Archives du mot-clé libéralisme

Démosthène : « Macron est désormais perçu par beaucoup comme un pervers manipulateur »

Entretien initialement publié le 5 décembre 2018

Anonyme, « bien introduit dans les différents cercles de la macronie », selon ses propres mots, Démosthène est l’auteur du Code Jupiter : Philosophie de la ruse et de la démesure, qui vient de paraître aux Éditions des Équateurs. Il y dissèque la philosophie de Macron, libérale et machiavélique. Il revient avec nous sur son pamphlet.

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Benoît Duteutre : « Il y a une contradiction fondamentale entre le néolibéralisme et certaines valeurs qu’il prétend défendre »

Interview publiée le 17 décembre 2018 sur Le Média presse

Romancier et essayiste, Benoît Duteurtre est l’auteur de près d’une trentaine d’ouvrages. Il est lauréat de plusieurs prix, dont le Médicis et celui de la nouvelle de l’Académie française. L’écrivain vient de publier cette rentrée En Marche ! Conte philosophique. Nous l’avons rencontré chez lui pour discuter de ce roman.

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Les libéraux et l’épouvantail rouge-brun

Article publié initialement le 2 octobre 2018

Le rouge-brun est devenu l’épouvantail confortable des libéraux pour défendre leur projet économique et politique. Pourtant, il relève largement du fantasme.

La « véritable frontière qui traverse l’Europe est celle qui sépare les progressistes des nationalistes » explique depuis cet été Macron, qui veut se poser en rempart contre la montée de l’illibéralisme (régimes autoritaires qui reprennent des éléments de la démocratie représentative) aujourd’hui symbolisées sur le Vieux Continent par Viktor Orban (Hongrie), Mateusz Morawiecki (Pologne), voire Mattéo Salvini (Italie). Mais dans la tête du président français, il s’agit aussi de désigner comme dangereuse toute critique de gauche ou de droite contre le système libéral actuel.

Le « nouveau clivage » ?

Dans son livre de campagne, Révolution, Macron avait déjà évoqué un clivage essentiel qui séparerait les progressistes des conservateurs. Les premiers, auxquels il appartient, iraient dans le sens de l’Histoire, c’est-à-dire de l’extension de la marchandisation, quand les seconds s’y opposeraient. Une dichotomie qui permet de rejeter du côté des obscurantistes ou pire du camp du mal tous ses adversaires de droite comme de gauche. En évoquant cette fois un curieux affrontement entre « progressistes » et « nationalistes », le chef d’État va plus loin, puisqu’il assimile la critique des institutions européennes à un projet potentiellement fasciste. D’ailleurs, quelques jours après, les libéraux du Point s’engouffrent dans la brèche avec un article intitulé « Nationalistes et socialistes ». « En Europe, une convergence politique unit de plus en plus les populistes de gauche et de droite », s’inquiète l’hebdomadaire dans son article illustré par une photo de Mélenchon. Le chiffon de la dangereuse alliance des extrêmes, du rouge et du brun, est agité. Évidemment l’actuel président n’a rien inventé. Ces analogies se multiplient depuis quelques années.

Dès le 19 janvier 2011, Plantu ouvrait les hostilités dans L’Express. Dans une caricature intitulée « L’ascension des néopopulismes », le dessinateur vedette du Monde assimilait Le Pen et Mélenchon. Les deux leaders politiques étaient représentés en train de tenir le même discours, à base de « Tous pourris ». En 2016, après le lancement de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon est régulièrement accusé de « nouveau national-populisme » – terme popularisé par le politologue Pierre-André Taguieff pour qualifier le FN. Le Point, qualifie alors le tribun de « social chauvin ». Enfin, Atlantico joue au « jeu des 7 différences », mais « surtout celui des 99 ressemblances » entre le FN et Mélenchon. La récente diabolisation dans les médias mainstream d’Aufstehen, mouvement de gauche radiale allemand, amalgamé à l’AfD, parti d’extrême droite anti-migrant, en est une nouvelle facette.

