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Manon Garcia : « La soumission des femmes évolue avec la structure sociale »

Article publié initialement le 15 octobre 2018 sur Le Média presse

Docteure en philosophie, Manon Garcia enseigne à l’Université de Chicago, après deux ans passé à Harvard. Elle vient de sortir son premier essai, On ne naît pas soumise, on le devient (Climats), où elle se place dans les pas de Simone de Beauvoir. Nous revenons avec elle sur cet ouvrage féministe.

« On ne naît pas femme, on le devient » affirmait en 1949 Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. Manon Garcia reformule ainsi cette thèse : « On ne naît pas soumise, on le devient. » Elle résout alors un paradoxe apparent de la réflexion féministe. En effet, la domination masculine n’est pas que violente. Elle inclut une part de soumission des femmes. Mais, pour certains penseurs, dont Jean-Jacques Rousseau, le soumis est celui qui abandonne sa liberté, pourtant naturel pour un être humain. Il n’est donc plus tout à fait un homme. Postuler la soumission des femmes reviendrait à les essentialiser et à les déclarer inférieures. Mais c’est plus compliqué que cela, explique Manon Garcia. Si la soumission est un caractère féminin, grâce à Simone de Beauvoir, nous pouvons en conclure qu’elle est construite par la société. C’est donc le point de départ de la réflexion de la jeune philosophe.

Le Média : Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur la soumission, alors que vous expliquez qu’il s’agit d’un « tabou philosophique » ?

Manon Garcia // Crédits : Claire Simon pour Flammarion

Manon Garcia : Mon intérêt pour la soumission comme phénomène provient de mon expérience quotidienne : bien avant de décider de faire une thèse sur le sujet, je trouvais fascinantes les ambiguïtés des femmes vis-à-vis de leur liberté. J’ai, aussi longtemps que je m’en souvienne, été très perplexe devant ma grand-mère corse, qui est à la fois un exemple typique de femme complètement soumise à son mari et aux impératifs de la féminité de son époque et une femme de pouvoir, qui règne en maître sur la maisonnée. D’un côté, elle passe son temps à s’occuper de tous, à nettoyer, cuisiner, ranger, et à ce titre elle me faisait l’effet d’une servante, ce qui me révoltait, et d’un autre côté, c’est elle qui semble décider du quotidien. Mon étonnement devant ce type de phénomènes, devant certaines conduites qui m’apparaissaient comme de la complicité avec l’ordre patriarcal ont été au fondement de ma recherche, bien plus qu’un intérêt pour une ou un philosophe en particulier ou pour une question philosophique. C’est lorsque j’ai commencé à utiliser mes outils philosophiques pour essayer de dire quelque chose de ces phénomènes, que j’ai donc aussi voulu faire une histoire de ce que la philosophie avait pu dire d’utile à ce sujet, que m’est apparue cette grande absence de la soumission. Et c’est cette absence qui m’a convaincue que je pourrais proposer un véritable travail philosophique parce que conceptuel sur ce phénomène de la soumission.

En quoi les femmes sont-elles soumises aux hommes ?

J’ai volontairement dans ce livre construit un concept de soumission dont l’extension est large. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la soumission n’est pas simplement le fait des « femmes voilées » ou des « femmes au foyer ». Au contraire, la plupart des femmes se trouvent, à des degrés divers, dans des situations de soumission, c’est-à-dire dans des situations où elles ne résistent pas activement à la domination qui s’exercent sur elles et parfois même elles y contribuent activement. Concrètement, cela signifie que s’affamer pour rentrer dans du 36 parce que l’on pense qu’on ne sera pas désirable ni aimable autrement, accepter de prendre en charge toute la charge mentale du foyer, faire des injections de Botox pour ne pas avoir l’air vieille – et donc non désirable par les hommes – sont des exemples, parmi tant d’autres de façons dont les femmes se soumettent aux hommes. Il est important de comprendre que souvent les femmes se soumettent à la fois aux hommes individuels dont elles acceptent le pouvoir – leurs pères, compagnons, fils par exemple – mais aussi aux normes sociales patriarcales

« Simone de Beauvoir disait que la femme est un homme comme un autre. Moi je dis non : il y a une différence des sexes. Il y a deux sexes. Nous sommes égaux mais différents. Il ne faut pas oublier que les femmes donnent la vie », expliquait Antoinette Fouque dans Il y a deux sexes : essais de féminologie (Gallimard, 1995). La maternité ne crée pas une « condition féminine » ? N’est-ce pas un angle mort de la réflexion de Beauvoir ?

Antoinette Fouque est volontairement polémique dans ce passage. Pour défendre sa vision selon laquelle il y aurait une différence d’essence entre les hommes et les femmes, elle fait dire à Beauvoir quelque chose qu’elle ne dit absolument pas. Beauvoir écrit noir sur blanc dans l’introduction du Deuxième Sexe : « Il est clair qu’aucune femme ne peut prétendre sans mauvaise foi se situer par-delà son sexe. » Elle ne dit donc pas du tout que la femme est un homme comme les autres ! Il faut comprendre cette citation beaucoup plus comme un signe de l’importance fondamentale de Beauvoir pour toute la pensée féministe de langue française, qui dans les années 1970 est toujours obligée de se positionner par rapport à Beauvoir. Sur le fond, cette dernière ne nie pas du tout que les femmes puissent donner la vie et elle consacre des dizaines de pages à la maternité dans l’ouvrage. Ce n’est pas parce que Beauvoir ne voulait pas avoir d’enfant à titre personnel parce qu’elle craignait – probablement à raison – que les exigences de la maternité ne soient pas comparables avec ses ambitions intellectuelles qu’elle méconnaît ou méprise la maternité !

