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Murray Bookchin : Et si le municipalisme libertaire était la solution ?

Article initialement publié le 6 décembre 2018

La gestion démocratique de la ville pourrait-elle être une solution à la crise écologique, au capitalisme, mais aussi au sexisme et au racisme ? C’était en tout cas la thèse de Murray Bookchin, anarchiste américain important, dont la biographie rédigée par sa seconde épouse, Janet Biehl (Écologie ou catastrophique : La vie de Murray Bookchin, L’amourier), vient d’être traduite.

Les tentatives d’utopies sociales sont rares à l’heure du capitalisme mondialisé triomphant. Outre le zapatisme, qui a fêté ses 24 ans cette année, c’est le Rojava qui attire l’attention. Depuis 2014, les communes autonomes de la région kurde de Syrie tentent de s’organiser en confédération démocratique. Ancien marxiste-léniniste, Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), tire dans les années 1990 les leçons de l’échec du « socialisme réellement existant » et de l’URSS. Il se met alors en quête d’un nouveau modèle pour faire face au capitalisme et défendre l’émancipation des Kurdes. Emprisonné en 1999, il se tourne vers le municipalisme libertaire de Murray Bookchin et entretient même une correspondance avec ce dernier.

Pierre Bance, auteur d’Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, explique au site Le Comptoir  que cette théorie politique « repose sur un schéma classique de l’anarchisme dans lequel des communes autonomes se fédèrent. Mais, il l’enrichit de deux éléments. Le premier est l’importance que doit prendre l’écologie dans la révolution car si l’on ne protège pas la nature, l’homme n’a pas d’avenir. […] Le deuxième est celui d’une révolution par marginalisation progressive de l’État jusqu’à sa disparition grâce à la multiplication des communes autonomes et leur auto-organisation fédérative. » L’essayiste tempère néanmoins : « La reconversion idéologique, officiellement annoncée en 2005 par Öcalan, ne s’est pas faite sans difficulté et l’on sent, au Rojava, un décalage entre les adhésions au confédéralisme démocratique et les textes ou pratiques institutionnels. »

Les idées politiques de Murray Bookchin n’en demeurent pas moins essentielles. Le municipalisme libertaire pourrait en effet être la solution pour sortir du dilemme entre marché et État, entre un néolibéralisme qui montre chaque jour ses limites et le soviétisme qui n’a guère fait mieux. Ce modèle propose de revenir à des échelles plus humaines et plus respectueuses de la nature. Elles favoriseraient aussi, et surtout, la liberté et l’égalité entre citoyens. La traduction de la biographie de Murray Bookchin constitue un excellent prétexte pour étudier en profondeur ce courant trop mal connu(1).

Du marxisme-léninisme à l’éco-anarchisme

Né en 1921, à New York, Murray Bookchin est issu d’une famille d’immigrés russes, imprégnée par les idées contestataires. Sa grand-mère maternelle a été membre des Socialistes révolutionnaires – dont il constatera en 1996, selon Biehl, qu’ils avaient un meilleur programme que les Bolcheviks – et ses parents sont anarcho-syndicalistes. Ses grands-parents fuient leur pays natal à cause de la répression qui s’y abat après la révolution avortée de 1905. La famille voit alors d’un bon œil la prise de pouvoir par Lénine et les siens en 1917. À quinze ans, le futur théoricien intègre la Young Communist League (YCL), dont il est exclu trois ans plus tard à cause de son opposition au pacte germano-soviétique. Comme beaucoup de jeunes marxistes-léninistes, il rejoint le trotskisme et la IVe Internationale. « J’avais une profonde admiration pour Trotsky ; il avait mon adhésion idéologique », explique-t-il soixante ans plus tard. « Le Vieux », comme le surnomment ses partisans, semble être le dernier espoir de la révolution. Bookchin intègre le Socialist Workers Party (SWP), qui est, en 1940, selon Janet Biehl, cette branche américaine, « avec plus de 2 500 membres, était la plus importante de la IVe Internationale, et la section de New York en était la plus grande section. »

Parallèlement à son engagement militant, il travaille comme ouvrier dans une fonderie et se syndique au Congrès des organisations industrielles (CIO), avant de rejoindre General Motors. Bookchin participe à des grandes grèves. Certaines rencontres, comme celle de Dwight MacDonald, directeur de la revue indépendante de gauche Politics, l’aident à prendre conscience des impasses du marxisme-léninisme. Le journaliste explique au futur anarchiste : « La validité du marxisme en tant que doctrine politique réside dans son affirmation selon laquelle le prolétariat est la force historique qui entraînera le socialisme. » Or, le prolétariat n’a pas réussi cette mission. « Le roc du processus de l’Histoire sur lequel Marx a tout construit s’est révélé n’être que du sable. » Avec le temps, il finit aussi par comprendre que « Trotsky n’attachait pas plus d’importance à la démocratie et aux droits civiques que Lénine et Staline. » C’est là que sa rencontre avec Josef Weber, auteur d’un remarquable « Capitalist Barbarism or Socialism », s’avère décisive. Ce dernier regroupe derrière lui quelques anciens trotskistes dans un groupe nommé Movement for a democraty of content (Mouvement pour une démocratie de fond), à la fin des années 1940. Murray Bookchin n’est plus qu’à un pas de l’anarchisme.

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Écologie sociale et démocratie radicale

Pour eux, « une démocratie de fond impliquait non seulement des moyens mais aussi des fins, des démarches pratiques, mais aussi une éthique. » Le mouvement se garde de créer une bureaucratie comme les partis traditionnels. Bookchin est avec Weber le théoricien du petit groupe. Ils méditent sur les échecs des grands révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg, ainsi que sur la démocratie. Dans la foulée, il reprend ses études. Il se tourne peu à peu vers l’anarchisme et l’écologie sociale. « Ce qui définit littéralement l’écologie sociale, affirme Murray Bookchin, c’est la reconnaissance du fait souvent laissé-pour-compte que presque tous nos problèmes écologiques du moment proviennent de problèmes sociaux profondément établis. » Son nouvel objectif est de remettre en question en profondeur le mode de fonctionnement de sociétés fondées sur les notions de hiérarchie, de domination et d’exploitation, afin de réinventer des rapports coopératifs, horizontaux et solidaires.

Vivant à New York, il s’interroge sur l’urbanisme. La ville, qu’il apprécie pourtant, contrairement à Weber, est victime de la démesure du capitalisme. Janet Biehl rapporte qu’il s’interroge sur le programme fédéral de 1949 de « rénovation urbaine », qui a rasé des quartiers populaires pour les remplacer par des « tours de verre et d’acier fonctionnelles sur des places de béton anonymes et aseptisées ». Ses réponses, il les trouve chez Karl Marx, Friedrich Engels et Lewis Mumford – historien américain un peu plus âgé que Bookchin qui s’est intéressé aux villes européennes, notamment au Moyen Âge. Des deux premiers, il conclut, selon sa femme, que « le problème urbain était lié à celui de l’agriculture industrielle, tous deux dus au capitalisme. » Pour y remédier, il faut en finir avec la séparation entre la ville et la campagne. Grâce à l’historien américain, il comprend que la bureaucratie avait détruit les petites villes, avec un tissu social fort. Promouvoir un nouveau modèle de villes lui paraît alors essentiel.

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Janet Biehl note : « Pour lui, la cité idéale n’était pas celle du Moyen Âge mais celle des petites cités de l’ancienne Attique, au premier millénaire avant J.-C. Ces poleis – Athènes en particulier – qui vivaient en harmonie avec les campagnes alentour. Leurs habitants “entretenaient des liens étroits avec la terre et étaient économiquement autonomes”, ce qui leur donnait une personnalité forte et indépendante. Les anciens Athéniens produisaient uniquement des biens simples pour répondre à leurs besoins essentiels. De cette organisation naquit une culture politique remarquable, avec des assemblées démocratiques et un “degré de participation à la vie de la cité exceptionnel”. » Une réflexion qui se rapproche de celle du franco-grec Cornelius Castoriadis, fondateur de Socialisme ou Barbarie. La veuve de Bookchin explique que pour son défunt mari, « l’intégration mutuelle ville/campagne renforcerait la solidarité sociale et le lien entre les hommes et la terre. » L’idée est de s’opposer aux grandes métropoles stressantes, polluées et inhumaines. Enfin, le penseur « trouvait l’idée de créer des villes vertes dans les zones rurales excellentes, mais il allait plus loin en proposant de décentraliser : décomposer les grandes métropoles en “petites communautés libres hautement interdépendantes de personnes dont les relations sociales ne sont corrompues ni par la propriété ni par la production pour l’échange”. » La particularité du municipalisme libertaire se trouve-là, derrière le mot d’ordre : « Démocratisons la République et radicalisons la démocratie ! »

La ville, lieu de la révolution et de la démocratie

Légende : Janet Biehl // Crédits : Janet Biehl / Wikimedia commons

Le municipalisme a plusieurs inspirations : Athènes, les communes de l’Europe médiévale, la Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris de 1871, l’Espagne anarchiste de 1936, et, plus surprenant, le puritanisme du XVIe siècle(2). La seule unité où peut sereinement s’exercer la démocratie est la ville. Elle est historiquement le lieu d’où sont venues les révolutions. Enfin, elle est émancipatrice : c’est l’endroit où il est possible de se réfugier lorsque la campagne devient étouffante. Si elle est à taille humaine, la municipalité permet autant d’exprimer son individualité que de vivre de manière communautaire. Le municipalisme libertaire repose sur la participation directe des citoyens – et pas la seule bourgeoisie ou le seul prolétariat – dans la vie de la Cité, entendue au sens grec du terme. Murray Bookchin explique que « dans un sens très radical nous devons nous ressourcer aux racines du mot politique dans polis […] pour retrouver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assemblées populaires de l’ère révolutionnaire. » La politique ne peut être que civique, au sens fort, donc aussi éthique, en combinant rationalité et coopération – quand le capitalisme consacre le règne de la raison instrumentale(3).

