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Murray Bookchin : Et si le municipalisme libertaire était la solution ?

Article initialement publié le 6 décembre 2018

La gestion démocratique de la ville pourrait-elle être une solution à la crise écologique, au capitalisme, mais aussi au sexisme et au racisme ? C’était en tout cas la thèse de Murray Bookchin, anarchiste américain important, dont la biographie rédigée par sa seconde épouse, Janet Biehl (Écologie ou catastrophique : La vie de Murray Bookchin, L’amourier), vient d’être traduite.

Les tentatives d’utopies sociales sont rares à l’heure du capitalisme mondialisé triomphant. Outre le zapatisme, qui a fêté ses 24 ans cette année, c’est le Rojava qui attire l’attention. Depuis 2014, les communes autonomes de la région kurde de Syrie tentent de s’organiser en confédération démocratique. Ancien marxiste-léniniste, Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), tire dans les années 1990 les leçons de l’échec du « socialisme réellement existant » et de l’URSS. Il se met alors en quête d’un nouveau modèle pour faire face au capitalisme et défendre l’émancipation des Kurdes. Emprisonné en 1999, il se tourne vers le municipalisme libertaire de Murray Bookchin et entretient même une correspondance avec ce dernier.

Pierre Bance, auteur d’Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, explique au site Le Comptoir  que cette théorie politique « repose sur un schéma classique de l’anarchisme dans lequel des communes autonomes se fédèrent. Mais, il l’enrichit de deux éléments. Le premier est l’importance que doit prendre l’écologie dans la révolution car si l’on ne protège pas la nature, l’homme n’a pas d’avenir. […] Le deuxième est celui d’une révolution par marginalisation progressive de l’État jusqu’à sa disparition grâce à la multiplication des communes autonomes et leur auto-organisation fédérative. » L’essayiste tempère néanmoins : « La reconversion idéologique, officiellement annoncée en 2005 par Öcalan, ne s’est pas faite sans difficulté et l’on sent, au Rojava, un décalage entre les adhésions au confédéralisme démocratique et les textes ou pratiques institutionnels. »

Les idées politiques de Murray Bookchin n’en demeurent pas moins essentielles. Le municipalisme libertaire pourrait en effet être la solution pour sortir du dilemme entre marché et État, entre un néolibéralisme qui montre chaque jour ses limites et le soviétisme qui n’a guère fait mieux. Ce modèle propose de revenir à des échelles plus humaines et plus respectueuses de la nature. Elles favoriseraient aussi, et surtout, la liberté et l’égalité entre citoyens. La traduction de la biographie de Murray Bookchin constitue un excellent prétexte pour étudier en profondeur ce courant trop mal connu(1).

Du marxisme-léninisme à l’éco-anarchisme

Né en 1921, à New York, Murray Bookchin est issu d’une famille d’immigrés russes, imprégnée par les idées contestataires. Sa grand-mère maternelle a été membre des Socialistes révolutionnaires – dont il constatera en 1996, selon Biehl, qu’ils avaient un meilleur programme que les Bolcheviks – et ses parents sont anarcho-syndicalistes. Ses grands-parents fuient leur pays natal à cause de la répression qui s’y abat après la révolution avortée de 1905. La famille voit alors d’un bon œil la prise de pouvoir par Lénine et les siens en 1917. À quinze ans, le futur théoricien intègre la Young Communist League (YCL), dont il est exclu trois ans plus tard à cause de son opposition au pacte germano-soviétique. Comme beaucoup de jeunes marxistes-léninistes, il rejoint le trotskisme et la IVe Internationale. « J’avais une profonde admiration pour Trotsky ; il avait mon adhésion idéologique », explique-t-il soixante ans plus tard. « Le Vieux », comme le surnomment ses partisans, semble être le dernier espoir de la révolution. Bookchin intègre le Socialist Workers Party (SWP), qui est, en 1940, selon Janet Biehl, cette branche américaine, « avec plus de 2 500 membres, était la plus importante de la IVe Internationale, et la section de New York en était la plus grande section. »

Parallèlement à son engagement militant, il travaille comme ouvrier dans une fonderie et se syndique au Congrès des organisations industrielles (CIO), avant de rejoindre General Motors. Bookchin participe à des grandes grèves. Certaines rencontres, comme celle de Dwight MacDonald, directeur de la revue indépendante de gauche Politics, l’aident à prendre conscience des impasses du marxisme-léninisme. Le journaliste explique au futur anarchiste : « La validité du marxisme en tant que doctrine politique réside dans son affirmation selon laquelle le prolétariat est la force historique qui entraînera le socialisme. » Or, le prolétariat n’a pas réussi cette mission. « Le roc du processus de l’Histoire sur lequel Marx a tout construit s’est révélé n’être que du sable. » Avec le temps, il finit aussi par comprendre que « Trotsky n’attachait pas plus d’importance à la démocratie et aux droits civiques que Lénine et Staline. » C’est là que sa rencontre avec Josef Weber, auteur d’un remarquable « Capitalist Barbarism or Socialism », s’avère décisive. Ce dernier regroupe derrière lui quelques anciens trotskistes dans un groupe nommé Movement for a democraty of content (Mouvement pour une démocratie de fond), à la fin des années 1940. Murray Bookchin n’est plus qu’à un pas de l’anarchisme.

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Écologie sociale et démocratie radicale

Pour eux, « une démocratie de fond impliquait non seulement des moyens mais aussi des fins, des démarches pratiques, mais aussi une éthique. » Le mouvement se garde de créer une bureaucratie comme les partis traditionnels. Bookchin est avec Weber le théoricien du petit groupe. Ils méditent sur les échecs des grands révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg, ainsi que sur la démocratie. Dans la foulée, il reprend ses études. Il se tourne peu à peu vers l’anarchisme et l’écologie sociale. « Ce qui définit littéralement l’écologie sociale, affirme Murray Bookchin, c’est la reconnaissance du fait souvent laissé-pour-compte que presque tous nos problèmes écologiques du moment proviennent de problèmes sociaux profondément établis. » Son nouvel objectif est de remettre en question en profondeur le mode de fonctionnement de sociétés fondées sur les notions de hiérarchie, de domination et d’exploitation, afin de réinventer des rapports coopératifs, horizontaux et solidaires.

