberté d’expression – et la République dans son ensemble – et insulté comme jamais sur le sol français l’islam et tous nos compatriotes de confession musulmane. Lesquels ont déjà malheureusement commencé de subir les conséquences de ce crime affreux.
Le 18 mars 1871 est une date essentielle pour le socialisme français et même internationale. Favorisé d’un côté par la défaite de Sedan et la trahison des élites française(qui permettent la chute de l’Empire et la proclamation de la IIIème République) et de l’autre par les thèses révolutionnaires de Proudhon ou de Marx, ce qui au départ ne représente qu’un élan patriote et républicain[i] devient rapidement une révolution socialiste de grande ampleur. Les Communards de 1871 regardent vers le passé pour construire un nouvel avenir. La nostalgie de la Commune de 1792 – et du gouvernement révolutionnaire de la Première République – ainsi que de l’insurrection populaire de juin 1848, qui a été réprimée de manière sanglante par le gouvernement issus de la Révolution de février 1848 sous la IIème République, sont des moteurs.
Durant 2 mois, les parisiens vivent en autogestion. « L’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes »[ii]est la première préoccupation. Les ateliers et les entreprises sont réquisitionnés et la coopérative ouvrière naît. Les décisions sont prises de manières collégiales. Du côté démocratique, le suffrage universel est proclamé (même pour les femmes et les étrangers, la Commune devant être la République universelle), le mandat impératif si cher à Jean-Jacques Rousseau[iii] est institué et le droit à l’insurrection de Robespierre[iv]est remis au goût du jour. Ajoutons à cela que la presse est libérée, l’enseignement, la fonction publique ou la justice sont réformés, la laïcité est proclamée (par la fin du Concordat de 1802) et l’égalité entre hommes et femmes est une priorité. Une époque euphorique qui prend fin entre le 21 et le 28 mai, durant ce qui est aujourd’hui appelé la « semaine sanglante ». Le chef du gouvernement français de centre-gauche de l’époque, Adolphe Thiers n’hésite pas à s’allier à la droite réactionnaire pour écraser la Commune. Les troupes versaillaises exécutent sans sourciller 20 000 Communards. Les demandes d’amnistie de Victor Hugo et de Georges Clemenceau (député de Montmartre de l’époque) sauvent à peine les meubles. La basilique du Sacré-Cœur est construite à la suite de ces évènements afin « d’expier les crimes des Communards ». Cette défaite traumatisera à jamais le mouvement ouvrier. C’est partant de ce bilan que Lénine théorise la nécessité de l’organisation du mouvement insurrectionnelle et son avant-garde révolutionnaire.
Grâce à son action durant la Commune Louise Michel devient une icône. Anarchiste féministe, amie de Georges Clemenceau – dont elle ne partage absolument pas l’obsession pour l’ordre républicain – et révolutionnaire, elle est une des figures de proue du mouvement communard. Condamnée à 20 mois de prison – alors qu’elle avait elle-même demandé au tribunal la mort, un geste qui émeut Victor Hugo au point de lui dédier son poème Viro Major – elle est par la suite déportée en Nouvelle-Calédonie où elle reste jusqu’en 1880 (elle revient ensuite en France). Le texte qui suit est issu de son ouvrage rédigé en 1898 intitulé La Commune.
Extraits du chapitre intitulé Le 18 Mars
Aurelle de Paladine commandait, sans qu’elle voulût lui obéir, la garde nationale de Paris qui avait choisi Garibaldi.
Brunet et Piaza choisis également pour chefs, le 28 janvier par les gardes nationaux, et qui étaient condamnés par les conseils de guerre à deux ans de prison, furent délivrés dans la nuit du 26 au 27 février.
On n’obéissait plus : les canons de la place des Vosges qu’envoyait prendre le gouvernement par des artilleurs, sont refusés sans qu’ils osent insister et sont traînés aux buttes Chaumont.