Le local n’est pas pour autant sacralisé. Le but est que les municipalités proches géographiquement s’allient afin de former une « Commune des communes ». Un congrès, composé de délégués – et non de représentants – de chaque unité politique se constitue alors, avec pour vocation de coordonner les municipalités. Ce « confédéralisme » permet de dépasser l’État-nation et le pouvoir se bâtit du haut vers le bas. La démocratie est importante dans chacune des municipalités, mais aussi la lutte contre le sexisme, l’homophobie et le racisme – la confédération a notamment pour but d’y veiller. L’économie doit également s’adapter à cette échelle plus humaine. Il est vital que les entreprises reviennent à des tailles plus modestes et soient gérées collectivement par les travailleurs, comme c’était le cas durant la révolution anarchiste de 1936 en Espagne. L’éducation populaire est mise au centre, pendant que les lieux publics, comme les bars ou les cafés, deviennent des lieux de bouillonnement politique et culturel.

Tout cela doit, selon Bookchin, nous permettre de réduire notre consommation énergétique. Pour lui, il faut autant sortir du nucléaire que des énergies fossiles. Dans le même temps, le révolutionnaire pense qu’une « technologie à visage humain », « compatible avec les lois de l’écologie » et qui « favorise la décentralisation » est indispensable. Pour sa veuve, « l’agriculture resterait mécanisée pour réduire le travail physique, mais sans chimie, elle pourrait redevenir biologique. » Le philosophe conserve du marxisme parfois une foi naïve dans les bienfaits de la technique – ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel appelait les « illusions du progrès ». D’après Murray Bookchin, la technologie peut permettre de sortir de la pénurie, qui a rendu indispensable le mode de production capitaliste, pour entrer dans l’abondance. Cette dernière favoriserait alors un socialisme, où les machines assureraient les basses besognes. « Libérés du travail pénible, ils [les travailleurs] pourraient éliminer la hiérarchie », affirme Janet Biehl. Murray Bookchin a néanmoins conscience que « l’homme-machine, c’est l’idéal bureaucratique » et que le développement de la technologie peut détruire le lien social. Il s’agit donc de trouver un nouvel équilibre. Ce modèle de société est plus humain et donc plus désirable que la barbarie actuelle. L’anarchiste pense alors que l’écologie donne des raisons objectives d’en finir avec le capitalisme. « L’exploitation économique n’avait pas rendu le prolétariat révolutionnaire, mais les citoyens, confrontés à la perspective d’une mort prématurée, allaient sûrement s’indigner et s’élever contre le système à l’origine de ces menaces », affirme, sûrement trop rapidement, Janet Biehl.

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Un anarchiste esseulé

Légende : Piotr Kropotkine, père du communalisme // Wikimedia Commons

Murray Boockhin n’est cependant pas resté à attendre la « révolution totale », il a tenté de la faire advenir. Dans les années 1970, il s’installe dans le Vermont, petit État du nord-est des États-Unis, qui ne compte que quelques centaines de milliers d’âmes. À cette époque, de plus en plus de jeunes tentent de créer des communautés écologiques et autogérées à travers le pays. Il existe alors « plus d’un millier de coopératives d’alimentation et de biens de consommation, regroupant plus d’un million de personnes et huit cents habitants coopératifs. Les assurances mutuelles coopératives comptaient sept millions et demi d’affiliés. Les programmes de soins coopératifs concernaient près de quatre millions et demi d’interventions. Dix-sept cents garderies coopératives se répartissaient dans tout le pays », décrit Janet Biehl. Le philosophe s’insère bien évidemment dans le mouvement. Tout en enseignant à l’université, il participe à la création d’un café-restaurant autogéré, ainsi que du Programme d’études d’écologie sociale. Il soutient le mouvement antinucléaire. Enfin, il milite pour une démocratie locale et directe. Bookchin affronte alors Bernie Sanders, figure importante de la gauche radicale vermontaise, qui défend un socialisme étatique.

En 1983, il s’intéresse à l’Allemagne et au mouvement Die Grünnen (les Verts). Le parti, qui compte « des écologistes, des activistes contre le nucléaire, des squatters, des féministes radicales, des chrétiens pacifistes, des punks, des anthroposophes et des gauchistes », fait alors une entrée fracassante au Bundestag. Les Verts s’appuient alors sur quatre piliers : « écologie, justice sociale, démocratie directe de la base et non-violence. » Ils décident de se situer hors des clivages politiques traditionnels, « par-delà la gauche et la droite ». Bookchin y voit la possibilité d’une révolution anti-étatique et anti-autoritaire. Il est cependant rapidement déçu par ses compagnons, qui refusent de soutenir le mouvement au motif qu’il ne se revendiquait pas clairement de l’anarchisme. Dès lors, le torchon brûle entre lui et les autres anarchistes. Ces derniers reprochent à Bookchin de ne pas se revendiquer clairement des pères du mouvement politique, Bakounine et Kropotkine en tête. Mais ils critiquent surtout le municipalisme libertaire, qu’ils perçoivent comme une institutionnalisation de l’anarchisme. Bookchin défend en effet la participation aux élections locales, alors que ses anciens compagnons prônent au contraire le retrait. Il leur rétorque, sans succès, que « l’échelon local du quartier et de la commune [est] qualitativement différent [de l’État-nation], [c’est] le domaine de la politique, où l’autogestion collective [est] possible. » Il avance aussi que le municipalisme libertaire se rapproche de l’idéal « post-révolutionnaire » de Kropotkine. Pour ce dernier, « les communes, urbaines et villageoises indépendantes », permettront « l’abolition complète des États et l’organisation du simple au composé par la fédération libre des forces populaires, des producteurs, des consommateurs ».

Ces arguments ne convainquent pas les anarchistes. Bookchin leur reproche un manque de culture politique et historique. En 1995, il publie un article retentissant : « Social anarchism or Lifestyle anarchism ». Il y critique un anarchisme qui a délaissé la question sociale. D’après lui, l’anarchisme s’est mué, dans sa majorité, en style de vie (« lifestyle »), idiot utile du capitalisme, fondé sur un mode de vie marginal ou individualiste, mais oublieux des enjeux collectifs. Cela aboutit à un divorce avec l’anarchisme. Dès lors Bookchin préfère juste se revendiquer du communalisme. Le municipaliste se marginalise peu à peu au sein de la « nouvelle gauche » américaine et du mouvement écologique.

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Bookchin assiste à un double phénomène. D’un côté, les anciens révolutionnaires ne croient plus en leurs engagements de jeunesse et deviennent sociaux-démocrates. De l’autre, il dénonce la montée du « postmodernisme », irrationnel, anti-Lumières et hériter de la « French theory »(4). Il part aussi en guerre contre la deep ecology (« écologie profonde »), initiée par le Norvégien Arne Næss. Certes radical, ce courant qui rejette l’anthropocentrisme(5) lui paraît réactionnaire et dangereux. Boockhin craint qu’il conduise à prôner une réduction démographique, ou pire des formes d’eugénisme, au nom de la sauvegarde de la nature. Il explique à ce propos : « Cela devient très troublant pour moi, bien sûr, quand une telle vue naturaliste et écologique se voit polluée par le malthusianisme, la xénophobie, la misanthropie et des dénonciations générales des êtres humains. »

Seul, avec Janet Biehl, Murray Bookchin se replie sur l’étude historique des mouvements socialistes. Il puise dans l’histoire des inspirations pour l’avenir. Il décède en 2006 dans son domicile de Burlington, dans le Vermont. Il aura eu raison sur presque tout. La redécouverte de ses écrits pourrait nous permettre de trouver une vraie alternative à notre système.

Notes :

(1) En 1998, elle a également publié le manifeste Le Municipalisme libertaire, avec l’aval de Murray Bookchin.
(2) Le puritanisme désigne un courant calviniste qui a tenté de « purifier » l’Église anglaise de son catholicisme au XVIe siècle. Il s’est prolongé au XVIe siècle en Nouvelle-Angleterre. Le puritanisme reposait notamment sur l’idée de petites communautés religieuses égalitaires.
(3) La raison instrumentale est au contraire une raison individualiste et utilitariste.
(4) Courant apparu dans les années 1970 né sur les campus américains. Influencé par des intellectuels français, au premier rang desquels Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Michel Foucault, il met l’accent sur le concept de « déconstruction ».
(5) Philosophie qui place l’homme au centre de tout.

Légende de l’image de une : Murray Bookchin

Crédits : Luisa Michel / Wikimedia commons

Les libéraux et l’épouvantail rouge-brun

Article publié initialement le 2 octobre 2018

Le rouge-brun est devenu l’épouvantail confortable des libéraux pour défendre leur projet économique et politique. Pourtant, il relève largement du fantasme.

La « véritable frontière qui traverse l’Europe est celle qui sépare les progressistes des nationalistes » explique depuis cet été Macron, qui veut se poser en rempart contre la montée de l’illibéralisme (régimes autoritaires qui reprennent des éléments de la démocratie représentative) aujourd’hui symbolisées sur le Vieux Continent par Viktor Orban (Hongrie), Mateusz Morawiecki (Pologne), voire Mattéo Salvini (Italie). Mais dans la tête du président français, il s’agit aussi de désigner comme dangereuse toute critique de gauche ou de droite contre le système libéral actuel.

Le « nouveau clivage » ?

