Béligh Nabli : « L’affaire Benalla atteste de pratiques du pouvoir républicain encore empreintes des vestiges féodaux »

Entretien publié le 21 septembre 2018 sur Le Média presse

Béligh Nabli est directeur de recherche de l’IRIS et cofondateur du site d’analyse Chronik.fr. Il est l’auteur de La République du soupçon: La vie politique au risque de la transparence (Cerf, 2018) et La République identitaire (Cerf, 2016), deux excellentes réflexions sur notre Ve République et ses travers. Il revient avec nous sur l’affaire Benalla.

Le feuilleton de l’été reprend ce mercredi 19 septembre à 8h30. Alexandre Benalla sera finalement auditionné par le Sénat, après avoir décliné l’invitation. L’ancien collaborateur de l’Elysée a conscience que le palais du Luxembourg, majoritairement acquis aux Républicains, sera moins tendre avec lui que ne l’a été cet été le palais Bourbon. Béligh Nabli décrypte avec nous les enjeux de cette rencontre.

Le Média : Alexandre Benalla sera auditionné au Sénat ce mercredi 19 septembre. Que pouvons-nous en attendre ?

Béligh Nabli : L’audition risque de se dérouler dans une atmosphère tendue. Alexandre Benalla a affiché une défiance à l’égard des sénateurs. Il a d’abord exprimé sa volonté de ne pas se rendre à l’audition devant la commission d’enquête, contestant à la fois la légalité et la légitimité d’une telle procédure. Pourtant, juridiquement, on perçoit mal les raisons – y compris le principe de séparation des pouvoirs – pour lesquelles les membres du cabinet du président de la République échapperaient à l’obligation de se soumettre à une enquête parlementaire. L’immunité prévue en faveur du président de la République à l’article 67 de la Constitution ne bénéficie pas à l’ensemble de ses collaborateurs…

Ensuite, une fois qu’il a accepté de se rendre à l’audition, il a tenu des déclarations méprisantes pour la fonction et la personne même des sénateurs. Cette posture de défiance s’inscrit dans une stratégie de défense elle-même suivie – dictée ? – par la majorité. Du reste, les auditions d’Alexandre Benalla et de Vincent Crase seront boycottées par les sénateurs de La République en marche (LREM) qui siègent à la commission d’enquête.

Au-delà du coût politique que charrie cette affaire pour la majorité au pouvoir, la mise en cause de la commission d’enquête (du Sénat comme de l’Assemblée nationale) atteste une difficulté à admettre la légitimité des contre-pouvoirs par la majorité du pouvoir en général et par le président de la République en particulier. Celui-ci n’a pas hésité ni à mettre la pression sur le président du Sénat, ni à stigmatiser le rôle de la presse … Une série d’actes qui interroge la conception de la démocratie qui prévaut à l’Elysée.

Malgré la tempête médiatique de cet été, l’affaire Benalla n’a pas ébranlé le pouvoir. Comment l’expliquez-vous ?

Deux raisons de fond expliquent ce sentiment. La première est liée à la nature du régime de la Ve République, qui tend précisément à protéger au mieux l’Elysée. Non seulement le rapport de force politique et institutionnel est largement favorable à l’Elysée (fait majoritaire oblige), mais le président Macron, le « seul responsable » dans cette affaire (de son propre aveu) s’avère être le « seul irresponsable », conformément à l’article 67 de la Constitution … Sauf à enclencher la procédure de destitution prévue par l’article 68 de la Constitution – jamais appliquée sous la Ve République –, suivant lequel : « Le Président de la République (…) peut être destitué (…) en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat… »

La seconde raison relève plus des mœurs et culture politiques encore prégnantes chez notre « élite élue ». Cette affaire est en effet symptomatique du sentiment d’impunité encore ancré dans l’esprit de nombre de ceux qui exercent ou côtoient le pouvoir politique en général, et le pouvoir présidentiel en particulier. Les comportements incriminés dans l’affaire Benalla attestent la persistance de pratiques du pouvoir républicain encore empreintes des vestiges de traditions féodales ou monarchiques aux antipodes de la culture et des mœurs qui prévalent dans les pays scandinaves et anglo-saxons. Une affaire de ce type aurait provoqué des démissions en cascade chez ces voisins, où la culture de la responsabilité revêt une autre consistance et une autre portée…

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Dans le même temps, on ne peut en conclure que la majorité au pouvoir sort indemne de cette affaire. Loin s’en faut. Outre qu’on ne connaît pas encore le fin mot de l’histoire (judiciaire et politique), cette affaire a illustré le « pouvoir de déstabilisation » de contre-pouvoirs institutionnels (le Sénat et l’opposition à l’Assemblée nationale) et extra-institutionnels (médias, réseaux sociaux, etc.) relativement amorphes au début du quinquennat. Bref, les contre-pouvoirs en tout genre sont remobilisés et la défiance d’une majorité de l’opinion publique à l’endroit de la personne d’Emmanuel Macron s’est trouvée confortée et renforcée. D’autant que l’affaire Benalla vient allonger la série d’affaires politico-judiciaires qui tendent à saper la promesse présidentielle d’une « République irréprochable », tout en entretenant le spectre d’une « République du soupçon ». Si quelques semaines à peine après son élection, le président élu, Emmanuel Macron, a mis en scène la promulgation des premières lois de son quinquennat, des lois de « moralisation » ou de « confiance » de/dans la vie politique, les affaires « Ferrand », « Koeller », « Nyssen », etc., confirment le mal structurel et culturel qui ronge la Vᵉ République.

Dans le même temps, l’affaire Fillon n’est pas fini, ce dernier a été mis en garde-à-vue récemment. Marine Le Pen est elle aussi est prise par les affaires. Qu’est-ce que cela dit de notre système politique ?

Dans le cas du Front national, cela relève de la « normalisation » du parti sous la Ve République : à l’image des partis de gouvernement de gauche et de droite, le FN n’échappe pas à l’ouverture de procédures judiciaires sur des affaires de financement et d’emplois fictifs… Outre le phénomène des dysfonctionnements des structures partisanes, le cas de François Fillon est plus symptomatique du sentiment d’impunité déjà évoqué au sujet de nos « élites élues ».

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Si la campagne présidentielle hors norme de 2017 a achevé de saper la confiance des citoyens dans leurs « responsables politiques », elle a aussi eu un rôle catalyseur en accréditant la nouvelle centralité de la probité et/ou de la moralité dans la vie politique. Une centralité imposée par une volonté citoyenne qui tend à bouleverser le cadre juridique – de plus en plus contraint – dans lequel s’inscrit la vie politique. Il n’empêche, la judiciarisation du politique ne saurait relever seule le défi de la corruption politique. Malgré l’adoption d’une série de « lois de moralisation », la confiance politique n’est pas près d’être renouée entre les citoyens et leurs gouvernants. C’est à une réflexion de fond sur l’art de gouverner que nous sommes tous invités à engager. La réouverture du débat constitutionnel retrouverait ici tout son sens…

Légende : Alexandre Benalla au JT de 20H de TF1 de d’Audrey Crespo-Mara, le 27 juillet 2018

Crédits : Capture d’écran / LCI

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