Ce dernier n’est pas la seule figure du « péril rouge-brun ». Le 27 novembre 2013, Le Point, encore lui, publie un dossier sur « La revanche des “néo-cons” ». Y étaient attaqués les avocats « du repli national, à la fois hostile à l’Europe, à l’Euro, à la mondialisation et au libéralisme. » Le magazine de Frantz-Olivier Giesbert met dans le même sac Patrick Buisson, Jean-Pierre Chevènement, Henri Guaino, Marine Le Pen, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Eric Zemmour, Yves Cochet, Jean-Claude Michéa, Nicolas Dupont-Aignan, Régis Debray et même Benoît Hamon ! Une liste si absurde qu’elle rappelle lorsque Clemenceau fustigeait en 1906 le « complot anarcho-monarchiste » contre la République ou quand Staline dénonçait l’ « hitléro-trotskisme » dans les années 1930. Pourtant, historiquement cette alliance des deux extrêmes est presque inexistante. Certes, il y a eu le Cercle Proudhon(1), certains articles ambigus de L’Idiot international(2) et aujourd’hui le sinistre Alain Soral(3). Mais c’est à peu près tout. Le fantasme de rouge-brunisme met en évidence le caractère d’un système qui refuse toute critique, au nom de ce qu’elle perçoit comme étant le sacro-saint progrès.

Lire aussi : Gauche « anti-migrants », vraiment ?

Le progrès, mais de quoi ?

Philosophiquement, le progrès consacre la croyance dans le perfectionnement global et linéaire de l’humanité. L’augmentation du savoir, notamment scientifique, doit entraîner avec elle le progrès technique. L’homme n’aura donc plus à accomplir les tâches les plus fatigantes grâce aux machines. Elle doit alors permettre un accroissement des richesses –rebaptisé « croissance économique » – ainsi qu’une amélioration morale et sociale. De fil en aiguille, les sociétés s’approchent du meilleur des mondes possibles, à la fois prospère et composé d’individus moralement supérieurs.

Né au XVIe siècle, le concept de « progrès » devient central dans la pensée des Lumières au XVIIIe siècle. En France, il ne connaît sa meilleure théorisation que durant la Révolution française, grâce à Nicolas de Condorcet. Le philosophe rédige Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain entre 1793 et 1794. Il y constate que « la nature n’a marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ». Alors qu’il tente de consigner tout le savoir de son époque, il décrit un avenir où la raison, les connaissances, les découvertes scientifiques et techniques et l’éducation sont prépondérantes. S’il estime qu’ « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant », il prédit qu’ « il arrivera […] ce moment où le soleil n’éclairera plus, sur la Terre, que des hommes libres, et ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ».

Mais pour comprendre son lien intrinsèque avec le libéralisme, il faut traverser la Manche et aller du côté des Lumières écossaises. C’est là-bas que le père du libéralisme économique, Adam Smith, élabore sa propre version du Progrès, complément parfait de la vision française. Inspiré par son compatriote David Hume, il voit dans le caractère potentiellement illimité du désir le moteur du progrès technique, mais aussi de l’enrichissement des nations. L’apparition de nouveaux désirs doivent en effet favoriser l’émergence de nouveaux marchés.

À partir des années 1980, l’expansion du capitalisme aux quatre coins du globe et le déclin du modèle soviétique, permet d’imposer cette vision du progrès qui se réduirait au libéralisme. Au début des années 1990, le philosophe Francis Fukuyama théorisait « la fin de l’histoire ». Empruntant le concept à Hegel, l’intellectuel croyait voir poindre un monde pacifié par la démocratie libérale, celle-ci ayant pour vocation de s’imposer aux quatre coins du globe. Le sens de l’Histoire ne doit plus être remis en question et chaque nouveauté s’apparente à un progrès(4). Finalement derrière l’adage populaire selon lequel « on n’arrête pas le progrès » se cache l’idée plus perverse selon laquelle on n’arrête pas le capitalisme. Guy Debord souligne avec beaucoup de justesse dans Panégyrique (1989) : « Quand être “absolument moderne” est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. »

Lire aussi : Appel à fondation, le manifeste du mouvement « Aufstehen »

La fabrique du rouge-brun

Malheureusement pour les libéraux, des voix à sa droite(5), mais surtout à sa gauche continuent de contester son « meilleur des mondes », dont ils occultent volontairement ses conséquences réelles. Comme le remarquait Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), la démocratie libérale préfère « être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats ». Sa rhétorique est simple : le mal absolu sera toujours un autre – le situationniste évoquait le terrorisme, mais ce constat peut parfaitement s’appliquer au « totalitarisme » rouge ou brun. Jamais cette même démocratie libérale n’acceptera une quelconque remise en question du projet économique et politique qu’elle défend, malgré ses multiples effets dévastateurs. Elle organise alors la diabolisation de ses adversaires.