Dans son livre de campagne, Révolution, Macron avait déjà évoqué un clivage essentiel qui séparerait les progressistes des conservateurs. Les premiers, auxquels il appartient, iraient dans le sens de l’Histoire, c’est-à-dire de l’extension de la marchandisation, quand les seconds s’y opposeraient. Une dichotomie qui permet de rejeter du côté des obscurantistes ou pire du camp du mal tous ses adversaires de droite comme de gauche. En évoquant cette fois un curieux affrontement entre « progressistes » et « nationalistes », le chef d’État va plus loin, puisqu’il assimile la critique des institutions européennes à un projet potentiellement fasciste. D’ailleurs, quelques jours après, les libéraux du Point s’engouffrent dans la brèche avec un article intitulé « Nationalistes et socialistes ». « En Europe, une convergence politique unit de plus en plus les populistes de gauche et de droite », s’inquiète l’hebdomadaire dans son article illustré par une photo de Mélenchon. Le chiffon de la dangereuse alliance des extrêmes, du rouge et du brun, est agité. Évidemment l’actuel président n’a rien inventé. Ces analogies se multiplient depuis quelques années.

Dès le 19 janvier 2011, Plantu ouvrait les hostilités dans L’Express. Dans une caricature intitulée « L’ascension des néopopulismes », le dessinateur vedette du Monde assimilait Le Pen et Mélenchon. Les deux leaders politiques étaient représentés en train de tenir le même discours, à base de « Tous pourris ». En 2016, après le lancement de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon est régulièrement accusé de « nouveau national-populisme » – terme popularisé par le politologue Pierre-André Taguieff pour qualifier le FN. Le Point, qualifie alors le tribun de « social chauvin ». Enfin, Atlantico joue au « jeu des 7 différences », mais « surtout celui des 99 ressemblances » entre le FN et Mélenchon. La récente diabolisation dans les médias mainstream d’Aufstehen, mouvement de gauche radiale allemand, amalgamé à l’AfD, parti d’extrême droite anti-migrant, en est une nouvelle facette.

Ce dernier n’est pas la seule figure du « péril rouge-brun ». Le 27 novembre 2013, Le Point, encore lui, publie un dossier sur « La revanche des “néo-cons” ». Y étaient attaqués les avocats « du repli national, à la fois hostile à l’Europe, à l’Euro, à la mondialisation et au libéralisme. » Le magazine de Frantz-Olivier Giesbert met dans le même sac Patrick Buisson, Jean-Pierre Chevènement, Henri Guaino, Marine Le Pen, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Eric Zemmour, Yves Cochet, Jean-Claude Michéa, Nicolas Dupont-Aignan, Régis Debray et même Benoît Hamon ! Une liste si absurde qu’elle rappelle lorsque Clemenceau fustigeait en 1906 le « complot anarcho-monarchiste » contre la République ou quand Staline dénonçait l’ « hitléro-trotskisme » dans les années 1930. Pourtant, historiquement cette alliance des deux extrêmes est presque inexistante. Certes, il y a eu le Cercle Proudhon(1), certains articles ambigus de L’Idiot international(2) et aujourd’hui le sinistre Alain Soral(3). Mais c’est à peu près tout. Le fantasme de rouge-brunisme met en évidence le caractère d’un système qui refuse toute critique, au nom de ce qu’elle perçoit comme étant le sacro-saint progrès.

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Le progrès, mais de quoi ?

Philosophiquement, le progrès consacre la croyance dans le perfectionnement global et linéaire de l’humanité. L’augmentation du savoir, notamment scientifique, doit entraîner avec elle le progrès technique. L’homme n’aura donc plus à accomplir les tâches les plus fatigantes grâce aux machines. Elle doit alors permettre un accroissement des richesses –rebaptisé « croissance économique » – ainsi qu’une amélioration morale et sociale. De fil en aiguille, les sociétés s’approchent du meilleur des mondes possibles, à la fois prospère et composé d’individus moralement supérieurs.

Né au XVIe siècle, le concept de « progrès » devient central dans la pensée des Lumières au XVIIIe siècle. En France, il ne connaît sa meilleure théorisation que durant la Révolution française, grâce à Nicolas de Condorcet. Le philosophe rédige Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain entre 1793 et 1794. Il y constate que « la nature n’a marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ». Alors qu’il tente de consigner tout le savoir de son époque, il décrit un avenir où la raison, les connaissances, les découvertes scientifiques et techniques et l’éducation sont prépondérantes. S’il estime qu’ « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant », il prédit qu’ « il arrivera […] ce moment où le soleil n’éclairera plus, sur la Terre, que des hommes libres, et ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ».

Mais pour comprendre son lien intrinsèque avec le libéralisme, il faut traverser la Manche et aller du côté des Lumières écossaises. C’est là-bas que le père du libéralisme économique, Adam Smith, élabore sa propre version du Progrès, complément parfait de la vision française. Inspiré par son compatriote David Hume, il voit dans le caractère potentiellement illimité du désir le moteur du progrès technique, mais aussi de l’enrichissement des nations. L’apparition de nouveaux désirs doivent en effet favoriser l’émergence de nouveaux marchés.

À partir des années 1980, l’expansion du capitalisme aux quatre coins du globe et le déclin du modèle soviétique, permet d’imposer cette vision du progrès qui se réduirait au libéralisme. Au début des années 1990, le philosophe Francis Fukuyama théorisait « la fin de l’histoire ». Empruntant le concept à Hegel, l’intellectuel croyait voir poindre un monde pacifié par la démocratie libérale, celle-ci ayant pour vocation de s’imposer aux quatre coins du globe. Le sens de l’Histoire ne doit plus être remis en question et chaque nouveauté s’apparente à un progrès(4). Finalement derrière l’adage populaire selon lequel « on n’arrête pas le progrès » se cache l’idée plus perverse selon laquelle on n’arrête pas le capitalisme. Guy Debord souligne avec beaucoup de justesse dans Panégyrique (1989) : « Quand être “absolument moderne” est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. »

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La fabrique du rouge-brun

Malheureusement pour les libéraux, des voix à sa droite(5), mais surtout à sa gauche continuent de contester son « meilleur des mondes », dont ils occultent volontairement ses conséquences réelles. Comme le remarquait Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), la démocratie libérale préfère « être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats ». Sa rhétorique est simple : le mal absolu sera toujours un autre – le situationniste évoquait le terrorisme, mais ce constat peut parfaitement s’appliquer au « totalitarisme » rouge ou brun. Jamais cette même démocratie libérale n’acceptera une quelconque remise en question du projet économique et politique qu’elle défend, malgré ses multiples effets dévastateurs. Elle organise alors la diabolisation de ses adversaires.

Les révélations des crimes commis par le pouvoir soviétique permirent aux « nouveaux philosophes », dominés par Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, d’imposer l’idée que toute remise en question radicale du capitalisme mènerait aux goulags. Le communisme s’effondrant, c’est vers l’extrême droite en plein essor que se concentrèrent par la suite les attaques. Dès 1984, Bernard-Henri Lévy estimait que « le seul débat de notre temps doit être celui du fascisme et de l’antifascisme » – ce dernier ne se concevant dès lors plus qu’à l’intérieur d’une démocratie libérale entièrement éprise de capitalisme. Dans les années 1980, les travaux de l’historien François Furet sur la Révolution française diffusent l’idée que la « passion pour l’égalité » est la cause de la violence politique. Le disciple de ce dernier, Pierre Rosanvallon met en place dans les années 1980, la fondation Saint-Simon. Regroupant des libéraux de tous bords, elle tente de former ce que l’essayiste Alain Minc nomma le « Cercle de la raison », soit une union de toutes les forces du centre – de gauche comme de droite – contre tous les partis « totalitaires ». C’est à ce moment qu’entre en jeu ce concept de rouge-brun, dans les années 1990. Cette alliance fantasmée entre l’extrême droite nationaliste et l’extrême gauche communiste, permet d’associer facilement les deux camps dans une critique unilatérale.

Évidemment, les libéraux sont aidés dans cette tâche par la reprise par l’extrême droite d’un certain langage anticapitaliste, laissant croire à une parenté avec la gauche radicale(6). Mais, il est toujours utile de rappeler, comme le fait Dany-Robert Dufour (L’individu qui vient… après le libéralisme, 2011) que l’espace politique ne se divise pas entre néolibéraux et néoréactionnaires, mais entre néolibéraux, néoréactionnaires et néorésistants, refusant le progrès des premiers, mais ne nourrissant aucune nostalgie du passé comme les deuxièmes.

Notes :

(1) Le Cercle Proudhon a réuni de manière éphémère une poignée de militants anarcho-syndicaliste, dont Édouard Berth, et de Camelots du roi, dont Henri Lagrange et Georges Valois, en marge de l’Action française. Certains, comme l’historien Zeev Sternhemm, voient dans cette alliance nationaliste révolutionnaire les prémices du fascisme.
(2) Le plus célèbre est celui de Jean-Paul Cruse, ancien membre de la Gauche prolétarienne et délégué du SNJ-CGT, intitulé « Vers un front national » (mai 1993). Il propose une union entre « Pasqua, Chevènement, les communistes et les ultra-nationalistes », un nouveau front pour « un violent sursaut de nationalisme, industriel et culturel ».
(3) Si Égalité et Réconciliation a pour slogan « gauche du travail et droite des valeurs », il faut souligner qu’à l’instar de Jacques Doriot avant lui, Alain Soral est en réalité passé du rouge au brun.
(4) Une absurdité que dénonçait George Orwell dans les années 1940 lorsqu’il écrivait : « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains. »
(5) Dans « Libéraux contre populistes, un clivage trompeur », Serge Halimi et Pierre Rimbert montrent qu’en réalité les droites nationalistes poursuivent le même projet économique que les libéraux.
(6) Chose qui n’est au fond pas si nouvelle. Jean Jaurès disait par exemple du boulangisme, qui rappelle sur de multiples points le FN de Marine Le Pen qu’il était un « grand mouvement de socialisme dévoyé ».