Vivant à New York, il s’interroge sur l’urbanisme. La ville, qu’il apprécie pourtant, contrairement à Weber, est victime de la démesure du capitalisme. Janet Biehl rapporte qu’il s’interroge sur le programme fédéral de 1949 de « rénovation urbaine », qui a rasé des quartiers populaires pour les remplacer par des « tours de verre et d’acier fonctionnelles sur des places de béton anonymes et aseptisées ». Ses réponses, il les trouve chez Karl Marx, Friedrich Engels et Lewis Mumford – historien américain un peu plus âgé que Bookchin qui s’est intéressé aux villes européennes, notamment au Moyen Âge. Des deux premiers, il conclut, selon sa femme, que « le problème urbain était lié à celui de l’agriculture industrielle, tous deux dus au capitalisme. » Pour y remédier, il faut en finir avec la séparation entre la ville et la campagne. Grâce à l’historien américain, il comprend que la bureaucratie avait détruit les petites villes, avec un tissu social fort. Promouvoir un nouveau modèle de villes lui paraît alors essentiel.

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Janet Biehl note : « Pour lui, la cité idéale n’était pas celle du Moyen Âge mais celle des petites cités de l’ancienne Attique, au premier millénaire avant J.-C. Ces poleis – Athènes en particulier – qui vivaient en harmonie avec les campagnes alentour. Leurs habitants “entretenaient des liens étroits avec la terre et étaient économiquement autonomes”, ce qui leur donnait une personnalité forte et indépendante. Les anciens Athéniens produisaient uniquement des biens simples pour répondre à leurs besoins essentiels. De cette organisation naquit une culture politique remarquable, avec des assemblées démocratiques et un “degré de participation à la vie de la cité exceptionnel”. » Une réflexion qui se rapproche de celle du franco-grec Cornelius Castoriadis, fondateur de Socialisme ou Barbarie. La veuve de Bookchin explique que pour son défunt mari, « l’intégration mutuelle ville/campagne renforcerait la solidarité sociale et le lien entre les hommes et la terre. » L’idée est de s’opposer aux grandes métropoles stressantes, polluées et inhumaines. Enfin, le penseur « trouvait l’idée de créer des villes vertes dans les zones rurales excellentes, mais il allait plus loin en proposant de décentraliser : décomposer les grandes métropoles en “petites communautés libres hautement interdépendantes de personnes dont les relations sociales ne sont corrompues ni par la propriété ni par la production pour l’échange”. » La particularité du municipalisme libertaire se trouve-là, derrière le mot d’ordre : « Démocratisons la République et radicalisons la démocratie ! »

La ville, lieu de la révolution et de la démocratie

Légende : Janet Biehl // Crédits : Janet Biehl / Wikimedia commons

Le municipalisme a plusieurs inspirations : Athènes, les communes de l’Europe médiévale, la Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris de 1871, l’Espagne anarchiste de 1936, et, plus surprenant, le puritanisme du XVIe siècle(2). La seule unité où peut sereinement s’exercer la démocratie est la ville. Elle est historiquement le lieu d’où sont venues les révolutions. Enfin, elle est émancipatrice : c’est l’endroit où il est possible de se réfugier lorsque la campagne devient étouffante. Si elle est à taille humaine, la municipalité permet autant d’exprimer son individualité que de vivre de manière communautaire. Le municipalisme libertaire repose sur la participation directe des citoyens – et pas la seule bourgeoisie ou le seul prolétariat – dans la vie de la Cité, entendue au sens grec du terme. Murray Bookchin explique que « dans un sens très radical nous devons nous ressourcer aux racines du mot politique dans polis […] pour retrouver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assemblées populaires de l’ère révolutionnaire. » La politique ne peut être que civique, au sens fort, donc aussi éthique, en combinant rationalité et coopération – quand le capitalisme consacre le règne de la raison instrumentale(3).

Le local n’est pas pour autant sacralisé. Le but est que les municipalités proches géographiquement s’allient afin de former une « Commune des communes ». Un congrès, composé de délégués – et non de représentants – de chaque unité politique se constitue alors, avec pour vocation de coordonner les municipalités. Ce « confédéralisme » permet de dépasser l’État-nation et le pouvoir se bâtit du haut vers le bas. La démocratie est importante dans chacune des municipalités, mais aussi la lutte contre le sexisme, l’homophobie et le racisme – la confédération a notamment pour but d’y veiller. L’économie doit également s’adapter à cette échelle plus humaine. Il est vital que les entreprises reviennent à des tailles plus modestes et soient gérées collectivement par les travailleurs, comme c’était le cas durant la révolution anarchiste de 1936 en Espagne. L’éducation populaire est mise au centre, pendant que les lieux publics, comme les bars ou les cafés, deviennent des lieux de bouillonnement politique et culturel.

Tout cela doit, selon Bookchin, nous permettre de réduire notre consommation énergétique. Pour lui, il faut autant sortir du nucléaire que des énergies fossiles. Dans le même temps, le révolutionnaire pense qu’une « technologie à visage humain », « compatible avec les lois de l’écologie » et qui « favorise la décentralisation » est indispensable. Pour sa veuve, « l’agriculture resterait mécanisée pour réduire le travail physique, mais sans chimie, elle pourrait redevenir biologique. » Le philosophe conserve du marxisme parfois une foi naïve dans les bienfaits de la technique – ce que l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel appelait les « illusions du progrès ». D’après Murray Bookchin, la technologie peut permettre de sortir de la pénurie, qui a rendu indispensable le mode de production capitaliste, pour entrer dans l’abondance. Cette dernière favoriserait alors un socialisme, où les machines assureraient les basses besognes. « Libérés du travail pénible, ils [les travailleurs] pourraient éliminer la hiérarchie », affirme Janet Biehl. Murray Bookchin a néanmoins conscience que « l’homme-machine, c’est l’idéal bureaucratique » et que le développement de la technologie peut détruire le lien social. Il s’agit donc de trouver un nouvel équilibre. Ce modèle de société est plus humain et donc plus désirable que la barbarie actuelle. L’anarchiste pense alors que l’écologie donne des raisons objectives d’en finir avec le capitalisme. « L’exploitation économique n’avait pas rendu le prolétariat révolutionnaire, mais les citoyens, confrontés à la perspective d’une mort prématurée, allaient sûrement s’indigner et s’élever contre le système à l’origine de ces menaces », affirme, sûrement trop rapidement, Janet Biehl.