Les journaux que la réaction accusait de pactiser avec l’ennemi, le Vengeur, de Félix Pyat ; le Cri du Peuple, de Vallès, le Mot d’Ordre, de Rochefort, fondé le lendemain de l’armistice ; le Père Duchesne, de Vermesch, Humbert, Maroteau et Guillaume ; la Bouche de fer, de Vermorel ; la Fédération, par Odysse Barot ; la Caricature, de Pilotelle, étaient suspendus depuis le 12 mars.
Les affiches remplaçaient les journaux, et les soldats alors, défendaient contre la police celles où on leur disait de ne point égorger Paris, mais d’aider à défendre la République.
[…]
Bien moins qu’on ne se fût occupé d’une proclamation du roi Dagobert, on ne songeait à celle de M. Thiers.
Tout le monde savait que les canons, soi-disant dérobés à l’Etat, appartenaient à la garde nationale et que les rendre eût été aider à une restauration. M. Thiers était pris à son propre piège, les mensonges étaient trop évidents, les menaces trop claires.
[…]
La provocation directe fut donc tentée ; mais le coup de main essayé place des Vosges avait donné l’éveil. On savait par le 31 octobre et le 22 janvier de quoi sont capables des bourgeois hantés du spectre rouge.
On était trop près de Sedan et de la reddition pour que les soldats, fraternellement nourris par les habitants de Paris, fissent cause commune avec la répression. — Mais sans une prompte action, on sentait, dit Lefrançais, que comme au 2 décembre c’en était fait de la République et de la liberté.
L’invasion des faubourgs par l’armée fut faite dans la nuit du 17 au 18 ; mais malgré quelques coups de fusil des gendarmes et des gardes de Paris, ils fraternisèrent avec la garde nationale.
Sur la butte, était un poste du 61e veillant au n° 6 de la rue des Rosiers, j’y étais allée de la part de Dardelle pour une communication et j’étais restée.
Deux hommes suspects s’étant introduits dans la soirée avaient été envoyés sous bonne garde à la mairie dont ils se réclamaient et où personne ne les connaissait, ils furent gardés en sûreté et s’évadèrent le matin pendant l’attaque.
Un troisième individu suspect, Souche, entré sous un vague prétexte vers la fin de la nuit, était en train de raconter des mensonges dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de vue, quand le factionnaire Turpin tombe atteint d’une balle. Le poste est surpris sans que le coup de canon à blanc qui devait être tiré en cas d’attaque ait donné l’éveil, mais on sentait bien que la journée ne finissait pas là.
La cantinière et moi nous avions pansé Turpin en déchirant notre linge sur nous, alors arrive Clemenceau qui ne sachant pas le blessé déjà pansé demande du linge. Sur ma parole et sur la sienne de revenir, je descends la butte, ma carabine sous mon manteau, en criant : Trahison ! Une colonne se formait, tout le comité de vigilance était là : Ferré, le vieux Moreau, Avronsart, Lemoussu, Burlot, Scheiner, Bourdeille. Montmartre s’éveillait, le rappel battait, je revenais en effet, mais avec les autres à l’assaut des buttes.
Dans l’aube qui se levait, on entendait le tocsin ; nous montions au pas de charge, sachant qu’au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.
On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules à certaines heures sont l’avant-garde de l’océan humain.
La butte était enveloppée d’une lumière blanche, une aube splendide de délivrance.
Tout à coup je vis ma mère près de moi et je sentis une épouvantable angoisse ; inquiète, elle était venue, toutes les femmes étaient là montées en même temps que nous, je ne sais comment.
Ce n’était pas la mort qui nous attendait sur les buttes où déjà pourtant l’armée attelait les canons, pour les joindre à ceux des Batignolles enlevés pendant la nuit, mais la surprise d’une victoire populaire.
Entre nous et l’armée, les femmes se jettent sur les canons, les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.
Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et plus haut que Lecomte crie : Crosse en l’air ! Les soldats obéissent. C’était Verdaguerre qui fut pour ce fait surtout, fusillé par Versailles quelques mois plus tard.
La Révolution était faite.
[…]
Beaucoup d’entre nous fussent tombés sur le chemin, mais la réaction eût été étouffée dans son repaire. La légalité, le suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les Révolutions, entrèrent en ligne comme de coutume.