Les révélations des crimes commis par le pouvoir soviétique permirent aux « nouveaux philosophes », dominés par Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, d’imposer l’idée que toute remise en question radicale du capitalisme mènerait aux goulags. Le communisme s’effondrant, c’est vers l’extrême droite en plein essor que se concentrèrent par la suite les attaques. Dès 1984, Bernard-Henri Lévy estimait que « le seul débat de notre temps doit être celui du fascisme et de l’antifascisme » – ce dernier ne se concevant dès lors plus qu’à l’intérieur d’une démocratie libérale entièrement éprise de capitalisme. Dans les années 1980, les travaux de l’historien François Furet sur la Révolution française diffusent l’idée que la « passion pour l’égalité » est la cause de la violence politique. Le disciple de ce dernier, Pierre Rosanvallon met en place dans les années 1980, la fondation Saint-Simon. Regroupant des libéraux de tous bords, elle tente de former ce que l’essayiste Alain Minc nomma le « Cercle de la raison », soit une union de toutes les forces du centre – de gauche comme de droite – contre tous les partis « totalitaires ». C’est à ce moment qu’entre en jeu ce concept de rouge-brun, dans les années 1990. Cette alliance fantasmée entre l’extrême droite nationaliste et l’extrême gauche communiste, permet d’associer facilement les deux camps dans une critique unilatérale.

Évidemment, les libéraux sont aidés dans cette tâche par la reprise par l’extrême droite d’un certain langage anticapitaliste, laissant croire à une parenté avec la gauche radicale(6). Mais, il est toujours utile de rappeler, comme le fait Dany-Robert Dufour (L’individu qui vient… après le libéralisme, 2011) que l’espace politique ne se divise pas entre néolibéraux et néoréactionnaires, mais entre néolibéraux, néoréactionnaires et néorésistants, refusant le progrès des premiers, mais ne nourrissant aucune nostalgie du passé comme les deuxièmes.

Notes :

(1) Le Cercle Proudhon a réuni de manière éphémère une poignée de militants anarcho-syndicaliste, dont Édouard Berth, et de Camelots du roi, dont Henri Lagrange et Georges Valois, en marge de l’Action française. Certains, comme l’historien Zeev Sternhemm, voient dans cette alliance nationaliste révolutionnaire les prémices du fascisme.
(2) Le plus célèbre est celui de Jean-Paul Cruse, ancien membre de la Gauche prolétarienne et délégué du SNJ-CGT, intitulé « Vers un front national » (mai 1993). Il propose une union entre « Pasqua, Chevènement, les communistes et les ultra-nationalistes », un nouveau front pour « un violent sursaut de nationalisme, industriel et culturel ».
(3) Si Égalité et Réconciliation a pour slogan « gauche du travail et droite des valeurs », il faut souligner qu’à l’instar de Jacques Doriot avant lui, Alain Soral est en réalité passé du rouge au brun.
(4) Une absurdité que dénonçait George Orwell dans les années 1940 lorsqu’il écrivait : « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains. »
(5) Dans « Libéraux contre populistes, un clivage trompeur », Serge Halimi et Pierre Rimbert montrent qu’en réalité les droites nationalistes poursuivent le même projet économique que les libéraux.
(6) Chose qui n’est au fond pas si nouvelle. Jean Jaurès disait par exemple du boulangisme, qui rappelle sur de multiples points le FN de Marine Le Pen qu’il était un « grand mouvement de socialisme dévoyé ».

Légende : Clash entre Mélenchon et Le Pen lors du grand débat du 4 avril 2017

Crédits : Capture d’écran / YouTube / CNews

Antonin Pottier : « Le capitalisme génère des dégâts environnementaux du fait même de sa logique »

Entretien initialement publié le 5 septembre 2018 sur Le Média presse

Antonin Pottier est chercheur à l’EHESS. Ses travaux portent sur les aspects socio-économiques du changement climatique et sur l’intégration de l’environnement dans la discipline économique. En 2016, il publie Comment les économistes réchauffent la planète chez Seuil, où il montre pourquoi le discours économique dominant rend difficile la lutte contre le réchauffement climatique. Fin 2017, il a remporté le « prix Veblen », destiné aux chercheurs et chercheuses de moins de 40 ans, pour sa réponse à la question « Le capitalisme est-il compatible avec les limites écologiques ? »

« On s’évertue à entretenir un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques », a déclaré Nicolas Hulot ce mardi 28 août au micro de France inter, juste avant de démissionner. Avec ce geste, le désormais ancien ministre de la Transition écologique et solidaire savait qu’une politique néolibérale ne pouvait pas résoudre la crise environnementale en cours. Des propos qui n’ont pas plu aux défenseurs du système économique. Antonin Pottier décrypte avec nous l’incompatibilité entre capitalisme et écologie.