Légende : Clash entre Mélenchon et Le Pen lors du grand débat du 4 avril 2017

Crédits : Capture d’écran / YouTube / CNews

George Orwell : un socialisme sans le Progrès

Bonnes feuilles de George Orwell, écrivain des gens ordinaires, publiées initialement le 11 avril 2018 sur Le Comptoir.

Après « La guerre des gauches » (Cerf), Kévin Boucaud-Victoire, rédacteur au Comptoir, sort son deuxième ouvrage : « George Orwell : écrivain des gens ordinaires ». Il y explique la pensée de l’écrivain britannique, socialiste démocratique et antitotalitaire. Nous reproduisons ici des extraits de son livre qui sortira en librairie le 12 avril 2018. Dans ce texte, il explique la critique socialiste du Progrès d’Orwell.

Lire la suite ici 

Entretien pour le magazine hongrois « Mandiner »

Entretien publié initialement sur le site hongrois Mandiner, j’en reproduis ici la totalité en français.

Dans les trois premiers épisodes de notre série d’entretiens avec des penseurs contemporains français, nous avons discuté avec des intellectuels qui illustrent bien la diversité de la droite française. Jacques de Guillebon, rédacteur en chef de L’Incorrect, magazine récemment lancé, veut réconcilier l’aile droite des Républicains et le Front national ; Alain de Benoist, père de la Nouvelle Droite, abandonne la tradition judéo-chéritenne et souhaite refonder l’Europe sur des bases païennes ; la philosophe libérale-conservatrice, Chantal Delsol défend Macron, tout en soulignant les dangers de l’idéologie du progrès.

Dans le nouvel épisode de notre série, nous aborderons la question de la gauche français qui est autant diverse que le camp conservateur. Personne ne le sait mieux que Kévin Boucaud-Victoire qui vient de publier un livre sur l’histoire de la gauche francais: dans La guerre des gauches, le jeune penseur présente l’évolution des différents courants de la gauche depuis 1789 jusqu’aux manifestations contre la loi travail en 2016. Selon Boucaud-Victoire, on peut distinguer trois grands groupes au sein de la gauche française : la gauche qui a adhéré à l’économie du marché et au libéralisme culturel, défendant les libertés individuelles, groupe marginalisé après le Front populaire des années 30, mais dominant depuis la présidence Mitterrand ; la gauche étatiste, centralisatrice, basée sur les valeurs de la République une et indivisible et la laïcité, avec des représentants comme Georges Clemenceau ; enfin, la gauche radicalement anticapitaliste qui a donné naissance aux mouvements alternatifs actuels.

Kévin Boucaud-Victoire, économiste de formation, a travaillé comme économiste assistant jusqu’en 2012. Il a participé a une émission radio portant sur la musique, la danse, le street art (Common Wave). Entre 2012 et 2014, il a été rédacteur en chef du site culturel Sound Cultur’ALL. Il a été journaliste de Ragemag, de L’Humanité, il a publié des articles dans les éditions françaises de Slate et de Vice. Depuis 2017, il est rédacteur du site catholique Aleteia. Il est co-fondateur de Le Comptoir, revue de gauche alternative. En outre, il a travaillé aussi comme professeur de sciences économiques et sociales.

Dans notre interview, nous l’interrogeons sur des sujets comme l’anarchisme conservateur, l’agonie de la gauche, les visions de Macron, la décroissance, l’idéologie du progrès, les safe space et la construction européenne.

Vous écrivez de votre difficulté de vous situer sur le plan idéologique. Vous vous définissez comme socialiste et anticapitaliste radical, mais vous vous sentiez proche aussi d’un certain « anarchisme conservateur », qui, tout en étant égalitaire et méfiant vis-à-vis l’autorité, est conscient que « dans l’héritage de nos sociétés plurimillénaires, certaines choses méritent d’être conservées. » Mais ces tendances si différentes ne sont pas inconciliables, contradictoires ? Qu’est-ce qui relie Proudhon et Chesterton, Gramsci et Bernanos ?

A part une critique radicale – c’est-à-dire qui va à la racine – de la société dans laquelle ils vivent, un rejet du capitalisme et une attention particulière pour les classes populaires, pas grand-chose. Nous pourrions réunir Chesterton et Bernanos pour leur catholicisme. Mais le second, venant des Camelots du roi, est plus conservateur et plus radical que le premier. Proudhon et Gramsci pourraient également être rassemblés pour leur socialisme. Sauf qu’ils sont issus de traditions « ennemies », l’anarchisme et le communisme marxiste, au sein de cette famille. Mais ce que je peux apprécier chez ces penseurs c’est une absence de dogmatisme, leur profondeur d’analyse ainsi que la radicalité et l’attention aux plus faibles que j’évoquais plus haut.

« Je suis infiniment plus proche de l’esprit de l’Insurrection de Budapest de 1956 et de la République des conseils éphémères qui a suivi, que de l’URSS. »

Mais revenons à votre question : où me situer ? J’ai conscience qu’à une époque où les camps et frontières idéologiques doivent être clairement établis et où s’est répandue une sale manie de la classification, certaines de mes positions peuvent perturber. Malgré l’horreur que j’éprouve pour le dogmatisme et l’enfermement idéologique, je me considère avant toute chose comme socialiste. Evidemment pas comme l’affreux parti qui porte ce nom et a donné indirectement naissance au président Macron. J’entends par-là, à la suite de Pierre Leroux, député français sous la Deuxième République (1848), « la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous ». Cela inclus une opposition frontale au capitalisme, à l’exploitation, à la domination et à l’aliénation – concept marxiste trop souvent mis de côté.  Pour prendre un exemple qui je l’espère vous parlera, je suis infiniment plus proche de l’esprit de l’Insurrection de Budapest de 1956 et de la République des conseils éphémères qui a suivi, que de l’URSS.

Nous en arrivons à l’expression « anarchiste conservateur », boutade de George Orwell reprise par le sinologue Simon Leys et le philosophe Jean-Claude Michéa plus tard. Elle décrit un tempérament que vous avez décrit dans votre question, plus qu’une vraie position politique et idéologique. Je ne pense pas devoir revenir sur le volant « anarchiste », antiautoritaire et égalitariste.

Et pour le conservatisme ?

Pour ce qui est du conservatisme, les socialistes se sont souvent trompés sur la nature du capitalisme. Loin d’être un système conservateur, patriarcal et raciste – même si ces éléments existent dans nos sociétés et doivent être combattus –, alliance du trône et de l’autel, il s’agit bel et bien d’un système progressiste et moderne. Rappelons que dans Le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels écrivent : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. (…) En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » Ils relèvent aussi que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. » Selon eux, « ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. »

Un certain socialisme a eu historiquement tort de proposer de faire table rase du passé et de créer un homme nouveau. Il faut relever que Marx lui-même était victime de ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel a nommé « les illusions du progrès ». C’est sûrement parce que même un génie demeure un homme de son temps, victime de certains déterminismes sociaux – et petit bourgeois dans le cas du communiste. Voilà pourquoi j’insiste sur le fait qu’aucune société décente ne pourra s’édifier sans conserver certaines valeurs et structures qui font de nous des humains et que le capitalisme tend à faire disparaître.  L’urgence écologique renouvelle cette question, puisqu’il s’agit dans ce cas de conserver ce qui permet la possibilité d’une vie humaine sur notre planète. Par contre, je refuse le conservatisme quand il est synonyme de maintien des injustices et des privilèges bourgeois.

Houellebecq

« La gauche, en tout cas, est à l’agonie, ses idées sont mortes (…) la vérité, c’est qu’il n’y a plus en France que la droite et l’extrême droit. La gauche a perdu sa force mobilisatrice » – déclare Michel Houellebecq dans sa dernière interview. A-t-il raison ?

Houellebecq a une capacité hors du commun pour sentir l’air du temps, mais n’est pas un analyste politique. Comme souvent, il dit à la fois quelque chose de vrai, mais de trop simpliste. La gauche est à l’agonie, tant politique sur le plan des idées. Ce fait ne peut être nié, même s’il peut être nuancé par la percée électorale de la France insoumise, qui a eu le mérite de mettre des idées neuves sur la table. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de « l’extrême centre », la droite n’est pas en meilleur état. Il suffit de lire l’édito de Jacques de Guillebon dans le numéro 5 de L’Incorrect – nouveau magazine français qui entend construire des ponts entre la droite « républicaine » conservatrice et l’extrême droite catholique. « Il faut dire que l’audace n’est pas leur fort, leur courage nullement leur came », écrit le directeur de la rédaction à propos des responsables de droite, qu’il accuse de « paresse intellectuelle ». Il faut dire que ces dernières décennies, la droite a tout misé sur le libéralisme économique et que l’arrivée aux commandes de Macron la désoriente. Pour se différencier, elle doit surjouer le conservatisme moral et l’identité – même s’ils sont incompatibles avec le libéralisme économique qu’elle prône par ailleurs – et chasser sur les terres du FN.

En réalité, la capacité de mobilisation de la droite ces dernières années est exclusivement le résultat de la perte de l’hégémonie culturelle de la gauche de gouvernement. Cette dernière ralliée au capitalisme dans les années 1980 a préservé sa place dans le camp du Bien, avec un discours entièrement tourné vers les valeurs (tolérance, ouverture, etc.) et avec un vernis « social ». Or, il semble désormais que sur le sans-frontiérisme, le multiculturalisme, ou encore l’identité, la gauche est devenue inaudible. C’est cela la fameuse « droitisation de la société », qui n’est en rien une victoire de la vieille droite. Comprenant cela grâce à Patrick Buisson, la droite sarko-wauquiezienne s’est emparée de ces thématiques, pour mieux les trahir ensuite.