Le soir du 18 mars, les officiers qui avaient été faits prisonniers avec Lecomte et Clément Thomas furent mis en liberté par Jaclard et Ferré.
On ne voulait ni faiblesses ni cruautés inutiles.
Quelques jours après mourut Turpin, heureux, disait-il, d’avoir vu la Révolution ; il recommanda à Clemenceau sa femme qu’il laissait sans ressources.
Une multitude houleuse accompagna Turpin au cimetière.
— A Versailles ! criait Th. Ferré monté sur le char funèbre.
— A Versailles ! répétait la foule.
Il semblait que déjà on fût sur le chemin, l’idée ne venait pas à Montmartre qu’on pût attendre.
Ce fut Versailles qui vint, les scrupules devaient aller jusqu’à l’attendre.
[i] A ce propos, l’historien Jean-Jacques Chevallier déclare : « Les insurgés vibraient d’un patriotisme de gauche que la honte de la défaite exaspérait » dans Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à 1958.
[iv] La Constitution de l’An I, c’est-à-dire de 1793, stipule dans l’article 35 que : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Blogueuse politique officiant sur divers supports, notamment sur L’Arène Nue qu’elle a créé en 2011, Coralie Delaume sort son premier ouvrage intitulé Europe, les États Désunis. En pleine crise prolongée des institutions européennes – autant sur le plan politique que sur le plan économique – et à peine deux mois avant les élections européennes, ce réquisitoire peut s’avérer très utile.
Le livre est organisé en deux grandes parties. La première concerne le trio institutionnel moteur de l’Union européenne, à savoir : la Commission européenne, la Banque Centrale Européenne (BCE) et la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). La seconde est une réflexion sur l’état actuel de l’Europe.
L’analyse institutionnelle permet de situer le cadre idéologique de la construction européenne. Née du discrédit jeté sur les nations et les peuples par les deux guerres mondiales, celle-ci repose sur deux piliers : le juridisme et l’économicisme. Le problème provient du fait que cette création post-nationale et économique, en plus d’être profondément libérale, implique des sacrifices démocratiques. Afin d’appuyer son argumentation, Coralie n’hésite pas à détricoter le « mythe Monnet » – mythe plus présent dans la tête de nos élites que dans l’esprit des gens ordinaires – ou à recontextualiser le rêve européen de Victor Hugo. Dans cette optique, la Commission européenne n’est qu’un « bastion du techno-atlantisme », à l’image de ce que Jean Monnet avait prévu, qui a pour mission principale de se substituer aux États. Cet organisme qui échappe à la démocratie (ou aux démocraties européennes pour être plus précis) concentre en son sein les pouvoirs législatif et exécutif – Montesquieu[i] et Rousseau[ii] doivent se retourner dans leur tombe. De son côté, la BCE indépendante des États – comme le veut l’orthodoxie libérale et surtout l’ordolibéralisme allemand, père de l’économicisme européen – est aussi très sévèrement critiquée par l’auteur. L’économicisme européen illustre parfaitement un paradoxe mis en évidence par Béatrice Hibou : « Plus on déréglemente, plus on bureaucratise »[iii]. La bureaucratisation de l’Union est mise en place par la CJUE. Coralie explique à juste titre qu’un excès de législation répond au défaut de législateur né de l’impuissance du Parlement européen. Une législation qui s’est mise en place par « petits pas » et qui est progressivement devenue supérieure au droit national[iv]. Celle-ci est comparée à une forme juridique du slogan TINA[v] si cher à Margaret Thatcher. De plus en plus complexe, elle a fini par transformer notre Constitution en vrai « chewing-gum » (5 amendements depuis 1992) à coups de traités mais aussi de droits dérivés.