Le Média : En démissionnant du gouvernement, Nicolas Hulot a expliqué : « On s’évertue à entretenir un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques. » En quoi le système économique est-il responsable ?

Antonin Pottier : Il faudrait commencer par nommer ce système. Nous pourrions dire qu’il s’agit du « capitalisme », en se souvenant que ce dernier ne se conçoit pas sans l’État. Ce dernier donne une direction aux efforts des entrepreneurs, formule des règles à respecter. Il contraint le capitalisme et en même temps il permet son déploiement. Les systèmes techniques, économiques et politiques sont tellement imbriqués qu’il me paraît vain d’isoler ce qui relève de l’économique au sens strict, dans le cas du changement climatique comme dans les autres problèmes environnementaux évoqués par Hulot au moment de sa démission. C’est le fonctionnement de ces systèmes dans son ensemble qu’il faut appréhender.

Le responsable direct du changement climatique, c’est l’utilisation d’énergies fossiles, mais celle-ci résulte d’une trajectoire historique qui a commencé par l’industrialisation de l’Angleterre par la machine à vapeur. Cette industrialisation s’est répandue à travers le globe, par des mécanismes économiques, comme la recherche de la production à moindre coût, mais aussi par la lutte entre puissances européennes. L’économie a changé de forme, le pétrole s’est ajouté au charbon, les pays occidentaux ont acquis un mode de vie consommateur de matières et d’énergie. Ils sont aujourd’hui imités par les pays émergents. Les causes de notre surconsommation d’énergie fossile sont donc multiples.

Si l’on s’intéresse à la difficulté à sortir des énergies fossiles, les points de blocage relèvent aussi de plans différents. Par exemple, l’économique attend un signal du politique, qui ne veut pas brusquer les forces économiques et les désavantager par rapport à celles des pays concurrents. Les décisions politiques sont bridées par le jeu des lobbys comme le dénonce Hulot mais aussi par les aspirations des électeurs. C’est qu’à l’issue de plus de deux siècles de développement capitaliste, nous sommes devenus, à des degrés divers, des homo œconomicus, des consommateurs avant tout, comme je l’ai expliqué dans mon essai « Le capitalisme est-il compatible avec les limites écologiques », qui a reçu cette année le prix Veblen.

Malgré des évolutions positives comme l’Accord de Paris, mais tout de suite contrecarrées par l’arrivée de l’administration Trump, le degré de blocage est sidérant par rapport à l’urgence de la situation. La démission d’Hulot vient nous le rappeler. Voici une personnalité avec un poids médiatique important, qui a l’oreille des hommes et femmes politiques depuis plus de vingt ans. Il a inspiré Jacques Chirac pour la Charte de l’environnement ou Nicolas Sarkozy pour le Grenelle de l’environnement. De cette position favorable, il n’a pu arriver qu’à ce qu’il considère lui-même comme un échec. Cela augure mal de la capacité à changer de notre système, tout à la fois politique, social et économique.

Certains libéraux avancent au contraire que le capitalisme est une chance : il produit plus avec moinsil préserverait la biodiversitéla Suisse serait un des premiers pays écologiques du monde, etc. Est-ce vrai ?

C’est en partie vrai. Le capitalisme, c’est la recherche inextinguible du profit. Produire à moindre coût est un des moyens de faire du profit. L’éco-efficacité des processus de production s’inscrit bien dans la logique du capitalisme : produire avec moins d’énergie, de matière, coûte moins cher. Cela est un atout et les libéraux ne se privent pas pour le dire, comme vous le faites remarquer. Mais ce n’est qu’une facette du capitalisme. Ce système est aussi un formidable générateur d’ »externalités, c’est-à-dire de coûts non-portés par l’entité qui les provoque. Si une entreprise trouve un procédé moins coûteux pour elle mais polluant, ce procédé lui permettra de faire plus de profit et elle l’adoptera. Mais la pollution portée par la collectivité peut excéder les gains réalisés par l’entreprise : les coûts ont été déplacés vers la collectivité et peuvent même augmenter. La situation, bonne pour l’entreprise, est néfaste pour la collectivité. Le problème du capitalisme, c’est que la recherche d’efficacité est dirigée vers la diminution des coûts privés. Celle-ci peut être obtenue par une efficacité véritable, qui diminue les coûts totaux, mais aussi par l’externalisation des coûts privés, c’est-à-dire leur déplacement vers la collectivité. Ce mécanisme, analogue au fond à la « privatisation des bénéfices, socialisation des pertes » si souvent décriée dans le secteur financier, est à l’origine de nombreux problèmes environnementaux.