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Un anarchiste esseulé

Légende : Piotr Kropotkine, père du communalisme // Wikimedia Commons

Murray Boockhin n’est cependant pas resté à attendre la « révolution totale », il a tenté de la faire advenir. Dans les années 1970, il s’installe dans le Vermont, petit État du nord-est des États-Unis, qui ne compte que quelques centaines de milliers d’âmes. À cette époque, de plus en plus de jeunes tentent de créer des communautés écologiques et autogérées à travers le pays. Il existe alors « plus d’un millier de coopératives d’alimentation et de biens de consommation, regroupant plus d’un million de personnes et huit cents habitants coopératifs. Les assurances mutuelles coopératives comptaient sept millions et demi d’affiliés. Les programmes de soins coopératifs concernaient près de quatre millions et demi d’interventions. Dix-sept cents garderies coopératives se répartissaient dans tout le pays », décrit Janet Biehl. Le philosophe s’insère bien évidemment dans le mouvement. Tout en enseignant à l’université, il participe à la création d’un café-restaurant autogéré, ainsi que du Programme d’études d’écologie sociale. Il soutient le mouvement antinucléaire. Enfin, il milite pour une démocratie locale et directe. Bookchin affronte alors Bernie Sanders, figure importante de la gauche radicale vermontaise, qui défend un socialisme étatique.

En 1983, il s’intéresse à l’Allemagne et au mouvement Die Grünnen (les Verts). Le parti, qui compte « des écologistes, des activistes contre le nucléaire, des squatters, des féministes radicales, des chrétiens pacifistes, des punks, des anthroposophes et des gauchistes », fait alors une entrée fracassante au Bundestag. Les Verts s’appuient alors sur quatre piliers : « écologie, justice sociale, démocratie directe de la base et non-violence. » Ils décident de se situer hors des clivages politiques traditionnels, « par-delà la gauche et la droite ». Bookchin y voit la possibilité d’une révolution anti-étatique et anti-autoritaire. Il est cependant rapidement déçu par ses compagnons, qui refusent de soutenir le mouvement au motif qu’il ne se revendiquait pas clairement de l’anarchisme. Dès lors, le torchon brûle entre lui et les autres anarchistes. Ces derniers reprochent à Bookchin de ne pas se revendiquer clairement des pères du mouvement politique, Bakounine et Kropotkine en tête. Mais ils critiquent surtout le municipalisme libertaire, qu’ils perçoivent comme une institutionnalisation de l’anarchisme. Bookchin défend en effet la participation aux élections locales, alors que ses anciens compagnons prônent au contraire le retrait. Il leur rétorque, sans succès, que « l’échelon local du quartier et de la commune [est] qualitativement différent [de l’État-nation], [c’est] le domaine de la politique, où l’autogestion collective [est] possible. » Il avance aussi que le municipalisme libertaire se rapproche de l’idéal « post-révolutionnaire » de Kropotkine. Pour ce dernier, « les communes, urbaines et villageoises indépendantes », permettront « l’abolition complète des États et l’organisation du simple au composé par la fédération libre des forces populaires, des producteurs, des consommateurs ».

Ces arguments ne convainquent pas les anarchistes. Bookchin leur reproche un manque de culture politique et historique. En 1995, il publie un article retentissant : « Social anarchism or Lifestyle anarchism ». Il y critique un anarchisme qui a délaissé la question sociale. D’après lui, l’anarchisme s’est mué, dans sa majorité, en style de vie (« lifestyle »), idiot utile du capitalisme, fondé sur un mode de vie marginal ou individualiste, mais oublieux des enjeux collectifs. Cela aboutit à un divorce avec l’anarchisme. Dès lors Bookchin préfère juste se revendiquer du communalisme. Le municipaliste se marginalise peu à peu au sein de la « nouvelle gauche » américaine et du mouvement écologique.

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Bookchin assiste à un double phénomène. D’un côté, les anciens révolutionnaires ne croient plus en leurs engagements de jeunesse et deviennent sociaux-démocrates. De l’autre, il dénonce la montée du « postmodernisme », irrationnel, anti-Lumières et hériter de la « French theory »(4). Il part aussi en guerre contre la deep ecology (« écologie profonde »), initiée par le Norvégien Arne Næss. Certes radical, ce courant qui rejette l’anthropocentrisme(5) lui paraît réactionnaire et dangereux. Boockhin craint qu’il conduise à prôner une réduction démographique, ou pire des formes d’eugénisme, au nom de la sauvegarde de la nature. Il explique à ce propos : « Cela devient très troublant pour moi, bien sûr, quand une telle vue naturaliste et écologique se voit polluée par le malthusianisme, la xénophobie, la misanthropie et des dénonciations générales des êtres humains. »

Seul, avec Janet Biehl, Murray Bookchin se replie sur l’étude historique des mouvements socialistes. Il puise dans l’histoire des inspirations pour l’avenir. Il décède en 2006 dans son domicile de Burlington, dans le Vermont. Il aura eu raison sur presque tout. La redécouverte de ses écrits pourrait nous permettre de trouver une vraie alternative à notre système.

Notes :

(1) En 1998, elle a également publié le manifeste Le Municipalisme libertaire, avec l’aval de Murray Bookchin.
(2) Le puritanisme désigne un courant calviniste qui a tenté de « purifier » l’Église anglaise de son catholicisme au XVIe siècle. Il s’est prolongé au XVIe siècle en Nouvelle-Angleterre. Le puritanisme reposait notamment sur l’idée de petites communautés religieuses égalitaires.
(3) La raison instrumentale est au contraire une raison individualiste et utilitariste.
(4) Courant apparu dans les années 1970 né sur les campus américains. Influencé par des intellectuels français, au premier rang desquels Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Michel Foucault, il met l’accent sur le concept de « déconstruction ».
(5) Philosophie qui place l’homme au centre de tout.

Légende de l’image de une : Murray Bookchin

Crédits : Luisa Michel / Wikimedia commons

La gauche n’arrive plus à penser la violence sociale

Article publié sur Slate le 9 octobre 2015

La gauche au pouvoir, qui a choisi le parti de la chemise déchirée du DRH d’Air France au détriment des 2.900 travailleurs menacés de licenciements, semble désormais victime d’une incapacité nouvelle: celle de penser la violence politique dans notre société sociale-démocratisée.

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Vous avez dit « gauche réac » ?