Si la soumission des femmes est déterminée par la structure sociale, des émancipations autres qu’individuelles et marginales, comme celle de Simone de Beauvoir, sont-elles possibles ?

On a souvent tendance à penser que la structure sociale est immuable. En général et d’une manière un peu caricaturale, on a tendance à penser les rapports de l’individu et de la société selon deux modèles opposés : celui de l’individu isolé qui fait des choix rationnels et libres, celui de l’individu pris dans une structure sociale immuable. En réalité la structure sociale évolue et la soumission des femmes évolue avec elle. Il est clair qu’entre l’époque de Beauvoir et la nôtre, la situation des femmes s’est nettement améliorée – ne serait-ce que parce qu’elles ont obtenu une égalité légale avec les hommes. Il y a eu une émancipation des femmes, même si elle est loin d’être achevée. Or on a de bonnes raisons de penser que ces mouvements d’émancipation qui s’inscrivent dans le temps long reposent sur des émancipations marginales qui les précèdent. Beauvoir, par le simple fait d’écrire Le Deuxième Sexe ou d’être une autrice à succès, a fait bouger les normes sociales, de sorte qu’il est devenu plus concevable qu’une femme soit autre chose qu’une épouse. Même si, signe des temps, on n’a cessé de la penser comme la « femme de » Sartre. Le Deuxième Sexe a permis à des millions de femmes de comprendre l’oppression dont elles faisaient l’objet et à être moins soumises.

Chez Rousseau, la démocratie doit s’arrêter aux portes du foyer. L’émancipation des femmes passe-t-elle par l’instauration de la démocratie au sein de la famille ?

Je ne suis pas sûre que le concept de démocratie soit le plus utile pour penser les rapports intra-familiaux. Je suis beaucoup plus convaincue par la façon dont l’économiste et philosophe Amartya Sen formalise la prise de décision : Sen propose de comprendre les comportements dans la famille comme le résultat de négociations entre les agents, dans la droite ligne des travaux de théorie des jeux et en particulier de la théorie de la négociation mise au point par Nash. Pour analyser les rapports de pouvoir dans le foyer et la façon dont ces rapports affectent les décisions des agents, il faut comprendre que les membres du ménage sont confrontés à la fois à un problème de coopération – comment augmenter le bien-être total de la famille – et un problème de conflit – comment répartir les biens entre les membres de la famille. Les arrangements familiaux qui déterminent qui fait quoi, qui consomme quoi et qui prend quelles décisions sont à ses yeux des réponses à ce double problème. Analyser l’organisation familiale comme une série d’arrangements et de négociations permet de s’extraire d’une analyse en termes culturels (on parvient à voir quel type de travail est masqué par les perception stéréotypées), et elle met en lumière la stabilité et la survivance de divisions profondément asymétriques fondées sur le genre. Ce qui compte c’est le pouvoir de négociation de chacun.e : pour améliorer la situation des femmes, il faut qu’elles soient dans une position qui leur permette de ne pas préférer n’importe quelle forme de coopération (donc par exemple une vie de famille au prix de violences domestiques) à la rupture de la négociation. Et cela ne peut se faire qu’au niveau de la société tout entière, en faisant par exemple décroître le prix que les femmes payent lorsqu’elles sont mères. Donc concrètement, en augmentant le congé paternité et en le rendant obligatoire, en rendant impossible le non-paiement des pensions alimentaires, etc.

La question économique est absente de votre ouvrage. Les femmes subissent des discriminations à l’embauche et ont en moyenne des salaires inférieures. Elles sont aussi généralement plus précaires. L’analyse en terme de soumission ne montre-t-elle pas ses limites sur ce point ?

On ne peut malheureusement pas faire le tour des effets de la domination masculine sur les femmes en 250 pages ! Plus sérieusement, ce livre est une version remaniée d’un chapitre de ma thèse. Le chapitre qui le précède est une analyse économique de la soumission des femmes, au travers des problèmes épistémologiques soulevés par les biais sexistes des modèles néo-classiques. Il permet notamment de remettre en cause l’idée que les choix des agents ne seraient que de la maximisation sous contraintes du bien-être conçu comme satisfaction subjective. Le choix que les femmes font de se soumettre ou non est évidemment le résultat de normes sociales, de préférences adaptatives et tout simplement d’opportunités économiques. L’analyse en termes économiques n’est pas une limite de mon analyse, elle en est au contraire une partie essentielle.

Légende : Simone de Beauvoir accompagnée de Jean-Paul Sarte, le 14 mars 1967, en Israël

Crédits : Wikimedia Commons / Flickr

Geneviève Fraisse : « Il n’y a pas de féminisme en Mai 68 »

Entretien initialement publié le 9 mai 2018 sur Le Comptoir

Presque tout le monde le sait maintenant : le mouvement étudiant de Mai 68 a en grande partie démarré pour une histoire de mœurs. Dès 1967, les étudiants de la jeune Université de Nanterre — dont un certain Daniel Cohn-Bendit — réclament le droit d’accéder aux dortoirs féminins. De fait, Mai 68 est autant une révolte sociale qu’un moment de libération sociétale et sexuelle. Très vite apparaissent les première réunions féministes non-mixtes et le Mouvement de libération des femmes (MLF), dont fait entre autre partie Antoinette Fouque. Cette séquence débouche sur des avancées sérieuses pour les femmes, dont la loi Veil de 1975, qui dépénalise l’avortement. Mai 68 serait donc à l’origine d’un nouveau féminisme ? Pas sûr, nous avertit Geneviève Fraisse, toujours prête à combattre les schémas de pensée trop simplistes.

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