Le scandale du logiciel truqueur de Volkswagen est une belle illustration des conséquences troubles de la recherche de l’efficacité. Voici une remarquable trouvaille, parfaitement « efficace » pour répondre aux normes européennes sur l’émission des véhicules Diesel pendant le protocole de test. Mais cette efficacité est complètement bidon. Il s’agit en réalité d’un gaspillage gigantesque : d’une part, à cause de la pollution de l’air non évitée par cette fausse solution, d’autre part, parce que l’ingéniosité mise dans la conception de ce logiciel aurait été mieux dépensée à s’attaquer véritablement au problème.

Si nous voulons appréhender le capitalisme dans son ensemble, il ne faut pas oublier cet aspect-là. Il génère des dégâts environnementaux, non par hasard, mais du fait même de sa logique. Sa recherche d’efficacité pousse à déplacer les coûts vers la société et la nature.

Le « socialisme réellement existant » n’a pas fait mieux que le capitalisme sur la question écologique. Existe-t-il alors une alternative ?

Le « socialisme réellement existant », c’est-à-dire le système de l’URSS et de ses pays satellites, a été générateur de catastrophes environnementales. On trouve d’ailleurs une certaine correspondance des impacts environnementaux entre les pays communistes et les pays capitalistes dans les années 1950 et 1960. La volonté de maîtrise de la nature était partagée des deux côtés du rideau de fer, expression d’une poussée industrialisante et modernisatrice. Pour cette raison et pour d’autres, le « socialisme réellement existant » n’a pas évité de détruire la nature. Aujourd’hui, il n’y a plus d’alternative réellement existante au capitalisme. Et dans l’imaginaire social, comme le dit l’intellectuel américain Frédric Jameson, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Les alternatives sont donc à inventer. Cela ne peut se faire à la manière des cités utopiques, sorties de l’imagination d’un penseur. Elles doivent plutôt se découvrir par l’expérimentation collective, par les essais de nouveaux modes de production, les expériences de modes de vie. Nous pouvons toutefois chercher de l’inspiration du côté de certaines sociétés, souvent qualifiées d’archaïques ou de primitives, qui ont su vivre à peu près en harmonie avec leur environnement, même s’il est impossible de reproduire leur fonctionnement, ne serait-ce qu’en raison de la taille de la population mondiale.

Nous ne devons pas seulement imaginer des alternatives, nous devons aussi commencer à en créer une, en partant du système actuel. Réduire les consommations de nature, défendre les biens communsenvironnementaux indiquent un chemin, une direction à prendre, même si nous ne connaissons pas encore le point d’arrivée. Fixons-nous pour objectif au milieu du siècle (dans trente ans !) de décarboner complètement l’économie, d’enrayer la défaunation et les pertes de biodiversité. Pour réussir les changements seront nombreux et profonds, le système qui en résultera sera très différent de l’actuel. Il sera alors temps d’observer et de trouver un nom à ce remplaçant du capitalisme.

Lire aussi : Julien Wosnitza : « Aucune solution ne peut nous éviter l’effondrement »

Et que pensez-vous de la « règle verte » proposée par la France insoumise, qui veut qu’on ne gaspille pas plus que ce que la France peut produire ?

Il y a plusieurs interprétations possibles de la règle verte, qui est une règle abstraite et demande donc à être précisée. Comprise littéralement, cela signifierait que chaque année les activités qui se déroulent sur le territoire national ne pourraient utiliser que les ressources produites de manière renouvelable par le sol de la France. L’économie française serait devenue une « économie organique », qui dépend seulement des ressources végétales et animales, de l’énergie du vent, du soleil et de l’eau. C’est peut-être un objectif louable à long terme, mais totalement intenable à moyen terme, tant à cause des structures de production que de consommation. Sans parler des difficultés conceptuelles que posent les importations (vendre du vin contre du pétrole, est-ce enfreindre la règle verte ?).