Article publié le 6 mai 2015 sur Le Comptoir

La gauche n’a jamais semblé aussi divisée qu’aujourd’hui. Si certains se revendiquent clairement progressistes, d’autres, plus réticents, se questionnent davantage et s’attirent les foudres des premiers. Les insultes fusent, les coups bas pleuvent. Parmi ces attaques, le terme de « réactionnaire » revient quasi automatiquement pour qualifier quiconque ne s’inscrit pas dans ce mouvement en avant. Alors, existe-t-elle réellement, cette « gauche réac », ou n’est-elle qu’un fantasme ?

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Repenser le socialisme avec Gramsci

Texte publié initialement le 18 novembre sur Ballast

« Ce qui advient, n’advient pas tant parce que quelques-uns veulent que cela advienne, que parce que la masse des hommes abdique sa volonté, laisse faire », écrivait en février 1917 le penseur Antonio Gramsci. On aurait tort, nous explique l’auteur du présent article, de négliger cette figure essentielle du marxisme de la première moitié du XXsiècle — aucun grand courant contemporain, pourtant, ne se revendique du co-fondateur du Parti communiste italien. Benito Mussolini aurait lancé : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». L’oracle fit fausse route : jamais Gramsci ne fut plus productif qu’entre les quatre murs entre lesquels le fascisme le maintint… À l’heure où Manuel Valls tempête contre le « passéisme » d’un socialisme qu’il entend bien abandonner au profit d’une « gauche » qui aurait enfin l’audace d’être, avec les succès que l’on sait, « pragmatique, réformiste et républicaine », n’aurait-on pas quelque intérêt à rouvrir un peu les vieux tiroirs ? 

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Frantz Fanon : la vie oubliée du damné de la terre

Texte publié le 11 décembre 2013 sur RAGEMAG

Il y a 52 ans, presque jour pour jour, mourrait Frantz Fanon non loin de Washington. La mémoire humaine est souvent trop sélective. Il paraît aussi que nul n’est prophète chez lui. C’est le cas de Fanon, penseur français d’origine martiniquaise et révolutionnaire algérien, qui demeure largement méconnu en France, en Martinique comme en Algérie. Le psychiatre reste pourtant une figure majeure pour tous les révolutionnaires tiers-mondistes, souvent africains et afro-américains – un paradoxe qui ne fait que refléter la complexité de celui qu’Aimé Césaire qualifiait de « premier penseur de la colonisation et de la décolonisation ». Rappelons à notre bon souvenir, aux côtés des fanoniens Matthieu Renault et Magali Bessone, l’auteur du légendaire essai Les Damnés de la terre.

Intellectuel incontournable pour certains, révolutionnaire exemplaire pour d’autres, initiateurs de la violence et danger pour l’Occident pour les derniers, Frantz Fanon est assurément de ceux qui ne font pas consensus. Ce paradoxe tient sans nul doute à la radicalité de ses écrits et de son action. Inspirateur du FLN, de la décolonisation africaine ou encore du Black Panther Party, il ne pouvait pas faire l’unanimité. Chose un peu plus surprenante : si Fanon est très connu des milieux militants et intellectuels, son nom n’a que peu été porté aux oreilles d’un public plus large.

Frantz Fanon, le révolutionnaire

Né en 1925, à Fort-de-France, Frantz Fanon est issu d’une famille nombreuse de la petite bourgeoisie. Jeune, il connait la Martinique pétainiste de l’amiral Robert, marquée par les pénuries alimentaires et la division raciste de la société. Il fréquente le Lycée Victor Schœlcher, où il a comme professeur Aimé Césaire, puis s’engage à dix-sept ans dans la résistance avec son ami Marcel Manville au sein de l’armée du général de Lattre de Tassigny. Après un retour en Martinique pour obtenir son baccalauréat, le futur révolutionnaire s’installe à Lyon afin d’effectuer des études de médecine pour devenir psychiatre. Il suit en parallèle des cours de psychologie et de philosophie, notamment ceux de Maurice Merleau-Ponty, qu’il admire, et de l’ethnologue Leroi-Gourhan. Dans le même temps, d’après son amie et biographe Alice Cherki, il dévore les ouvrages de Marx qu’il apprécie particulièrement, mais ne lira jamais Le Capital, ceux de Lévi-Strauss, de Mauss, de Hegel, de Heidegger, de Lénine ou encore de Trotsky. Il garde cependant un mauvais souvenir de cette époque : c’est à l’université qu’il découvre un monde profondément raciste.

Après sa thèse en 1951, il rédige son premier ouvrage théorique, Peau noire, Masques blancs : un pamphlet où le Martiniquais analyse le racisme et le colonialisme d’un point de vue psychanalytique. Il se borne à décrire la double aliénation – du colonisé et du colon – qui apparaît dans les sociétés coloniales. Un thème qu’il étendra par la suite à toute forme de système de domination et qui restera central dans toute son œuvre. Démarrant par une citation d’Aimé Césaire, « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » tiré du Discours sur le colonialisme, ce livre ne fait pas de concession. Plus qu’une simple analyse sociale, Fanon entend bien « libérer l’homme de couleur de lui-même » et commence dès lors un nécessaire militantisme : «  L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père ». Cet ouvrage fait l’effet d’une bombe : très mal reçu en France, il sera même un temps interdit à la vente.

« Son livre est interdit en France dès sa sortie : le ministère de l’intérieur de l’époque déclare qu’il « menace la sécurité de l’État ». »

Ce ne sera pas sur les terres qui le virent naître que le psychiatre mènera ses plus grands combats : la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane s’engagent en 1946 dans la voie de la départementalisation sous l’impulsion d’Aimé Césaire. Les camarades insulaires de Frantz Fanon ne sont pas prêts pour l’indépendance et l’intellectuel le sait. Les Antillais verront ainsi éternellement en lui un homme qui a davantage lutté pour les autres que pour les siens. Ce paradoxe, Césaire l’a très bien compris quand il déclare : « Le tragique ? C’est que sans doute cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire ». Simone de Beauvoir, qui le connaissait bien, écrit dans son autobiographie La Force des choses : « On le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal ».

