Anne Waeles : « Coexister favorise le lien social »

Entretien initialement publié le 1 mars 2019 sur Le Média presse

Anne Waeles est professeure agrégée de philosophie, cofondatrice du site The Lantern et bénévole pour Le Dorothy, café-atelier associatif parisien. Elle vient de publier son premier livre Coexister, l’urgence de vivre ensemble (éditions de l’atelier).

« Farah, Chloé, Benjamin, Samuel et Victor. Ils sont cinq à avoir co-fondé Coexister. Cinq Français, qui grandissent dans des mondes éloignés. Leurs histoires témoignent de la diversité de la France, et de la beauté de cette diversité », écrit Anne Waeles dans son ouvrage. En 2009, l’association Coexister voit le jour après l’opération Plomb durci à la bande de Gaza et les heurts entre pro-Palestiniens et pro-Israéliens. Les cinq adolescents veulent alors promouvoir le vivre-ensemble, entre chrétiens, musulmans, juifs et athées. « Au début, Coexister, c’est surtout une association de quartier. Tout se passe dans le 15e arrondissement, entre la mosquée de la rue de Javel, la synagogue Adath Shalom et l’église Saint-Léon. L’association compte une vingtaine de membres. Tout le monde se connaît. Les réunions ont lieu chez les uns et les autres dans des cafés », décrit l’autrice du livre. Dix ans plus tard, l’association compte plus de 2500 membres et est présent dans toute l’Hexagone. Un succès qui a aussi emmené de vives critiques. Anne Waeles revient avec nous sur l’histoire de l’association.

Le Média : Vous ne faites pas partie des cofondateurs de Coexister. Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre ?

Anne Waeles : Je connais l’un des cinq fondateurs, Samuel Grzybowski, depuis plus de douze ans. À l’époque il avait 14 ans et il a fondé Coexister à 16 ans. J’ai suivi toute l’évolution de Coexister depuis ses débuts. Au début je dois dire que j’étais sceptique. J’ai toujours eu des amis musulmans et athées, pour moi ça allait de soi. Je ne comprenais donc pas bien la nécessité de monter une association pour cela. Et puis en tant que chrétienne le dialogue interreligieux ne me semblait pas une priorité. Je me suis rendu compte au fur et à mesure que je m’étais trompée. Non seulement le dialogue est important, mais l’association fait bien plus que cela : elle permet à des personnes qui ne se seraient jamais côtoyées autrement de se rencontrer. Elle favorise le lien social alors qu’aujourd’hui, la tendance en France est à la sclérose entre communautés, pas seulement religieuses mais aussi idéologiques. J’ai beaucoup d’amis qui évoluent dans des cercles où leurs potes sont tous plus ou moins d’accord entre eux, et c’est un drame. J’ai trouvé cette dimension de Coexister passionnante et j’ai eu envie de la raconter.

Comment définiriez-vous Coexister ?

L’association se présente comme un mouvement interconvictionnel – c’est-à-dire qui rassemble des croyants des différentes religions, mais aussi des athées et des agnostiques –, qui a pour mission de créer du lien social. Le but est de faire société. Tout le reste ce sont des moyens au service de ce projet : les actions de dialogue, de solidarité et enfin, la sensibilisation dans les établissements dans lesquels ils se rendent pour déconstruire des préjugés sur les religions et parler de laïcité. Même la dimension interreligieuse reste un moyen. C’est parce que le fait religieux est souvent source de tensions et qu’on a du mal à l’appréhender en France que c’est un point de départ privilégié pour l’association.

Comment est reçue l’association au sein des communautés chrétiennes, musulmanes et juives ?

J’admets que je ne peux pas trop répondre à cette question. Coexister ne s’adresse pas aux représentants du culte en tant que tels. Il y a des franges hostiles à l’association dans toutes les communautés religieuses, et d’autres favorables.

En 2015, au lendemain des attentats, une tribune publiée dans Libération« Nous sommes unis », et co-signée notamment par des membres de Coexister, Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadene, de l’Observatoire de la Laïcité, mais aussi des personnalités plus controversées comme le rappeur Médine, Nabil Ennasri (Collectif des Musulmans de France) ou Samy Debbah (président du Collectif Contre l’Islamophobie en France), a déclenché une vive polémique. L’association a été accusée de cautionner l’islamisme. Qu’en pensez-vous ?