La règle verte est plus souvent comprise en termes d’ »empreinte écologique ». La France ne devrait alors pas consommer plus d’ »hectares globaux » que ne le permet sa « biocapacité ». Le calcul de la consommation d’hectares globaux et de la biocapacité repose sur l’agrégation de différents impacts environnementaux et de différents écosystèmes : cela rend cette mesure sophistiquée et en fait opaque. En agrégeant, on effectue des compensations, des équivalences implicites qui donneraient lieu à des controverses interminables, à l’image de ce qui s’est passé aux États-Unis avec le programme « no net loss », qui visait seulement l’absence de pertes nettes de zones humides.

Il me semble plus pertinent de fixer des objectifs à partir de mesures moins complexes, moins englobantes mais plus lisibles et plus vérifiables : par exemple en termes d’émissions de CO2, d’hectares de terres arables ou de zones humides, …

Dans les années 1970, le rapport du Club de Rome « Halte à la croissance ? », nous alertait des dangers écologiques de la croissance économique. Sommes-nous condamnés à choisir entre prospérité économique et soutenabilité écologique ?

On oppose souvent les deux termes mais à tort. Prospérité économique et soutenabilité écologique se renforcent. Une prospérité économique doit être soutenable sur le plan écologique, sinon elle sape ses propres bases. C’était déjà l’intuition derrière le « développement durable » du rapport Brundtland, avant que le terme ne soit récupéré de la manière que nous connaissons.
Une difficulté réside dans l’assimilation, que l’on retrouve souvent et jusque dans votre question, de la prospérité économique à la croissance du PIB. Le PIB mesure la valeur ajoutée produite sur une année, c’est-à-dire la somme des revenus distribués par l’économie. Beaucoup de travaux ont montré que cet indicateur ne mesure pas une quelconque prospérité économique. La Commission Stiglitz [« Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social » – NDLR], commandée par le président Sarkozy, l’affirmait entre autres. Ce n’est donc pas une lubie d’économistes hétérodoxes ou de militants que de le déclarer.

L’assimilation entre prospérité et croissance, dans la conscience collective, et surtout dans les discours médiatiques, est un héritage historique de l’après-guerre, des Trente glorieuses dans le cas de la France. La configuration actuelle est difficile à défaire car elle arrange certains intérêts : les plus riches captent aujourd’hui l’essentiel des fruits de la croissance et, pour les dirigeants nationaux, le PIB influe sur la puissance qu’ils peuvent déployer à l’échelle internationale.

Pour la prospérité économique, c’est-à-dire le bien-être des hommes et des femmes dans un pays, et pour la soutenabilité écologique, la croissance n’est pas forcément pertinente. Le problème est que le capitalisme fabrique de la croissance mais pas nécessairement de la prospérité économique et encore moins de la soutenabilité écologique.

Légende : Centrale nucléaire de Three Mile Island, dans l’Est des États-Unis

Crédits : Wikipédia

Cédric Biagini : « La décroissance est aussi une sensibilité au monde »

Entretien publié initialement sur Le Comptoir le 5 juin 2017

Ancien militant du collectif Offensive libertaire et sociale (OLS), Cédric Biagini a fondé en 2005, avec Guillaume Carnino L’échappée, maison d’édition libertaire, qui se distingue notamment par ses écrit technocritiques. Il est d’ailleurs l’auteur de « L’Emprise numérique : Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies ». Il chronique régulièrement dans le mensuel d’écologie radicale « La Décroissance ». Biagini vient de coordonner avec Pierre Thiesset (Le Pas de côté) et David Murray (Écosociété) la publication de « Aux origines de la décroissance : cinquante penseurs », un ouvrage présentant les auteurs ayant inspiré l’écologie radicale, et qui regroupe des contributions de plusieurs intellectuels (Aurélien Bernier, Jean-Claude Michéa, François Jarrige, Vincent Cheynet, Patrick Marcolini, Thierry Paquot, Mohamed Taleb, Renaud Garcia, etc.).

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Un « moindre mal », ou pourquoi Emmanuel Macron a remporté l’élection présidentielle

Article publié initialement le 10 mai 2017 sur Vice.fr

Atout majeur lors de sa campagne, le libéralisme du nouveau président de la République pourrait rapidement se retourner contre lui.

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Les gauches vont-elles tuer la gauche ?

Article publié le 7 avril 2017 sur Vice

Alors que la gauche peine à s’unir pour remporter l’élection présidentielle, l’un de nos contributeurs, Kevin Boucaud-Victoire, publie « La guerre des gauches » afin d’expliquer les divisions de ce camp.