C’est donc en Algérie qu’il livrera bataille. En 1953, il est nommé médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville. Là-bas, il côtoie au quotidien le colonisé qui est son patient. Il explore de très près la détresse et la douleur algériennes. Il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’Algérien comme « un menteur, un voleur, un fainéant et un débile ». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que c’est le système colonial qui déshumanise les Algériens. Il n’occupe ce poste que trois ans ; dès 1954, la Révolution algérienne se met en place et le psychiatre la soutient. Fanon démissionne deux ans plus tard pour rejoindre le Front de libération nationale (FLN). L’année d’après, il est expulsé d’Algérie et rejoint Tunis où il collabore à El Moudjahid, organe de presse du FLN. Il fait ensuite partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra, au Ghana, en 1959, puis devient l’ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de l’Afrique noire.

Il écrit dans la foulée son troisième livre : L’An V de la révolution algérienne, sociologie d’une révolution. En 1960, il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre : l’admiration est réciproque depuis longtemps déjà. Le philosophe existentialiste préface l’œuvre majeure de Fanon, Les Damnés de la Terre. À la fois manifeste en faveur de la décolonisation, analyse de la violence inhérente aux sociétés coloniales (« Le colonialisme […] est la violence à l’état de nature »), ce livre est interdit en France dès sa sortie : le Ministère de l’intérieur déclare alors qu’il « menace la sécurité de l’État ». Il ne manquera pourtant pas de s’imposer comme une œuvre essentielle au sein des mouvements tiers-mondistes et anticolonialistes. Atteint d’une leucémie, Fanon décède le 6 décembre 1961 à Washington, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Quantitativement pauvre, son œuvre est néanmoins dense et sa pensée, en plus d’être encore trop ignorée, est souvent mal comprise.

Frantz Fanon, penseur de la colonisation

La pensée de Fanon est très liée à sa formation de psychiatre. En tant que marxiste, il s’intéresse naturellement à la structure sociale des sociétés qu’il analyse, mais sa profession le pousse à réfléchir plus particulièrement à l’aliénation. Il n’est pas tout à fait exact de le considérer, d’une façon exclusive et cloisonnée, comme un penseur des colonisés : c’est tout le colonialisme, qui crée une double aliénation sur le colonisé comme sur le colon, qu’il examine dans son œuvre. Peau noire, Masque blanc jette les bases de cette étude en profondeur. Le psychiatre se penche d’abord sur les rapports entre noirs et blancs : le Noir, animalisé par le système colonial inégalitaire par essence est emprisonné par le colonialisme même s’il peut provoquer différents types de réactions sur lui (« le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc ») ; le Blanc est juridiquement et socialement supérieur au Noir. Chacun intériorise en lui ce rapport et accepte volontiers les clichés racistes. Et ce rapport poursuit Fanon, n’est pas le propre des sociétés coloniales : il existe également en France car le problème est avant tout le racisme en tant que fait de société.

Le racisme est une doctrine qui instaure et justifie une hiérarchie fondée sur une prétendue différence biologique entre des individus d’ethnies différentes. Dans une société raciste, le racisme n’est que l’expression de la domination sociale, explique-t-il dans son livre posthume Pour la Révolution africaine: « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée  ». La France est pour lui du mauvais côté de la barrière. Il écrit dans Peau noire, Masques Blancs : « Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement ».

Il décrit la société française ainsi : « Le Français n’aime pas le Juif, qui n’aime pas l’Arabe, qui n’aime pas le Nègre ». Le Noir en France subit la même aliénation que dans les pays colonisés. Il n’est qu’une minorité dans un pays raciste qui le renvoie face aux préjugés que l’on porte sur lui. Quand le Martiniquais s’installe dans l’Hexagone, il veut alors devenir Blanc et s’assimiler à lui. Il adopte le langage du Blanc et perd son accent et son créole. Fanon s’oppose alors à Sartre qui, dans Anthologie de la poésie nègre et malgache, développe l’idée que l’adoption du langage blanc par le Noir est une manière de s’opposer au colon. De son côté, le Blanc développe une relation particulière avec le Noir, qu’il ne voit jamais comme son égal. Dans la société raciste, estime Fanon, le Blanc impose ses valeurs au Noir qui perd tous repères. C’est pour cela que le psychiatre voit en la « négritude » de Césaire, Senghor et Damas une impasse, qu’il va jusqu’à qualifier de « mirage noir ».

S’il reconnaît que la négritude peut permettre aux Noirs de se libérer de l’emprise blanche, ce mouvement exalte à ses yeux une culture erronée. Pour Fanon, le repli sur la famille, la religion et les valeurs traditionnelles auraient pu être une solution si celles-ci n’avaient pas été perverties par le colonialisme. De plus, la négritude essentialise le Noir et l’enferme. À titre d’exemple, quand Senghor déclare que « l’émotion est nègre » dans L’Homme de couleur (1939), il interdit au Noir d’être un être de raison. La dernière critique de Fanon à l’encontre de ce mouvement tient au fait que le psychiatre se veut universaliste : s’il est d’accord avec Aimé Césaire sur la nécessité qu’a le Noir à prendre conscience de sa couleur, il rejette l’exaltation de prétendues valeurs noires en disant : « Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que celui qui les exècre ». Pour lui, briser le colonialisme impose de briser toute ethnicisation.

C’est au nom de l’universalisme que Frantz Fanon combat en Algérie. Un universalisme qui lui permet en outre d’élargir le champ de son analyse : ce n’est plus seulement le Noir et le Blanc qui l’intéressent mais le colonisé et le colon, l’opprimé et l’oppresseur, le dominé et le dominant. Il s’éloigne finalement de la dialectique marxiste et de la lutte des classes pour s’approcher de Hegel et de la dialectique de l’esclave et du maître. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. En Algérie, il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie : les pathologies sont diverses et fréquentes chez les indigènes algériens et cette École les explique par des défauts et des caractéristiques inhérentes aux Algériens et dont ne souffriraient pas les Européens.

Fanon démontre très rapidement qu’ils ne font que transposer leur aliénation coloniale sur leurs patients. L’exemple du voile, développé dans L’An V de la révolution algérienne, l’illustre parfaitement : à l’époque, beaucoup de voix s’élèvent pour dévoiler la femme algérienne et l’administration, estime défendre la femme dominée par le patriarcat algérien en combattant pareille coutume. Ce que Fanon remarque, c’est que ce n’est qu’un moyen d’européaniser la société algérienne. Contrairement à ses collègues, le but poursuivi par Fanon n’est pas d’adoucir la douleur du colonisé. Non, ce qu’il veut avant tout, c’est libérer le colonisé.