Ainsi, le journaliste américain Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, paru en 2004 outre-Atlantique et en 2013 chez nous, montrait comment la droite prospérait électoralement auprès des classes populaires sur un programme sociétalement conservateur pour ensuite une fois au pouvoir appliquer le néolibéralisme. « Votez pour interdire l’avortement et vous aurez une bonne réduction de l’impôt sur le capital (…). Votez pour faire la nique à ces universitaires politiquement corrects et vous aurez la déréglementation de l’électricité (…). Votez pour résister au terrorisme et vous aurez la privatisation de la sécurité », écrivait-il. Le quinquennat de Sarkozy illustre bien cela et je suis prêt à parier que ça serait pareil avec cet arriviste de Wauquiez.

Pour finir, je vais modérer mon propos de base. Si la gauche institutionnelle agonise, il existe une « gauche hors les murs », qui innove sur le plan des idées. Ce sont des intellectuels comme Serge Latouche, Bernard Friot, Jean-Claude Michéa, Frédéric Lordon, Dany-Robert Dufour, ou encore Serge Halimi. De même, la presse alternative, parfois bénévole, et l’édition participent à un renouvellement de la pensée. Je pense à La Décroissance, Fakir, Le Monde diplomatique, Ballast, Frustration, Le Vent Se Lève, les éditions de L’échappée, Le Passager clandestin, Agone… Ou Le Comptoir pour lequel j’écris.

« Je suis le plus en accord avec le programme La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon » – avez-vous déclaré. Quel regard portez-vous sur les perspectives de ce mouvement ? Est-ce que Mélenchon est un représentant authentique de la gauche alternative que vous soutenez ?

La France insoumise (FI) a incontestablement rafraîchi la gauche radicale. Il suffit de comparer le score de Jean-Luc Mélenchon a la dernière présidentielle – 19,58 %, le meilleur résultat pour un candidat à la gauche du PS depuis Jacques Duclos, candidat PCF de 1969 (21,27 %) – avec ceux de la dernière candidate communiste, Marie-George Buffet (1,93 %), en 2007. La VIe République, qui serait plus démocratique que l’actuelle, le souverainisme affiché, la radicalisation sur les questions écologiques et le populisme, qui substitut le clivage gauche-droite à peuple-élites, me paraissent être d’excellentes choses. Mais Mélenchon et la FI ont aussi leurs défauts.

Amateur de foot, j’aime comparer Mélenchon à notre Zidane national, capable d’être sur une autre planète durant toute une Coupe du Monde, finale comprise, et de tout détruire sur un coup de tête. En une sortie malheureuse, un coup de gueule mal placé, Mélenchon peut aussi de réduire à néant un long travail. Sinon, je n’adhère pas au jacobinisme de Mélenchon – je me situe dans une tradition plus proche du Proudhon et du socialisme libertaire, radicalement décentralisatrice – ni à son progressisme, qui parfois nous ramène la Troisième République et d’autres fois flirte avec le transhumanisme. Son autoritarisme ne me rassure pas non plus. Ajoutons que la structure ultra-centralisée de la France insoumise, trop centrée autour du chef, ne me plaît pas. Ensuite, je pense que Mélenchon a dernièrement fait quelques erreurs stratégiques, comme quand il a tenté de se soustraire aux syndicats.

Pour finir, la FI n’est pas exactement le mouvement dont je rêve, mais il reste le plus proche de ce que je défends. C’est aussi la seule opposition crédible que je vois à Macron, donc j’espère qu’elle perdurera.

Orwell

Vous considérez George Orwell et Simone Weil comme les modèles d’une gauche vraiment populaire. « L’enracinement, la common decency et l’attachement aux lieux, traditions et à la communauté qui en émane, conduisent Weil et Orwell vers un patriotisme socialiste » – écrivez-vous. Quelle est l’actualité de ces auteurs ?

Ils sont d’abord indémodables pour leur volonté de comprendre ce que vivent ceux qu’ils entendent défendre. « Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux — Trotski sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus — n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté des ouvriers, la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade », écrivait Simone Weil. Aujourd’hui, nombre d’hommes politiques sont comparables à ces « grands chefs bolcheviks » qu’elle fustige. Ils m’apparaissent alors comme des inspirateurs d’un populisme, si celui-ci est compris comme une politique qui est réellement prise d’empathie pour les classes populaires.

Sur les questions écologiques et la critique du progrès technique, nous avons encore beaucoup à apprendre de ces deux penseurs.  Heureusement, l’écologie politique radicale s’inspire d’eux. Leur patriotisme, compris comme l’amour des siens me paraît aussi très important. Pour Orwell, « la théorie selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » (…) finit toujours par être absurde dans la pratique. » Il écrit aussi : « Aucun révolutionnaire authentique n’a jamais été internationaliste. » Ce n’est pas qu’il ne croit pas en l’internationalisme – pour rappel, Simone Weil et lui ont parcouru des kilomètres pour aller se battre en Espagne –, mais qu’il comprend que la révolution ne prend naissance que dans un amour concret de son prochain et pas grâce à des abstractions théoriques. Les deux comprennent aussi le caractère moral du socialisme, qui ne peut pas être que « scientifique » comme le pensent les marxistes. Enfin, leur critique de tout autoritarisme me semble encore importante aujourd’hui.

Emmanuel Macron

Quel regard portez-vous sur Emmanuel Macron et sur ses grandes visions ? Est-ce qu’il représente un phénomène éphémère, ou il sera capable de transformer profondément la France ?

Macron représente l’aboutissement de la logique libérale, le « bloc bourgeois » et les intérêts du capital mondialisé. Il est l’enfant de 40 ans d’« alternance unique » – comme dirait Michéa – entre centre gauche et centre droit. Macron est de son époque. C’est l’incarnation de la société du spectacle que Guy Debord définissait comme « le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image », ainsi que « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande ».

Mais le président est aussi le symptôme d’une époque où la communication a pris le pas sur les idées. Les médias, qui le soutiennent très majoritairement, ont tenté de faire de lui un philosophe, héritier de Paul Ricoeur, en politique. Or, comme l’a montré le philosophe Harold Bernat dans Le néant et le politique, c’est du vent et ça révèle juste la faiblesse intellectuelle des journalistes français. Enfin, c’est un mégalomane qui suinte le mépris de classe envers les gens ordinaires, « ceux qui ne sont rien », pour reprendre sa propre formule.

Je vais cependant lui reconnaître quelques qualités. D’abord sa qualité d’incarnation. Après deux présidents, Sarkozy et Hollande, qui ont abaissé comme jamais la fonction, il a compris l’importance des symboles. Ensuite, c’est un excellent tacticien politique. Il a entrevu la crise politique qui se dessinait en France, l’affaiblissement des deux grands partis traditionnels et la recomposition idéologique en cours, qu’il a accéléré. Macron a réussi à capitaliser sur le « dégagisme » – c’est-à-dire le « tous pourris » –, alors qu’il représentait cette élite que les Français voulaient voir dégager. Alors que le clivage gauche-droite, sorte de guerre civile bourgeoise et parlementaire, était à bout de souffle, il a senti qu’il fallait faire fusionner les deux camps pour sauver le système. Sans une opposition à la hauteur, nous aurons Macron pendant 10 ans au pouvoir.

Vous souhaitez voir advenir « un monde beaucoup plus petit, enfin à échelle beaucoup plus humaine » ou « l’homme vivrait dans un référentiel plus petit, principalement centré sur sa commune ». Comment peut-on contribuer individuellement à la réalisation de cette vision ?

« Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros », explique le mathématicien et philosophe Olivier Rey. Nos sociétés sont devenues trop grandes et impersonnelles. Pour Platon, la cité idéale ne devait pas dépasser 5 000 membres. Ajoutons que la démocratie a besoin de débats, de concertations, impossibles à l’échelle de l’Etat-nation.

L’idéal serait évidemment de transformer en profondeur nos sociétés. Mais la révolution n’est pas pour demain. En attendant, on peut s’investir dans des associations, des initiatives locales ou même tenter de reprendre le pouvoir politique localement. Il faut retisser des liens de proximité.

Le capitalisme postmoderne, la mondialisation dépeuple les campagnes. En février, The New York Times a publié un reportage sur l’agonie d’Albi ou la vie est quasiment disparu du centre-ville, les magasins, les bistrots, les écoles sont fermés les uns après les autres. Est-ce que « la France profonde » serait vraiment condamnée à la mort ?

Si la mondialisation libérale se poursuit, oui. Il faut comprendre que cette dernière, en organisant une concurrence territoriale, rend sur-attractive les métropoles au détriment des autres zones. J’invite à ce sujet à lire les travaux en nouvelle économie géographique de Paul Krugman, lauréat du « Nobel d’économie » de 2008 – pas un dangereux bolchevik donc – qui montre très bien comment  la production a tendance à se concentrer quelques régions ou même quelques villes qui deviennent densément peuplées et bénéficiant de revenus plus élevés.

Derrière cette mort des campagnes, dont les élites sont complices quand elles ne sont pas partie, il y a la mort de la France. Ce sont des symboles de la culture et de l’identité nationale qui disparaissent. Tant que la droite libérale ne prendra pas ce problème en compte, elle sera disqualifiée dans tous les débats sur l’identité nationale qu’elle organise avec pour seule vraie volonté de stigmatiser les immigrés. Une étude Ifop avait révélé que les coins qui voyaient leurs commerces et services publics – surtout La Poste – disparaître avaient plus de chance de voter FN. Ce sont des Français qui sont désocialisés et fragilisés. Si elle veut vraiment conquérir les classes populaires, la gauche doit intégrer pleinement ce problème. Pour finir un monde de métropole, c’est-à-dire régit entièrement par des relations impersonnelles et une accélération constante du temps et des flux, serait invivable !

Nous avons récemment publié une interview de Chantal Delsol qui, à propos du progrès illimité, déclare que « nous irons vers des excès inimaginables, qui pourront briser l’humain et son humanité, il nous faudra des catastrophes pour apercevoir les limites, qui sont anthropologiques ». Vous êtes aussi fort critique envers l’idéologie du progrès ; est-ce que vous êtes d’accord avec cette prophétie sinistre ? 