Outre ce constat institutionnel et idéologique, le livre dresse un « beau » portrait de ce qu’est aujourd’hui l’Union européenne de façon plus concrète. Le problème du leadership européen, dont l’Allemagne ne veut pas réellement est d’abord évoqué. Pourtant, le moteur de l’Union se trouve aujourd’hui bien outre-Rhin. Le souci est que les Allemands veulent les avantages européens – un grand marché économique – mais ne veulent pas les inconvénients – la peur de « payer » pour les autres, pourtant nécessaire dans l’optique d’un saut fédéraliste. Les conséquences économiques de la monnaie unique et l’installation d’une Europe à deux vitesses sont parfaitement analyser. Au « Sud » les PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne : un acronyme méprisant et méprisable qui en dit très long sur la solidarité européenne) auxquels nous pouvons ajouter la France se débattent tant bien que mal pour enrayer le chômage (plus de 25% de la population active en Espagne ou en Grèce !!), alors que le « Nord » composé de l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas (même s’ils sont actuellement en difficulté à cause de l’éclatement d’une bulle immobilière) et la Finlande se porte relativement mieux. Ces conséquences économiques ne sont pas sans conséquences politiques, loin de là. Aujourd’hui, cette Europe qui bénéficie d’un culte quasi-religieux de la part de nos élites politiques, économiques et intellectuelles divise les peuples. En résulte une montée des nationalismes, des mouvements comme le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo ou encore des séparatismes au sein des régions riches coincés chez les pauvres (comme la Catalogne en Espagne). En France, l’Union européenne rime de plus en plus avec pessimisme, désillusion politique – surtout depuis que nos dirigeants se sont assis sur la volonté populaire et le rejet du TCE en 2005 – et montée du Front national, sorte de parti parasite qui grignote les miettes (de plus en plus importantes) qu’on lui laisse.
Brillant, instructif, nourri de références (de Marcel Gauchet à Patrick Artus en passant par Frédéric Lordon, Cornelius Castoriadis, George Orwell ou encore Jean-Michel Quatrepoint) et souvent drôle – l’ironie étant, dans ce livre comme ailleurs, un trait marquant de la plume de l’auteur – cet ouvrage constitue une très bonne sortie de ce début d’année. La charge portée par Coralie Delaume contre cette Union européenne supranationale et néolibérale est sérieuse. Les critiques que je pourrais formuler à l’égard de ce livre sont très minimes. La première serait sur l’utilisation du mot « populisme » pour caractériser la montée du néonationalisme. Certes, l’auteur met des guillemets pour parler du populisme, mais elle participe quand même au discrédit jeté par nos élites sur le concept de « peuple » et contribue à faire oublier que le populisme est à l’origine un mouvement entendant adapter le socialisme aux réalités populaires[vi]. Il serait certainement plus judicieux de parler de « national-populisme », forme dégénérée du populisme (et du socialisme selon Jean Jaurès[vii]) qui exacerbe le peuple au sens national et l’essentialise. La seconde critique concerne les raisons de l’absence de débats sur l’euro. Si Coralie a raison de montrer que nos élites politiques font preuves d’une irrationalité criante pour éviter toute remise en question de la monnaie unique, elle oublie aussi d’expliquer que c’est aussi parce qu’elle correspond à des intérêts de classes (même si la question est très brièvement soulevée). La construction européenne doit en partie beaucoup aux lobbys de la classe dominante (au premier rang duquel l’European Round Table, grand lobby industriel) qui a tout intérêt à la sauver quitte à mettre à la rue tous les peuples européens.
Mais si la perfection n’est pas de ce monde, cet ouvrage est à se procurer d’urgence par tous ceux qui défendent l’idée d’une Europe des nations, dont on oublie trop souvent qu’elle correspond à l’idéal internationaliste de Jaurès[viii].
[iii] La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012
[iv] L’auteur rappelle que cette supériorité a commencé en 1964 avec l’arrêt Costa contre ENEL
[v] Acronyme de « There is no alternative » ou en français « Il n’y a pas d’autre alternative » signifiant qu’il n’y a pas d’autre option possible que le capitalisme néolibéral mondialisé.
[vi] C’était en tout cas la préoccupation du mouvement Narodniki russe du XIXème siècle qui a créé en 1901 le Parti socialiste révolutionnaire (SR), tout comme du People’s party américain qui s’est également constitué au XIXème siècle.