Frantz Fanon, penseur de la décolonisation

Une erreur répandue et qui a servi à le discréditer est de voir en Fanon un théoricien de la violence. Certes, elle est présente partout, des Damnés de la Terre jusqu’à la célèbre préface de Sartre: « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups ; supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ». Mais à vrai dire, la violence n’intéresse pas le psychiatre. En tout cas pas en tant que telle. Fanon veut décoloniser les opprimés et la décolonisation va plus loin que l’indépendance. C’est une liberté totale et d’abord mentale ; le théoricien entend opérer une « décolonisation des esprits ». Si cette idée est surtout présente dans Les Damnés de la Terre, elle se trouvait déjà dans Peau noire, Masques blancs lorsqu’il écrivait dans sa conclusion : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères ».

« Cet universalisme lui permet d’élargir le champ de son analyse. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. »

Comme chez Georges Sorel, la violence n’est pour Fanon qu’une réponse à une oppression et un moyen de se libérer. Ce n’est pas une fin en soi, mais tout au plus un moyen. C’est ainsi qu’il l’exprime en déclarant : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». L’oppression aliène l’opprimé qui n’a plus que la violence pour lui et en lui (« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressif »). La société coloniale prive le colonisé de tout : de valeur, d’amour, de liberté et même d’air. Toute vie décente lui est interdite. Même indépendant le colonisé n’est pas libre. Pour cela il faut qu’il soit indépendant et désaliéné, ce qui suppose une renaissance du dominé (« La décolonisation est très simplement le remplacement d’une “espèce” d’hommes par une autre “espèce” d’hommes »).

Son analyse en termes de dominants et de dominés dévie de celle développée par Karl Marx et Friedrich Engels. À l’encontre des philosophes allemands, le Martiniquais ne pense pas que le prolétariat soit la seule classe révolutionnaire par essence. À l’instar de Bakounine, il estime que la paysannerie et le lumpenproletariat ont un rôle essentiel à jouer dans la Révolution. Contrairement aux pays européens, les colonies sont majoritairement rurales et les paysans y sont les plus opprimés. La paysannerie est donc la première classe à libérer. Elle doit se libérer et doit libérer la société. Le paysan de Fanon est le prolétaire de Marx. Ce sont sur ses épaules que repose la Révolution. Son diagnostic est sans appel : «Il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force ». Mais cet aspect de la classe paysanne est souvent ignoré jusque dans le FLN que soutient Fanon (« La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes »).

Plus étonnant, du moins pour un marxiste, est le rôle qu’il donne au lumpenproletariat. Pour rappel, le lumpenproletariat ou « sous-prolétariat » est la partie du prolétariat urbain non organisée qui vit en marge de celui-ci. Composée de rebuts, vagabonds ou pilleurs, cette couche de la société est vue par Marx et Engels comme ne possédant aucune conscience politique. Les deux philosophes recommandent même au prolétariat de s’en méfier, le lumpenproletariat servant d’après eux souvent les intérêts de la bourgeoisie et de l’aristocratie dont il dépend. Pour Fanon, la donne est différente : le lumpenproletariat n’est pas forcément contre-révolutionnaire ; il peut même constituer « une des forces la plus spontanée et la plus radicalement révolutionnaire d’un peuple colonisé » (Les Damnés de la Terre), une fois doté d’une conscience politique. Cette analyse s’épanouira notamment au sein du Black Panther Party, qui perçoit dans les Noirs des ghettos le lumpenproletariat américain.

« Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. »

Le penseur ne s’intéresse d’ailleurs pas seulement qu’aux moyens de parvenir à la décolonisation mais aussi à l’avenir du pays décolonisé. Dans cette perspective, il se méfie de la bourgeoisie nationale qui se constitue durant la lutte pour l’indépendance (« La naissance de partis nationalistes dans les pays colonisés est contemporaine de la constitution d’une élite intellectuelle et commerçante »). La nation ne doit pas se reconstituer en se mettant au service d’une élite. C’est à cette dernière de servir le peuple : « Il semble que la vocation historique d’une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé soit de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple ».

Le vrai danger est de voir la bourgeoisie nationale se substituer aux colons et étouffer tout espoir de liberté. Pour Fanon, la seule voie possible est le socialisme : « Les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits. Il nous faut encore une fois revenir aux schémas marxistes », souligne-t-il dans Pour la Révolution africaine. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dans la conclusion des Damnés de la Terre : la libération ne peut pas passer par le capitalisme. Les anciennes colonies ne doivent pas chercher à devenir des pays capitalistes, sauf à devenir – à l’instar des États-Unis – à leur tour une caricature de l’Europe. Ils ne doivent pas non plus céder au second impérialisme de leur époque, soviétique. En pan-africaniste, le seul chemin qu’entrevoit le penseur  est la coopération des anciennes colonies constituées en nations libres, le penseur se méfie des constructions supranationales.

Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. Elles dérangent d’abord la France car Fanon renvoie la République universaliste à ses contradictions, comme le relève Alice Cherki dans Fanon, Portrait : « Fanon fait apparaître comment la notion de « race » n’est pas extérieure au corps républicain et comment elle le hante ». Il dérange aussi l’Algérie, sa patrie d’adoption qui l’a partiellement oublié. Même si l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville porte aujourd’hui son nom, peu de références au révolutionnaire ont été maintenues. Il a d’ailleurs fallu attendre les années 1980 pour que son nom apparaisse, sur la pointe des pieds, dans les manuels scolaires du pays. La raison de cette légère amnésie ? Le FLN que Fanon soutenait est un parti qui, s’il s’inspire certes du socialisme, se réclame avant tout du nationalisme arabo-musulman. Difficile, dès lors, pour lui, d’ériger en héros de la liberté un Noir agnostique.