Complètement ! L’homme est un être fini. Pour devenir adulte, il lui faut accepter cet état de fait. Jusqu’ici l’illimitation était condamnée par toutes les religions et philosophies traditionnelles. Ainsi, chez les Grecs, l’hybris, c’est-à-dire la démesure, était l’équivalent du péché chrétien. Qui s’en rendait coupable se faisait châtier par Némésis.

Depuis quelques siècles, les choses ont peu à peu changé. Les Occidentaux ont cru pouvoir se faire « comme maitre et possesseur de la nature », pour reprendre une expression de Descartes. On s’est mis à croire en une rationalité illimitée, qui s’accomplirait dans un progrès technique, qui amènerait lui-même le progrès moral. Or, on a simplement créé un monde artificiel, qui ne convient pas à l’homme, d’où la prolifération de pathologies. La prochaine étape doit être le transhumanisme : créer une humanité augmentée, débarrassée finalement de ce qui la rend humain. Nous sommes aux portes de cela et c’est très effrayant.

C’est sûrement ce qui explique le succès de la série d’anticipation Black Mirror. Non seulement elle est angoissante, mais chaque épisode nous montre une possibilité réaliste d’évolution de nos sociétés. Mais en plus de briser notre humanité, mais cela détruit la nature, comme nous le constatons chaque jour. « On juge le degré de maturité d’une société à sa capacité à s’autolimiter », soulignait Cornelius Castoriadis. Finalement nous sommes beaucoup moins « avancés » que bien de sociétés primitives ou traditionnelles. Ce qui est par contre dommage avec Delsol, c’est qu’en bonne libérale-conservatrice, elle peut avoir des constats justes, mais s’arrête en chemin. Du coup, elle ne voit pas que l’extension sans limite du marché, causée par le capitalisme, relève de la même logique.

« Je ne crois pas non plus en une démocratie directe absolue. (…) C’est par contre un horizon vers lequel on peut tendre, avec des institutions adéquates, mais aussi un niveau d’instruction, de moralité et de socialisation suffisant. »

Vous croyez à la théorie de la décroissance qui est sans doute une belle idée, mais on peut arguer que l’homme veut éviter dans toutes circonstances la stagnation. N’est-il pas donc utopique de supposer que les sociétés renonceraient volontiers à la croissance ?

C’est parce que nous regardons les choses avec nos lunettes du XXIe siècle. Si on s’intéresse à l’histoire de l’humanité, ce qu’on constate c’est que la croissance est l’exception. Longtemps, la croissance annuelle avait été en moyenne proche de 0 % – et même négative sur certaines longues périodes, comme entre l’an I et l’an 1 000 –, elle franchit la barre des 2 % pour les pays industrialisés à partir de 1830. Elle connaît ensuite un nouveau boum de 1950 à 1973 durant les « Trente glorieuses » où les pays d’Europe de l’ouest, les États-Unis et le Japon connaissent des taux de croissance annuel fluctuant entre 3 % et 9 %.

Une société post-croissance – c’est-à-dire qui ne s’intéresserait plus à la croissance économique – ne stagnerait pas nécessairement. Jusqu’au XIXe l’humanité a connu d’énormes évolutions et bouleversements intellectuels, religieux, civilisationnelles, techniques, etc. Malheureusement nous sommes maintenant malades de la croissance. Toute action politique est conditionnée à quelques points de PIB. Pourtant, deux Américains ont selon moi tout dit à ce sujet : l’économiste Kenneth Ewart Boulding et le politique Bob Kennedy. « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », nous a expliqué le premier. Le second a remarqué que : « Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. (…) En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. (…) En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »

Vous soulignez le déficit démocratique de la Ve République qui « a tendance à accorder trop de pouvoir à la majorité relative et presque rien aux minorités, même importantes » – et qui « infantilise les citoyens, en le déresponsabilisant ». Vous croyez à la démocratie directe. Mais la démocratie directe n’est-elle pas porteuse de dangers à une époque où la politique rationnelle cède sa place à une politique basée sur les pires sentiments, suscités par les médias ?

Il me semble justement que la démocratie représentative – joli oxymore – n’a pas préservé des excès que vous pointez. Les élites aiment, pour conserver leur pouvoir, faire des classes laborieuses, des classes dangereuses mues par leurs ressentiments. C’est tout juste si ces classes méritent d’être instruites. Voltaire écrivait d’ailleurs : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace, qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. »

Mais si les classes populaires ne sont pas capables de savoir ce qui est bon pour elles, je ne vois pas en quoi elles sont aptes à choisir de bons représentants. D’ailleurs quand elles votent mal, pour Donald Trump ou pour le Brexit, nos analystes sont à deux doigts d’expliquer qu’il faut leur retirer le droit de vote. Mais quand on y regarde de plus près, il n’existe aucun moyen de sélection des gens aptes à choisir ce qui est bon pour la communauté. Au final, seule la délibération collective peut y emmener. En plus, on pourrait aussi avancer que les élites sont souvent ceux qui disposent de plus de volonté de puissance, sont guidés par leurs propres intérêts, qui ne sont pas ceux des classes populaires, et sont rendues, par leur richesse, plus narcissiques !

Je ne crois pas non plus en une démocratie directe absolue. « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes », relevait Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat social. C’est par contre un horizon vers lequel on peut tendre, avec des institutions adéquates, mais aussi un niveau d’instruction, de moralité et de socialisation suffisant.

« Une autre condition importante du succès [de la gauche populaire, de la décroissance], c’est ce que Gramsci nomme l’hégémonie culturelle, c’est-à-dire, faire en sorte que certaines idées deviennent majoritaires dans la société » – dites-vous. Selon beaucoup de penseurs de droite, ce sont actuellement les soixante-huitards adhérés au libéralisme, les disciples et les héritiers intellectuels de l’École de Francfort et du poststructuralisme qui exercent une hégémonie dans la vie intellectuelle occidentale – et « les fruits » de cette hégémonie sont nombreux: les « safe space », l’idéologie du genre poussée à l’extrême, ou, plus récemment, « l’écriture inclusive » en France. Que pensez-vous de ces phénomènes ?

L’héritage de Mai 68 est compliqué. Chez la jeunesse étudiante on trouvait des revendications radicalement anticapitalistes comme d’autres petites bourgeoises. Et, contrairement à ce que suggère votre question, il est bien dommage que l’École de Francfort – école marxiste qui a analysait les conséquences culturelles du capitalisme – ne trouvent aujourd’hui plus de vrais représentants.

Après Mai 68 l’hégémonie à gauche, surtout dans les milieux universitaire, est passée de la séquence Lukács – École de Francfort – Socialisme ou barbarie – Henri Lefebvre – Internationale situationniste à une autre séquence Althusser – Bourdieu – Foucault – Deleuze – Derrida. Si la première, malgré son évidente hétérogénéité était vraiment radicale, la seconde, l’est moins, malgré l’intérêt réel que peuvent aussi présenter ces auteurs. Comme le résume Michéa, une certaine gauche, plus ou moins inspirée de ces dernier, s’est mise à « liquider progressivement la contestation anticapitaliste en substituant partout à la vieille question sociale (tenue à présent pour grise et archaïque) le seul combat festif et multicolore, pour « l’évolution des mœurs »».

En 2015, le philosophe anarchiste Renaud Garcia a entrepris dans un essai remarquable, Le Désert de la critique : déconstruction et politique, le bilan de cette gauche que nous pourrions nommer « déconstructiviste », car elle se borne à déconstruire la pensée, les idées, les postulats, la vision du monde de l’adversaire, plutôt que d’en opérer la critique ou la démystification. Elle a entrepris une « prolifération des luttes » – antiracistes, féministes, etc. –, au détriment de la lutte globale et inclusive pour une autre société. Les luttes individuelles et particulières prennent peu à peu le pas sur les combats collectifs. Evidemment, ces combats sociétaux sont aussi très importants, car aucune société socialiste digne de ce nom ne peut s’accommoder de racisme, de sexisme ou d’homophobie. Le problème est de croire que c’est en détruisant toute norme et en rejetant toute lutte des classes que la question pourra se régler. Au contraire, en atomisant toujours plus la société et en transformant l’homme en « monade isolée repliée sur elle-même » (Marx), elle fait le jeu du libéralisme le plus dur. Cependant, la droite a beau jeu de dénoncer Mai 68, mais quelqu’un comme Sarkozy en est le digne héritier !

Vous êtes cofondateur d’une revue socialiste, Le Comptoir et rédacteur d’un site d’information catholique, Aleteia. Quel regard portez-vous sur l’Église catholique ? Faut-il ancrer la gauche dans l’héritage chrétien d’Europe ?

« Mais si l’Eglise disparaît c’est d’abord parce que les églises sont vides le dimanche ! « Montre ta croix » est un joli mot d’ordre, mais je préfère : « Porte ta croix ! » »

A titre personnel, je suis d’un côté chrétien (protestant) et de l’autre socialiste. S’il est impossible de séparer radicalement le spirituel du politique chez un homme, à moins d’un dédoublement de personnalité, les deux ne se confondent pas totalement. Disons que mon socialisme est un christianisme laïcisé. Mais le christianisme est loin d’être le seul chemin qui mène au socialisme. L’attention aux plus faibles, la fraternité, le sens des limites, le respect de la création ou l’universalisme sont aussi présents, dans différentes versions, dans les autres religions du abrahamique. De même nous avons beaucoup à apprendre du bouddhisme, du taoïsme ou de l’hindouisme. J’ajouterais même que les paganismes gréco-romains ou égyptiens ont aussi à nous enseigner.

