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Le football est-il une zone d’autonomie populaire à défendre ?

Article initialement publié le 26 juin 2018 sur Le Média presse

Derrière le spectacle capitaliste, le football reste un sport populaire et collectif. Mais pour combien de temps ?

Depuis le jeudi 14 juin, c’est parti pour un mois de football. Difficile d’échapper au sport le plus populaire du monde et à la deuxième compétition sportive la plus regardée (avec 3,2 milliards de téléspectateurs pour l’édition 2010), juste après les Jeux olympiques. Pendant des semaines, les journalistes vont nous gratifier de leurs commentaires sur la qualité du jeu ou des buts. Le coût exorbitant de la Coupe du monde, qui se chiffre en dizaines de milliards d’euros, les droits TV, sans oublier les salaires indécents des joueurs, seront aussi évoqués. Anne-Sophie Lapix a d’ailleurs lancé les hostilités. « La Coupe du monde de football débute demain et on va pouvoir regarder des millionnaires courir après un ballon » a rallié la journaliste lors du journal de 20h de France 2 du 13 juin. « Mépris de classe », s’est alors excité la toile, la forçant à présenter ses excuses. Si derrière la détestation du foot peut se nicher du dédain pour la populace, juste bonne à s’aliéner, ce n’est pas toujours le cas. Car, avouons-le, ce sport se rapproche chaque jour de l’indécence capitaliste. Pourtant, il est impossible de le résumer à cela. Le philosophe socialiste Jean-Claude Michéa a expliqué que dans le ballon rond, « il reste donc, en réalité, d’innombrables zones d’autonomie populaire à défendre. » Car le foot demeure plus complexe qu’il n’y paraît et oscille encore entre pratique populaire et spectacle capitaliste.

« Le sport est un phénomène de civilisation tellement important qu’il ne devrait être ni ignoré ni négligé par la classe dirigeante et les intellectuels. » Pier Paolo Pasolini

Au commencement était le passing game… ou presque

On l’oublie souvent, mais le football est à l’origine un sport aristocratique. Né dans la première moitié du XIXe siècle, il est pratiqué dans les public school, écoles privées victoriennes. Il véhicule alors les valeurs d’aloirs : les joueurs se doivent d’être héroïques. L’organisation stratégique et la solidarité collective sont inexistantes. Le dribbling game, est alors en vogue. Tout bascule le 31 mars 1883. Ce jour-là, le Blackburn Olympic se hisse en finale de la FA Cup, plus vieille compétition de football créée douze ans auparavant. Il s’agit du premier club ouvrier qui parvient à ce niveau, avec, en prime, un jeu très collectif. En remportant 2-1 le match décisif face aux Old Etonians, équipe issue de la plus prestigieuse école du pays, Eton, Blackburn inaugure une nouvelle ère. Il transforme le football en sport populaire et met au goût du jour le passing game. Le ballon rond ne sera plus jamais le même. Quelques décennies plus tard, George Orwell dira que « personne ne peut joueur au football tout seul. » Enfin, cette victoire accélérera paradoxalement aussi le passage au professionnalisme impulsé par les clubs du bassin industriel. C’est ainsi, comme le souligne Michéa dans Le plus beau but était une passe (Climats, 2014), le foot devient « le premier sport moderne dont les classes ouvrières britanniques […] se sont très vite approprié l’essentiel de la pratique. » Au point de devenir, selon la formule de l’historien marxiste Éric Hobsbawm, la « religion laïque du prolétariat britannique ». C’est le rugby qui reprendra le flambeau du sport aristocratique et amateur.