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Cette polémique est hallucinante et montre bien l’état de crispation sur ces questions en France. L’association Coexister n’a pas seulement été l’objet de polémiques, mais plusieurs de ses responsables ont été personnellement harcelés pendant plusieurs semaines. C’est le cas de Samuel Grzybowski, cofondateur et ancien président, et de Radia Bakkouch, l’actuelle présidente. Cette polémique montre deux choses pour moi : que les ultralaïcs sont outranciers, et qu’on a un problème avec l’islam.

Cette polémique a été lancée par des personnalités ultralaïcs (Caroline Fourest et Manuel Valls), c’est-à-dire favorables à une éradication de l’expression des religions dans l’espace public. C’est une position de plus en plus représentée en France. J’estime qu’il faut la combattre. Il ne faut pas substituer à notre belle laïcité une caricature de laïcité. D’une part, les convictions religieuses ont quelque chose à apporter au débat public. D’autre part, les reléguer dans l’espace privé est la meilleure manière de fanatiser les croyants et de soustraire leurs croyances à la confrontation avec d’autres opinions.

Cette polémique montre aussi qu’on a un souci avec l’islam en France. L’islamophobie est très présente, dans différents milieux, et on a tendance à tout confondre parce qu’on n’y connaît rien. C’est de cette méconnaissance que naissent les peurs et les fantasmes. Aucune des personnalités visées par la polémique n’est islamiste ou ne propage de discours haineux. Le fait qu’ils aient une vision traditionnelle de la religion – l’opposition de Nabil Ennasri au mariage pour tous n’est pas étrangère à la polémique – ou qu’ils critiquent le laïcisme (c’est la chanson « Don’t laïk » de Médine, que je vous invite écouter afin de vous faire une idée) en font des cibles faciles.

Quoi qu’il en soit, Coexister a dû rompre avec certaines associations ou certains interlocuteurs qui touchaient des jeunes qu’eux ne touchent pas directement. Elle a donc eu conséquence la plus dommageable d’empêcher le dialogue.

Quelle est la vision de la laïcité défendue par Coexister ? L’association est-elle favorable à une laïcité plus libérale qu’actuellement ?

Il faut distinguer la laïcité comme loi et comme ensemble de principes de droits et les différentes opinions qui ont cours sur la laïcité. Coexister se donne pour mission d’enseigner le cadre juridique de la laïcité. (voir par exemple « la laïcité en 3 minutes »). Mais en faisant ça l’association défend aussi une vision de la laïcité contre une autre. Coexister est 100 % en phase avec la vision de la laïcité qui est incarnée dans la loi. Déjà, en 1905, il y avait eu une opposition entre la vision portée par Aristide Briand, qui consiste à séparer les cultes et l’État, et de protéger la liberté de croyance et la vision d’Émile Combes qui voulait à la fois invisibiliser les religions de l’espace public, et soumettre les cultes à un contrôle de l’État. C’est la version de Briand qui a été choisie, mais aujourd’hui la version de Combes continue d’avoir ses adeptes.

Depuis quelques années, nous assistons à une « droitisation » du monde catholique et à une montée d’un christianisme identitaire. Comment percevez-vous cette évolution ? Pensez-vous que vos positions peuvent retrouver de larges échos dans le monde chrétien ?

Je pense que le phénomène n’est pas si récent, et j’ai plutôt l’impression qu’il tend à s’estomper ces dernières années, ou en tout cas qu’il y a une prise de conscience de ce problème parmi les chrétiens français. C’est sûr que le christianisme identitaire me donne des boutons, surtout parce qu’au fond il n’a rien de chrétien.

Je suis plutôt dans l’espérance car je suis convaincue que toute personne chrétienne, c’est-à-dire qui est touchée par le message du Christ et veut chercher à l’imiter, même si elle évolue dans un univers « catho de droite », est disposée à comprendre qu’il y a une contradiction entre la foi et cette attitude identitaire. Pour cela il faut rendre possible pour ces personnes des prises de conscience, en leur permettant de vivre leur foi de manière active au contact des migrants, des gens de la rue, de personnes d’autres religions…

Un des principaux défis pour Coexister aujourd’hui, c’est d’aller chercher des gens a priori hostiles à leur message (et pas que les cathos), pour leur faire vivre cette expérience de la diversité, et leur permettre une conversion à ce niveau.

Image de une : Accueil du site Coexister.fr

Crédits : Capture d’écran

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