Par contre, la gauche doit se rappeler de l’apport essentiel du christianisme à la civilisation européenne. En France, elle a souvent tendance à s’enfermer dans un laïcisme obtus, qui ressemble à de l’athéisme militant et dans un progressisme naïf qui fait pense que la France est née pendant la Révolution grâce à des principes aussi abstraits que « Les droits de l’homme et du citoyen ». La religion possède également une dimension anthropologique. En se penchant plus sur le christianisme, la gauche comprendrait sûrement mieux le peuple qu’elle entend incarner, mais également l’islam, qu’elle n’arrive pas à appréhender parce que le religieux ne représente plus rien pour elle. Ce qui ne signifie évidemment pas s’arc-bouter ou fantasmer sur une France chrétienne, qui n’est plus.

Pour ce qui est de l’Eglise catholique d’une manière générale, je crois que le pape François est le réformateur dont elle avait besoin pour enrayer son déclin. Même s’il est moins bon théologien que Ratzinger, son appel à aller vers les périphéries et sa théologie du peuple me semblent nécessaires. J’ajouterais que son encyclique Laudato Si’ (« Loué sois-tu ») sur l’écologie intégrale est très importante. De plus, en tant qu’Argentin, il apporte un regard neuf sur une religion dont l’épicentre est en train de se déplacer hors d’Europe.

Si je reviens en France – car l’Eglise est certaine une, mais est aussi plurielle –, je dois avouer que la situation est difficile. Après avoir incarné la majorité depuis plus de 1 000 ans, le catholicisme devient une minorité presque comme les autres. En crise, elle est tentée par le repli identitaire, souvent accompagnée paradoxalement par une baisse de la pratique. Beaucoup de catholiques déplorent – à juste titre – l’effacement de leur religion. Mais si l’Eglise disparaît c’est d’abord parce que les églises sont vides le dimanche ! « Montre ta croix » est un joli mot d’ordre, mais je préfère : « Porte ta croix ! » « Le grand malheur de ce monde, la grande pitié de ce monde, ce n’est pas qu’il y ait des impies, mais que nous soyons des chrétiens si médiocres », écrivait Georges Bernanos (Le Chemin de la Croix-des-Âmes). Les catholiques devraient méditer sur ces paroles plutôt que de se crisper ou attribuer tous les malheurs au pape François, comme le fait la frange de droite du catholicisme.

Est-ce que vous suivez les débats internationaux autour de la politique du gouvernement hongrois ? 

Très peu, non. Si je connais Viktor Orbán et désapprouve sa politique vis-à-vis des migrants et son sécuritarisme, je dois avouer que je ne suis pas réellement votre vie politique. Mon avis n’est au fond que superficiel. Il y a quand même eu le référendum anti-migrant d’octobre 2016 que j’avais un peu suivi, car nos médias en parlaient. Mais comme souvent, la presse hexagonale n’était pas au niveau et je n’ai moi-même pas cherché à aller plus loin.

Que pensez-vous de l’état actuel de la construction européenne ? Qu’est-ce que l’Europe signifie pour la gauche populaire ?

L’Union européenne – que je distingue soigneusement de l’Europe, ère civilisationnelle – devrait signifier pour elle « libéralisme ». « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure », se vantait Alain Madelin, note homme politique le plus libéral. Malheureusement au nom d’un internationalisme abstrait – qui n’a pas grand-chose à voir avec l’internationalisme prolétarien de Marx, Engels et Bakounine – la gauche populaire refuse souvent cette vérité. Depuis petit j’entends parler d’une « autre Europe », « sociale », qui serait « possible ». Ma génération sait que tout cela est une chimère.

Heureusement, depuis la mésaventure de Syriza en Grèce – parti qui se met maintenant à limiter le droit de grève ! –, une grande partie de la gauche radicale, du moins en France, a compris la leçon. Elle n’était pourtant pas si dure à comprendre puisque début 2015, Juncker, président de la Commission européenne l’avait clairement formulée : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. »

Anti-démocratique, l’Union européenne ne fonctionne plus non plus d’un point de vue économique. Elle est même depuis des années le trou noir de l’économie mondiale. Or, c’était son unique raison d’être. Les citoyens, surtout les plus fragiles socialement, en prennent conscience et s’en détournent. Le Brexit en est une conséquence. Je doute que cette UE puisse survivre éternellement. Pourtant, internationaliste, je crois en la possibilité d’une coopération internationale.

Non au culte du nouveau

Une de Marc CHAUMEIL

Texte publié initialement dans L’Express le 6 septembre 2017 dans le dossier « Conservatisme/progressisme: les intellos cherchent leur camp… »

Pour l’écrivain catholique G. K. Chesterton, « l’affaire des progressistes est de faire des erreurs ; celle des conservateurs est d’empêcher les erreurs d’être corrigées. » A titre personnel, je préférerais que les erreurs soient corrigées, donc j’éprouve bien du mal à me situer dans l’un ou l’autre des deux camps.

Né au XVIIIème siècle, le progressisme consacre la croyance dans le perfectionnement globale et linéaire de l’humanité. L’augmentation du savoir, notamment scientifique, doit entraîner avec elle le progrès technique, qui permet un accroissement des richesses – rebaptisé « croissance économique » – ainsi qu’une amélioration morale et sociale. N’ayant pas tenu sa promesse de nous mener au meilleur des mondes possible – sans parler des effets néfastes de la croissance sur l’environnement –, le progressisme s’est mué en éloge naïf de toute nouveauté, avec une condamnation de tout ce qui nous vient du passé. Or, il me paraît évident que dans l’héritage plurimillénaire des sociétés humaines, il existe un certain nombre d’acquis essentiels à préserver.

A l’inverse, le conservatisme s’apparente souvent à un statu quo, qui s’accommode des injustices et des privilèges d’une minorité. Or, il m’apparaît tout aussi évident qu’un certain nombre de choses ne vont pas et doivent impérativement être radicalement changées. Je rejoins donc le père de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, qui écrivait : « Qui dit donc révolution dit nécessairement progrès, dit par là même conservation. »

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Pour voir des photos de moi

Pour survivre, la gauche devrait-elle abandonner le progrès?

Article publié initialement sur Slate.fr le 21 juillet 2016

La gauche reste accrochée au progrès. Mais le progrès qu’elle plébiscite est celui de la technologie et des machines, le tout au service des élites. C’est en tout cas ce que tentent de prouver les deux livres à contre-courant «Le Progrès sans le peuple» et «Le Progrès m’a tuer».

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Grand entretien de Pierre Thiesset

Entretien publié initialement en deux parties sur le Comptoir le 27 juin 2016 et le 29 juin 2016

Journaliste à “La Décroissance”, Pierre Thiesset a également cofondé les éditions Le Pas de côté, qui viennent de publier avec L’échappéeLe Progrès m’a tuer. Leur écologie et la nôtre.” Cet ouvrage collectif regroupe les textes d’une quarantaine d’auteurs, dont Aurélien Bernier, Marie-Jo Bonnet, Jean-Claude Michéa, François Jarrige, Cédric Biagini, Dany-Robert Dufour, Agnès Sinaï, Vincent Cheynet, Serge Latouche et Mohammed Taleb. Nous avons souhaité nous entretenir avec Pierre Thiesset pour en savoir plus sur ce recueil, mais également sur la critique du Progrès qu’il porte, ainsi que sur la décroissance comme projet politique. Compte-tenu de la densité de ses réponses, nous avons décidé de publier cet entretien en deux parties. 

Le Comptoir a besoin de vous pour lancer sa revue !

Le Comptoir prévoit de sortir une revue papier. Afin de financer le premier numéro, qui s’articulera autour du dossier « un autre socialisme est possible », nous avons recours à une plateforme de crowdfunding. Pour financer c’est ici

 

Le Comptoir, c’est quoi ?

Pensant, avec Balzac, que « Le comptoir d’un café est le parlement du peuple » nous avons créé Le Comptoir, en septembre 2014, un site d’actualité politique et culturelle (http://comptoir.org) afin de proposer une information engagée et rigoureuse à contre-courant des médias dominants. À une époque où “populiste” est devenu l’insulte politique suprême – au mieux synonyme de démagogue, au pire de fasciste – et où les classes sociales inférieures subissent toujours les coups du système libéral nous souhaitions faire entendre un autre son de cloche. Car en démocratie, la politique n’est pas l’affaire des professionnels, intellectuels, journalistes et experts en tout genre, mais appartient à la majorité, aux gens ordinaires, à nous tous.

Notre ligne éditoriale est claire : nous nous référons explicitement aux racines du socialisme, défini par Pierre Leroux comme « la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous » ; nous critiquons également l’idéologie du progrès – qui ne saurait se confondre avec le progrès lui-même en tant que but idéal – et le monde industriel, individualiste et technicien qu’elle a permis d’engendrer, avec son lot d’inhumanité.

(…)

Pourquoi une revue papier ?

Après un an et demi d’existence, plus de 150 articles publiés et un lectorat en hausse constante, nous estimons avec George Orwell qu’« être journaliste, c’est imprimer quelque chose que quelqu’un d’autre ne voudrait pas voir imprimé. Tout le reste n’est que relations publiques. » Si le virtuel est éphémère, le papier a vocation à durer dans le temps, comme notre projet.

Comprenant plus de 120 pages, notre revue s’organisera autour d’un dossier central : « Un autre socialisme est possible ». À travers une série d’articles, d’interviews et de reportages, nous mettrons en lumière les différentes alternatives démocratiques au capitalisme, que ce soit sous l’angle de la question démocratique elle-même, de l’éducation, du travail, ou de la consommation.

En plus de ce dossier volumineux, vous pourrez retrouver des articles traitant de sujets de société (agriculture, télé-réalité) ou axés sur la culture (art contemporain, cinéma, littérature). Le tout illustré par une professionnelle permettant une lecture agréable.