Nouveau symbole de la lutte des classes, le football subit alors le mépris des élites. Peu à peu, il se diffuse par-delà la Manche et touche tout le Vieux Continent, ou presque, et l’Amérique latine. Le cofondateur du Parti communiste italien Antonio Gramsci voit dans ce sport un « royaume de la liberté humaine exercé au grand air. » Mais pas pour longtemps, car les chefs d’Etat comprennent rapidement l’intérêt qu’il peut présenter pour eux, en terme de contrôle des masses. Ainsi, l’Italie fasciste remporte la deuxième et la troisième Coupe du Monde, en 1934 et 1938. De même, le Real Madrid, club chouchou de Franco, glane les cinq premières Coupe des clubs champions – ancêtre de la Ligue des Champions – de l’histoire, entre 1956 et 1960. Dans Comment ils nous ont volé le football (Fakir éditions, 2014), François Ruffin et le regretté Antoine Dumini évoquent aussi le cas du mondial de 1966, la peu glorieuse “World Cup des arbitres”. La raison de ce surnom est simple : les erreurs d’arbitrage ont joué un rôle décisif dans le sort des équipes durant la compétition. En pleine guerre froide et décolonisation, le Nord décide de prendre sa revanche sur le Sud et l’Est. La Coupe du Monde anglaise en sera le théâtre. Entre fautes non sifflées et expulsions injustifiées, l’arbitrage s’avère être catastrophique. Les Sud-américains sont vite écartés de la compétition – en commençant par la Seleção de Pelé archi-favorite et double tenante du titre, jusqu’aux Argentins traités d’ »animals » par le directeur technique anglais –, puis c’est au tour de l’URSS. La finale oppose l’Allemagne à l’Angleterre. Le pays organisateur remporte le seul titre mondial de son histoire, dans des conditions plus que discutables. Douze ans plus tard, le mondial remporté par l’Argentine à domicile sert de vitrine à la dictature militaire en 1976.

Pourtant des espaces d’autonomie subsistent. Le Brésil gagne à nouveau en 1970, avant l’Argentine en 1978. Le FC Barcelone constitue un bastion de résistance populaire au Real Madrid. Enfin, des joueurs se montrent héroïques, comme le Chilien Carlos Caszely qui refuse de serrer la main de Pinochet lors de la Coupe du monde 1974. Enfin, comment ne pas évoquer le club brésilien de Corinthians, et de sa star, le Dr Sócrates, qui défend radicalement la démocratie et l’autogestion en pleine dictature militaire dans les années 1980. Enfin, la ferveur et le beau jeu persistent. Des entraîneurs comme Gusztáv Sebes, sélectionneur du Onze d’or hongrois des années 1950, ou Bill Shankly, qui a façonné le FC Liverpool dans les années 1960 et 1970, se revendiquent du socialisme ou du communisme. Mais le capitalisme achèvera ce que les régimes autoritaires avaient tenté, en soumettant complètement le football.

La marchandisation du football

L’élection du brésilien Joao Havelange à la tête de la Fédération internationale de football association (FIFA) le 10 juin 1974 fait entrer le football de plein pied dans le capitalisme. Le businessman ne s’en cache pas, il est « là pour vendre un produit appelé football. » Le ballon rond s’intègre au fil du temps à la société du spectacle, « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande », d’après Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle (éditions Gérard Lebovici, 1988). Des contrats juteux avec Adidas et Coca-Cola, nouveaux sponsors officiels de la FIFA, garantissent des entrées d’argent supérieures au nécessaire. Un nouveau pallier est franchi en décembre 1995, avec l’arrêt Bosman. Ce décret de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), qui porte le nom de son inspirateur, le médiocre défenseur belge Jean-Marc Bosman, garantit la liberté de circulation des joueurs au sein de l’Union européenne. Accordé pour les meilleures raisons du monde, ce droit va s’avérer être le meilleur allié du capitalisme en favorisant l’inflation des transferts et des prix des superstars. Ensuite, Sepp Blatter, qui devient directeur de la FIFA en 1998, accélère les choses.