Enfin, sa Martinique natale demeure encore pour le moins frileuse. Si un établissement scolaire porte son nom, sa popularité reste très faible en comparaison d’Aimé Césaire, comme l’atteste le résultat du vote pour le nom de l’aéroport de la Martinique. Elle considère encore qu’il n’a rien fait pour elle tout en voyant en lui celui qui lui rappelle sans cesse son manque de volonté d’indépendance, elle qui préféra s’intégrer plutôt que de se libérer… La portée de la pensée de Fanon n’a pourtant cessé de s’actualiser un peu partout dans le monde. Laissons alors sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, en parler : «En Afrique, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique, Fanon apparaît aujourd’hui comme plus actuel que jamais. Il fait sens pour tous les militants de la liberté et des droits humains, car l’émancipation est toujours l’objectif premier des générations qui arrivent à l’âge de la maturité politique. »

Le rap et Frantz Fanon

Si Fanon est un oublié de l’intelligentsia française, le rap français lui est largement reconnaissant. Les fanonistes les plus remarqués sont certainement ceux qui appartiennent à l’école du « rap de fils d’immigrés » qui est composée de La Rumeur, Anfalsh (et sa tête d’affiche, Casey), Al ainsi que de Shéryo et du groupe Less du Neuf à une époque. Engagés et réfléchis, ces rappeurs ont toujours eu pour priorité de dénoncer les injustices qui frappaient principalement les minorités en France. Il n’est donc pas illogique de retrouver dans leurs musiques des références au penseur antillais. La Rumeur est sans aucun doute le groupe qui montre le plus souvent sa sympathie pour Fanon : on peut apercevoir un exemplaire des Damnés de la Terre sur la couverture de leur mixtape Nord Sud Est Ouest, ainsi que des références plus explicites sur Nature morte ou Le chant des Casseurs. De son côté, Casey n’hésite pas à parler des « pamphlets de Fanon » qu’elle bouquine.

Mais Fanon est une figure appréciée par un large éventail de rappeurs. On pourrait citer parmi eux : MédineDisizM.A.P.Rockin’ SquatDemi-Portion ou encore Rocé, qui se déclare « lecteur de Kateb, Fanon et consorts ». La raison est fort simple : le hip-hop est un mouvement qui se considère en marge de la société, du moins pour sa partie underground, et dont les activistes sont souvent issus de communautés minoritaires. Le radicalisme de Fanon, son engagement en faveur des peuples du Tiers-Monde et sa marginalité au sein des milieux intellectuels en font une icône naturelle. C’est certainement pour cela que Youssoupha, dans Noir Désir, peut clamer : « Récupérez vos Voltaire et vos Guevara / Mon histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara ».

Outre-Atlantique aussi, le Martiniquais est une référence pour les milieux underground, certainement grâce au Black Panther Party. Dès les années 1970, des précurseurs comme Last Poets ou Gill Schott Heron (« Never can a man build a working structure for black capitalism./ Always does the man read Mao or Fanon ») n’hésitaient pas à faire référence au psychiatre.

Fanon n’est cependant pas reconnu uniquement dans le rap comme l’atteste le titre Year of tha Boomerang de Rage Against The Machine.

Entretien avec Magali Bessone

Maître de conférences en philosophie politique à l’Université de Rennes 1, spécialisée sur les questions liées au racisme, Magali Bessone a notamment préfacé un ouvrage regroupant les principales œuvres de Frantz Fanon.

En quoi la pensée de Fanon peut-elle nous aider à combattre le racisme ?

Le racisme « ordinaire » fait l’actualité depuis quelques semaines : au-delà d’effets médiatiques liés aux échéances électorales, au-delà plus largement d’une stratégie de désignation de boucs émissaires qui ressurgit sans cesse (l’histoire l’a hélas montré) en période de crise économique et qui conduit aux replis identitaires sur du « nous » fantasmé, je crois qu’il y a là une sorte de mise en visibilité d’une réalité raciste de la France qui subsistait à couvert ou déguisée. Le racisme n’avait pas disparu, il avait seulement changé de visage et pris l’apparence de la respectabilité. Fanon nous le rappelle : « un homme raciste dans une société coloniale est un homme normal ». Or si la France n’est plus ouvertement coloniale, elle a hérité, sans jamais la déconstruire réellement, de la réalité sociologique de l’organisation inégalitaire et hiérarchisée du colonialisme, dissimulée sous les idéaux prétendument « aveugles à la différence » du républicanisme. La pensée de Fanon nous rappelle l’actualité de la structure coloniale en France et la nécessité de la déconstruire, pour arriver enfin à la certitude que « Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »

Le processus de « décolonisation des esprits » prôné par Fanon est-il aujourd’hui achevé ?

Fanon, militant, psychiatre et humaniste, traquait la colonisation et ses effets tant dans les structures politiques, sociales et économiques, que dans les esprits : le racisme, comme rapport de domination lié au « schéma épidermique racial » et comme produit culturel de la colonisation produit une déshumanisation, une aliénation à la fois socio-économique et psychique des racisés, qu’il a diagnostiquée dans de nombreux travaux, dès 1952 et l’article Le syndrome nord-africain. Ce faisant, les racisants, les dominants, nourrissent l’illusion d’être « sans race ». Ce double processus est loin d’être achevé : « l’inconscient colonial » est encore très présent dans les revendications universalistes de la figure du « citoyen » français. Mais comme le rappelait inlassablement Fanon, la décolonisation des esprits ne peut passer que par la décolonisation réelle, effective, des structures sociales.

Doit-on voir dans ce que la droite appelle le « racisme anti-blanc » une perpétuation de l’aliénation colons-colonisés ?

Du point de vue des usages, le « racisme anti-blanc », expression passée dans l’espace public en 1983 lorsque Pascal Bruckner l’avait empruntée à l’AGRIF, reprise en 2005 dans une pétition pour dénoncer le passage à tabac de lycéens, a pris une certaine ampleur récemment, pour être même mentionnée officiellement dans le texte adopté à l’issue du congrès du MRAP en mars-avril 2012 : je ne suis pas sûre qu’on puisse réserver l’usage de cette expression à « la droite »… Sur la question de fond, les analyses de Fanon sont extrêmement fécondes pour saisir en quoi elle traduit une incompréhension, involontaire ou délibérée, de la nature même du racisme : le racisme n’a pas de sens indépendamment d’un système institutionnel, d’une structure sociale organisée. Même si l’on comprend le racisme comme une disposition individuelle à l’irrespect, ou au mépris, pour des groupes ou des individus racialisés, cette disposition est construite en interaction avec une structure sociale systémique qui lui donne sens et la justifie. En France, cette structure sociale a été héritée de la colonisation. Les manifestations de rejet pour des individus blancs, au motif qu’ils sont blancs, qui existent et qui sont condamnables, ne relèvent pas de « racisme » au sens strict.