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Simone Weil, Karl Marx et le progrès

C’est en 1934 que Simone Weil publie son premier vrai livre, intitulé Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, qu’elle présente encore des années plus tard comme son œuvre majeure. Cet ouvrage est rédigé à un moment où la philosophe se détache du marxisme (notamment trotskiste) qu’elle a chéri durant des années. Si ce livre très dense constitue avant tout une réflexion sur la nature de la liberté, Simone Weil propose en début d’ouvrage à une critique radicale du marxisme. Elle remet notamment en cause la croyance aveugle du marxisme orthodoxe à l’égard du progrès, qui transparaît à travers l’approche « scientifique » du philosophe allemand et sa foi en la libération des « forces productives » – même si ce défaut est en partie corrigé dans ses lettres à Véra Zassoulitch et à Nikolaï Mikhaïlovski.

 

La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s’il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l’activité et de l’espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place. Les chefs d’entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu’ils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu s’en faut, sauf dans les industries de guerre. Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d’empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et l’expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu’on ne peut divulguer aux masses qu’une misérable caricature de la culture scientifique moderne, caricature qui, loin de former leur jugement, les habitue à la crédulité. L’art lui-même subit le contrecoup du désarroi général, qui le prive en partie de son public, et par là même porte atteinte à l’inspiration. Enfin la vie familiale n’est plus qu’anxiété depuis que la société s’est fermée aux jeunes. La génération même pour qui l’attente fiévreuse de l’avenir est la vie tout entière végète, dans le monde entier, avec la conscience qu’elle n’a aucun avenir, qu’il n’y a point de place pour elle dans notre univers. Au reste ce mal, s’il est plus aigu pour les jeunes, est commun à toute l’humanité d’aujourd’hui. Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance, mais angoisse.

 

[…]

Jusqu’à ces temps-ci, tous ceux qui ont éprouvé le besoin d’étayer leurs sentiments révolutionnaires par des conceptions précises ont trouvé ou cru trouver ces conceptions dans Marx. Il est entendu une fois pour toutes que Marx, grâce à sa théorie générale de l’histoire et à son analyse de la société bourgeoise, a démontré la nécessité inéluctable d’un bouleversement proche où l’oppression que nous fait subir le régime capitaliste serait abolie ; et même, à force d’en être persuadé, on se dispense en général d’examiner de plus près la démonstration. Le « socialisme scientifique » est passé à l’état de dogme, exactement comme ont fait tous les résultats obtenus par la science moderne, résultats auxquels chacun pense qu’il a le devoir de croire, sans jamais songer à s’enquérir de la méthode. En ce qui concerne Marx, si l’on cherche à s’assimiler véritablement sa démonstration, on s’aperçoit aussitôt qu’elle comporte beaucoup plus de difficultés que les propagandistes du « socialisme scientifique » ne le laissent supposer.

 

À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l’oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner. D’ordinaire, on ne retient de cette oppression que l’aspect économique, à savoir l’extorsion de la plus-value ; et si l’on s’en tient à ce point de vue, il est certes facile d’expliquer aux masses que cette extorsion est liée à la concurrence, elle-même liée à la propriété privée, et que le jour où la propriété deviendra collective tout ira bien. Cependant, même dans les limites de ce raisonnement simple en apparence, mille difficultés surgissent pour un examen attentif. Car Marx a bien montré que la véritable raison de l’exploitation des travailleurs, ce n’est pas le désir qu’auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d’agrandir l’entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n’est pas seulement l’entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu’elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu’aussi longtemps qu’il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités.

 

[…]

 

Que Marx et ses disciples aient pu croire cependant à la possibilité d’une démocratie effective sur les bases de la civilisation actuelle, c’est ce qu’on peut comprendre seulement si l’on fait entrer en ligne de compte leur théorie du développement des forces productives. On sait qu’aux yeux de Marx, ce développement constitue, en dernière analyse, le véritable moteur de l’histoire, et qu’il est à peu près illimité. Chaque régime social, chaque classe dominante a pour « tâche, », pour « mission historique », de porter les forces productives à un degré sans cesse plus élevé, jusqu’au jour où tout progrès ultérieur est arrêté par les cadres sociaux ; à ce moment les forces productives se révoltent, brisent ces cadres, et une classe nouvelle s’empare du pouvoir. Constater que le régime capitaliste, écrase des millions d’hommes, cela ne permet que de le condamner moralement ; ce qui constitue la condamnation historique du régime, c’est le fait qu’après avoir rendu possible le progrès de la production il y fait à présent obstacle. La tâche des révolutions consiste essentiellement dans l’émancipation non -pas des hommes mais des forces productives. À vrai dire il est clair que, dès que celles-ci ont atteint un développement suffisant pour que la production puisse s’accomplir au prix d’un faible effort, les deux tâches coïncident ; et Marx supposait que tel est le cas à notre époque. C’est cette supposition qui lui a permis d’établir un accord indispensable à sa tranquillité morale entre ses aspirations idéalistes et sa conception matérialiste de l’histoire. À ses yeux, la technique actuelle, une fois libérée des formes capitalistes de l’économie, peut donner aux hommes, dès maintenant, assez de loisir pour leur permettre un développement harmonieux de leurs facultés, et par suite faire disparaître dans une certaine mesure la spécialisation dégradante établie par le capitalisme ; et surtout le développement ultérieur de la technique doit alléger davantage de jour en jour le poids de la nécessité matérielle, et par une conséquence immédiate celui de la contrainte sociale, jusqu’à ce que l’humanité atteigne enfin un état à proprement parler paradisiaque, où la production la plus abondante coûterait un effort insignifiant, où l’antique malédiction du travail serait levée, bref où serait retrouvé le bonheur d’Adam et d’Ève avant leur faute. On comprend fort bien, à partir de cette conception, la position des bolcheviks, et pourquoi tous, y compris Trotsky, traitent les idées démocratiques avec un mépris souverain. Ils se sont trouvés impuissants à réaliser la démocratie ouvrière prévue par Marx ; mais ils ne se troublent pas pour si peu de chose, convaincus comme ils sont d’une part que toute tentative d’action sociale qui ne consiste pas à développer les forces productives est vouée d’avarice à l’échec, d’autre part que tout progrès des forces productives fait avancer l’humanité sur la voie de la libération, même si c’est au prix d’une oppression provisoire. Avec une pareille sécurité morale, il n’est pas surprenant qu’ils aient étonné le monde par leur force.

 

Il est rare cependant que les croyances réconfortantes soient en même temps raisonnables. Avant même d’examiner la conception marxiste des forces productives, on est frappé par le caractère mythologique qu’elle présente dans toute la littérature socialiste, où elle est admise comme un postulat. Marx n’explique jamais pourquoi les forces productives tendraient à s’accroître ; en admettant sans preuve cette tendance mystérieuse, il s’apparente non pas à Darwin, comme il aimait à le croire, mais à Lamarck, qui fondait pareillement tout son système biologique sur une tendance inexplicable des êtres vivants à l’adaptation. De même pourquoi est-ce que, lorsque les institutions sociales s’opposent au développement des forces productives, la victoire devrait appartenir d’avance à celles-ci plutôt qu’à celles-là ? Marx ne suppose évidemment pas que les hommes transforment consciemment leur état social pour améliorer leur situation économique ; il sait fort bien que jusqu’à nos jours les transformations sociales n’ont jamais été accompagnées d’une conscience claire de leur portée réelle ; il admet donc implicitement que les forces productives possèdent une vertu secrète qui leur permet de surmonter les obstacles. Enfin pourquoi pose-t-il sans démonstration, et comme une vérité évidente, que les forces productives sont susceptibles d’un développement illimité ? Toute cette doctrine, sur laquelle repose entièrement la conception marxiste de la révolution, est absolument dépourvue de tout caractère scientifique. Pour la comprendre, il faut se souvenir des origines hégéliennes de la pensée marxiste. Hegel croyait en un esprit caché à l’œuvre dans l’univers, et que l’histoire du monde est simplement l’histoire de cet esprit du monde, lequel, comme tout ce qui est spirituel, tend indéfiniment à la perfection. Marx a prétendu « remettre sur ses pieds » la dialectique hégélienne, qu’il accusait d’être « sens dessus dessous » ; il a substitué la matière à l’esprit comme moteur de l’histoire ; mais par un paradoxe extraordinaire, il a conçu l’histoire, à partir de cette rectification, comme s’il attribuait à la matière ce qui est l’essence même de l’esprit, une perpétuelle aspiration au mieux. Par là il s’accordait d’ailleurs profondément avec le courant général de la pensée capitaliste ; transférer le principe du progrès de l’esprit aux choses, c’est donner une expression philosophique à ce « renversement du rapport entre le sujet et l’objet » dans lequel Marx voyait l’essence même du capitalisme. L’essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d’une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l’influence en élaborant sa conception de l’histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s’agit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l’œuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c’est penser religieusement, c’est croire à la Providence. D’ailleurs le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu’il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs d’entreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords constitue également un facteur d’oppression à l’intérieur du mouvement socialiste ; toutes les religions font de l’homme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes au service du progrès historique, c’est-à-dire du progrès de la production. C’est pourquoi, quel que soit l’outrage infligé à la mémoire de Marx par le culte que lui vouent les oppresseurs de la Russie moderne, il n’est pas entièrement immérité. Marx, il est vrai, n’a jamais eu d’autre mobile qu’une aspiration généreuse à la liberté et à l’égalité ; seulement cette aspiration, séparée de la religion matérialiste avec laquelle elle se confondait dans son esprit, n’appartient plus qu’à ce que Marx nommait dédaigneusement le socialisme utopique. Si l’œuvre de Marx ne contenait rien de plus précieux, elle pourrait être oubliée sans inconvénient, à l’exception du moins des analyses économiques.

 

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