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Dany-Robert Dufour : « Nous nous sommes embarqués dans une escalade de l’horreur »

Entretien publié initialement le 13 mars 2017 sur Le Comptoir

Professeur de philosophie de l’éducation à l’université Paris-VIII et ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, Dany-Robert Dufour fait partie des critiques contemporains les plus radicaux du capitalisme. Depuis une quinzaine d’années, l’intellectuel s’échine à analyser, notamment dans ses livres-phares « Le Divin Marché » (Denoël, 2007) et « La Cité perverse » (Denoël, 2009), la « révolution culturelle libérale » en cours actuellement et les aliénations qu’elle provoque. Dans son dernier ouvrage publié au Bord de l’eau en 2016, « La situation désespérée du présent me remplit d’espoir », le philosophe analyse les trois dangers auxquels doivent faire face nos sociétés (le capitalisme, le djihadisme et l’identitarisme). Pour y remédier, il plaide pour le convivialisme, mouvement initié par le sociologue Alain Caillé et inspiré par Ivan Illich. Nous l’avons rencontré chez lui afin de discuter de ce dernier livre.

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Jean-Claude Michéa au Comptoir

Socialiste libertaire, communautarien et décroissant, qui n’hésite pas à tacler la gauche ou la religion du progrès, Jean-Claude Michéa n’est pas de ceux qui se laissent facilement enfermer dans une case. Une originalité qui lui a valu de nombreuses attaques de son propre camp – Frédéric Lordon, Philippe Corcuff, Serge Halimi, Luc Boltanski, Isabelle Garo et Jean-Loup Amselle, pour ne citer que les plus connus. Pourtant, depuis plus de vingt ans, le Montpelliérain s’échine à mener une critique radicale et originale du libéralisme et à réhabiliter les classes populaires et leurs pratiques – comme le football –, ignorées et méprisées par les politiques de droite comme de gauche. Nous devons en partie au philosophe la popularisation récente de l’écrivain George Orwell, ainsi que l’introduction en France de la pensée du sociologue et historien américain Christopher Lasch. Notre admiration pour ce « penseur vraiment critique », comme le qualifient les éditions L’Échappée, n’est un secret pour personne. Voilà pourquoi nous avons souhaité lui soumettre quelques questions. Vu la densité de ses réponses, nous avons décidé de les publier en deux fois.

 

Encart 1 : Michéa, Orwell et la common decency

Parmi les nombreux intellectuels régulièrement cités par Michéa – Debord, Castoriadis, Pasolini, Lasch, Marx, Proudhon, Rosa Luxemburg, etc. –, Orwell un occupe une place toute particulière. Michéa lui a consacré deux livres (Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995 ; Orwell éducateur, Climats,‎ 2003). Farouchement socialiste, démocrate, antitotalitaire, critique de l’intelligentsia progressiste et amoureux des “gens ordinaires”, l’Anglais ne pouvait que séduire le Montpelliérain. C’est d’ailleurs en référence à Orwell que Michéa se décrit parfois de manière provocatrice comme “anarchiste conservateur” (ou “anarchiste tory”).

Il ne faut cependant pas se tromper sur cette expression, qui représente d’abord une boutade d’Orwell. À la suite du belge Simon Leys, Michéa note qu’elle ne représente pas une position philosophique, mais « constituerait la meilleure définition du “tempérament politique” de George Orwell » (Le Complexe d’Orphée, Climats, 2011). Pour lui, l’anarchisme tory naît de l’articulation du « sentiment légitime qu’il existe, dans les sociétés plurimillénaire des sociétés humaines, un certain nombre d’acquis essentiels à préserver », avec « un sens aigu de l’autonomie individuelle (ou collective) et avec une méfiance a priori envers toutes les relations de pouvoir (à commencer, si possible, par celles que l’on serait tenté d’exercer soi-même) ».

L’autre notion essentielle qu’il emprunte au Britannique est celle de common decency. Selon lui, c’est sur ce concept – souvent attaqué, notamment par Lordon, pour son manque de rigueur –, que doit s’appuyer tout socialiste, afin de sortir de l’alternative entre contrôle de la société par l’État ou par le Marché. Dans Impasse Adam Smith (Climats, 2002), il écrit qu’« il s’agit, d’un sentiment intuitif (Orwell dit parfois “émotionnel) des « choses qui ne doivent pas se faire », non seulement si l’on veut rester digne de sa propre humanité – on songe ici aux portraits de militants anarchistes dans Hommage à la Catalogne – mais, plus simplement, et peut-être surtout, si l’on cherche à maintenir les conditions d’une existence quotidienne véritablement commune. » Il faut également relever que le philosophe Bruce Bégout a consacré un excellent livre au sujet (De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Allia, 2008).