Entretien avec Matthieu Renault

Docteur de philosophie politique à l’université Paris VII Diderot et à l’Università degli Studi di Bologna. Il a soutenu une thèse sur Frantz Fanon en septembre 2011, intitulée « Frantz Fanon et les langages décoloniaux. Contribution à une généalogie de la critique postcoloniale », ainsi qu’un livre la même année qui a pour titre « Frantz Fanon, de l’anticolonialisme à la critique post-coloniale ».

Quel rôle a joué Frantz Fanon dans les différents mouvements de décolonisation, hors de celui algérien ?

Tout d’abord, il faudrait regarder son rôle en Afrique quand il était encore vivant, c’est-à-dire entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Quand il était en Tunisie, il est devenu ambassadeur auprès de l’Afrique noire du gouvernement algérien provisoire. Il participait à différentes conférences, notamment au Ghana et en Tunisie. Certes, il travaillait pour le gouvernement algérien mais il était engagé dans un mouvement en un certain sens panafricain. Il a toujours pensé que la lutte algérienne était complètement intégrée à un projet africain et allait même au-delà. Au moment où il est mort, une grande partie de l’Afrique est décolonisée. Ou je dirais plutôt indépendante, car je fais toujours la différence entre « indépendance » et « décolonisation ». Pour Fanon, la décolonisation est un processus plus long que l’indépendance et se poursuit après celle-ci. Il faut une décolonisation des structures cognitives et des esprits. Pour revenir à la question, après sa mort, il a dû jouer un rôle chez Amílcar Cabral, en Guinée. L’indépendance des colonies portugaises vient après et il y a de nombreuses similitudes entre la pensée du guinéen et celle de Fanon, par exemple sur le rôle de la culture ou la critique des  bourgeoisies nationales. Il faudrait voir l’influence de Fanon dans le socialisme africain, comme en Tanzanie mais pas dans la version de Senghor. Hors d’Afrique, l’influence la plus importante du psychiatre se situe sans aucun doute aux États-Unis. Même s’il n’est pas question de décolonisation à proprement parler, la situation des Noirs américains a souvent été décrite comme une situation de colonisation interne. Un usage assez intensif a été fait des Damnés de la Terre dans le mouvement Black Power et en particulier chez le Black Panther Party. On retrouve cela dans l’un des bouquins fondateurs du mouvement…

Celui de Bobby Seale et Huey Newton ?

Oui, celui-là [ndrl : A l’affût. Histoire du parti des Panthères noires et de Huey Newton de Bobby Seale] ! Ils retiennent de Fanon le rôle de la violence et son analyse sur le lumpenproletariat. Mais il y a un héritage perdu de Fanon. Il y a aussi des lectures dans des situations qui ne sont ni coloniales, ni post-coloniales, comme au Japon à une époque. En revanche, il y a eu une sorte de déni de Fanon, en Martinique, jusque dans les années 1980. Il était vu comme une sorte de traître à la Patrie.  Il y a eu un colloque à Fort-de-France dans les années 1980 sur Fanon [ndlr : en avril 1982] et à partir de là, il y a eu une appropriation plus importante, notamment dans les mouvements indépendantistes. Mais elle reste limitée.

Est-ce qu’en France métropolitaine, la pensée de Fanon peut avoir un rôle dans la lutte contre le racisme ?

Je pense qu’elle joue déjà un rôle mais il reste à voir comment. Elle doit certainement jouer un rôle dans les mouvements décoloniaux français. Je crois aussi qu’elle sera amenée à jouer un rôle plus important. Parce qu’ils mettent l’accent sur le fait que le racisme est un reste du colonialisme. Ils revendiquent que le racisme n’est pas un problème individuel et moral mais bien un problème structurel. La raison du racisme serait à chercher dans les structures matérielles. Il ne suffit pas de comprendre qui est raciste et qui ne l’est pas. Fanon rejette l’idée que les masses sont plus racistes que les élites, cela a peu de sens : il faut analyser si un pays est raciste ou ne l’est pas. Ils rejoignent aussi l’idée que la décolonisation va plus loin que la simple indépendance et doit s’effectuer autant dans les anciennes colonies que les anciennes métropoles. De plus, elle doit se faire pour les descendants d’ex-colonisateurs et pour les descendants d’ex-colonisés. Le processus doit être réciproque. C’est toute son idée de « décolonisation des esprits » qui reste à faire et à clarifier. Il faut comprendre ce qu’est le phénomène de colonisation des esprits, pourquoi il perdure et se reproduit vers de nouvelles formes. Il faut rappeler que pour Fanon, cette colonisation des esprits ne perdure pas d’elle-même dans un imaginaire mais à cause de structures matérielles et politiques qui soutiennent certaines formes de domination. Par exemple, pour reprendre l’exemple du penseur dans Les Damnés de la Terre, la ségrégation spatiale dans les formes d’urbanisation et de division de l’espace public joue un rôle.

Quelle lecture font les études post-coloniales de Fanon ?

La grande réussite des études post-coloniales est d’avoir rétabli Fanon en tant que penseur et théoricien à part entière. En France, on voyait avant tout en lui un révolutionnaire, un homme d’action dont la pensée restait au second plan, ce qui rendait sa réappropriation plus compliquée et l’ancrait dans un passé colonial dépassé. Les études post-coloniales montrent comment Fanon utilisait des théories nées en Europe – notamment le marxisme – pour les distendre ou les traduire, afin de les rendre plus aptes à servir les peuples colonisés. Leurs défauts ont été semblable à ce qui a été fait en France, à savoir le décontextualiser. Ils ont aussi souvent perdu les sources intellectuelles sur lesquelles il travaillait. Mais depuis que la bibliothèque de Frantz Fanon et de sa femme ont été déposées au ministère de la culture algérien, il y a de plus en plus d’études dessus. Nous pouvons maintenant travailler librement sur ses sources, notamment les anglophones qui ont souvent manqué ce contexte intellectuel. Il y a eu un moment une lecture du psychiatre comme théoricien de l’identité. Mais je me suis toujours opposé à cette idée, car ce n’est pas son langage. Il réfléchit en termes de conscience de races et de classes mais jamais en termes d’identité. Il y a une troisième voie à creuser qui est de s’inspirer de ce qu’ont fait les études post-coloniales et de le remettre dans son contexte historique et politique. On ne peut pas juste voir en lui un penseur du multiculturalisme. Ce n’est pas ce qu’il était. Il voulait plus une rupture avec l’Europe mais qui serait dans un deuxième temps une condition de l’ouverture à l’autre.

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