 

Encart 2 : Michéa, le libéralisme et la gauche

La thèse de Michéa sur le libéralisme est la plus originale et celle qui lui vaut le plus de critiques. Dans La double pensée (Climats, 2008), il écrit : « La philosophie libérale s’est toujours présentée d’une pensée double, ou, si l’on préfère, d’un tableau à double entrée : d’une part un libéralisme politique et culturel (celui, par exemple, d’un Benjamin Constant, ou d’un John Stuart Mill) et, de l’autre, un libéralisme économique (celui, par exemple, d’un Adam Smith ou d’un Frédéric Bastiat). C’est deux libéralismes constituent, en réalité, les deux versions parallèles et (ce qui est le plus important) complémentaires d’une même logique intellectuel et historique. » Ce passage mérite sûrement un petit éclaircissement.

Le libéralisme politique se fonde sur l’idée que chacun devrait pouvoir vivre ”comme il l’entend” sous la seule réserve qu’il ne “nuise pas à autrui”. De ce point de vue, il est déjà inséparable du libéralisme culturel, puisque dans chacun doit être entièrement libre de choisir le mode d’existence qui lui convient. Cette logique conduit donc inévitablement à la « désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » et « l’atomisation du monde » selon les mots d’Engels, qui par définition sont incompatibles avec les exigences d’une vie réellement collective. Les défenseurs de ce libéralismes se retrouvent donc confrontés à l’obligation philosophique de chercher ailleurs que dans la sphère du droit abstrait un principe d’entente minimale qui, seul, pourra éviter aux individus, que le libéralisme culturel ne conduise mécaniquement à isoler les uns des autres et débouche au retour, sous une forme inédite, de la vieille “guerre de tous contre tous” par la judiciarisation des rapports humains. Il n’existe alors qu’une seule solution : adopter le langage commercial (« Dès qu’il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion » dixit Voltaire). Au final, l’échange marchand (le « doux commerce » de Montesquieu) finit par apparaître, comme le seul fondement anthropologique possible d’une société qui, au départ, se proposait seulement de protéger les libertés individuelles et la paix civile.

Le libéralisme représente alors « l’idéologie moderne par excellence » (L’Empire du moindre, Climats, 2007) et est inséparable du progressisme, c’est-à-dire de l’illusion d’un progrès linéaire et infini faisant table rase passé. Ce n’est cependant qu’après Mai-68 que les deux faces du libéralisme ont pu à nouveau se rencontrer. C’est ce que le philosophe communiste Michel Clouscard a nommé le « libéralisme libertaire » – il faut cependant noter que ce libertarisme petit bourgeois n’a aucun rapport avec le libertarisme socialiste d’un Proudhon, d’un Bakounine ou d’un Kropotkine – ou que Boltanski, pourtant ennemi déclaré de Michéa, a nommé le « nouvel esprit du capitalisme ».

Michéa considère « que les idéaux bourgeois libéraux ont triomphé du socialisme en le phagocytant » et déplore que ce dernier « ait accepté les thèses du libéralisme politique ». Le nœud de l’histoire se joue selon lui durant l’Affaire Dreyfus, moment où les socialistes ont été contraints de s’allier avec la gauche républicaine et libérale pour empêcher la droite (camp de la réaction, du monarchisme et du bonapartisme) d’accéder au pouvoir. Petit à petit, gauche et socialisme se sont confondus. Si un certain équilibre a longtemps perduré, il note dans Les Mystères de la gauche (Climats,‎ 2013) que la gauche depuis trente ans « ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne, qu’ils soient ou non conformes à l’intérêt du peuple, ou même au simple bon sens ».

 

Bernard Maris ou l’anti-économiste citoyen

Article coécrit avec Ludivine Bénard, publié le 11 janvier 2016 sur Le Comptoir

Il avait 68 ans. Le 7 janvier 2015, Bernard Maris tombe sous les balles de fous d’Allah, au côté d’une large partie des membres de la rédaction de Charlie Hebdo et d’inconnus tristement rentrés dans l’histoire. Ce jour-là, la France perd un de ses meilleurs économistes. Un an après la manifestation nationale du 11 janvier, qui réunit quatre millions de personnes, le Comptoir a souhaité rendre hommage à ce penseur hétérodoxe, élève de Keynes et de Freud, mais aussi historien, sociologue, écrivain et grand lecteur, d’Honoré de Balzac à Michel Houellebecq.

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