Les niveaux d’endettement des clubs, de plus en plus détenus par des milliardaires ou des fonds financiers, atteignent des records, pendant que les bulles sur les transferts et les droits TV – qui éclateront probablement un jour – enflent. Les joueurs Africains ou d’Amérique latine, aux coûts plus faibles se prolétarisent. Leurs conditions se rapprochent parfois de l’esclavage. Le jeu aussi subit des transformations. La mondialisation harmonise les jeux. Fini le joga bonito brésilien, « football de poésie » selon Pier Paolo Pasolini (Les terrains : écrits sur le sport, Le Temps des cerises, 2012), la Seleção s’adapte à la rationalité européenne. De plus en plus d’équipes jouent pour encaisser moins de buts que leurs adversaires, plutôt que de jouer pour en marquer plus. Le catenaccio ultra-défensif, pratiqué par les Italiens se diffuse. En 1998, Aimé Jacquet fait même triompher l’équipe de France avec pour mot d’ordre « le beau jeu est une utopie ». Le culte de la performance transforme les joueurs en robots transhumains. Johan Cruyff, et ses soixante clopes par jour ou les attaquants rock’n’roll comme George Best ne sont plus. Avant les joueurs, jusqu’à Platini, pouvaient ressembler à nos voisins. Aujourd’hui, malgré une technique exceptionnelle Cristiano Ronaldo ne dégage rien. Les prolétaires sont tenus à l’écart de certains stades, comme en Angleterre où le prix des places a augmenté de manière démesurée.

Enfin, les institutions footballistiques font tout pour préserver les grandes nations ou les grands clubs des grandes compétitions, en augmentant les places qualificatives, afin d’éviter des éliminations surprises, coûteuses sur le plan financier, quitte à tuer le suspens, élément crucial dans le foot. L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano résume parfaitement la situation dans Le Football : Ombre et lumière (Climats, 1997) : « L’histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. À mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n’est pas rentable. […] Le jeu est devenu spectacle, avec peu de protagonistes et beaucoup de spectateurs, football à voir, et le spectacle est devenu l’une des affaires les plus lucratives du monde, qu’on ne monte pas pour jouer mais pour empêcher qu’on ne joue. La technocratie du sport professionnel a peu à peu imposé un football de pure vitesse et de grande force, qui renonce à la joie, atrophie la fantaisie et proscrit l’audace. »

Une réalité plus nuancée

Existe-t-il encore des raisons de se passionner pour le football ? Dans leur livre, Antoine Dumini et François Ruffin trouvent dans le foot amateur, avec l’exemple de l’Olympique eaucourtois, des raisons d’espérer. Les auteurs rappellent ces bénévoles animés par « la joie de jouer pour jouer » et l’envie de transmettre leur passion, loin de tout calcul économique. Ils évoquent « le miracle des maillots pliés », repris en décembre dernier par le député lors d’un discours mémorable dans l’hémicycle. François Ruffin entend par-là le travail de l’ombre de ceux qui apportent l’aide logistique qui permet au foot amateur d’exister. N’oublions pas que le foot professionnel n’existerait pas sans ces îlots de solidarité et de désintéressement. Rappelons-nous aussi que le foot amateur nous nourrit régulièrement d’exploits en Coupe de France, comme celui des Herbiers, club de troisième division qui a réussi à se hisser en finale cette année face à l’ogre parisien. Ajoutons ceux qui maintiennent allumées les braises de la rébellion contre le système, comme le Red Star ou le Ménilmontant FC 1871, club antifasciste et autogéré. Il est néanmoins un peu simpliste de croire que seul le foot amateur ou semi-professionnel peut encore procurer du plaisir. Car c’est d’abord parce que les sportifs de haut niveau procurent des émotions incomparables qu’ils transmettent leur passion aux amateurs.

« Par bonheur, on voit encore sur les terrains, très rarement il est vrai, un chenapan effronté qui s’écarte du livret et commet l’extravagance de feinter toute l’équipe rivale, et l’arbitre, et le public dans les tribunes, pour le simple plaisir du corps qui se jette dans l’aventure interdite de la liberté », souligne Edouardo Galeano. Les premiers matchs de cette Coupe du Monde, de l’extérieur de Quaresma contre l’Iran à la frappe de Coutinho face à la Suisse, en passant par la tête de Yerry Mina sur une passe remarquable de James Rodriguez, sont là pour nous le remémorer. La dernière Ligue des champions nous a aussi gratifié de deux formidables retournés madrilènes, de Cristiano Ronaldo en quarts de finale contre la Juventus Turin et de Gareth Bale en finale face à Liverpool. « Il y a dans le football des moments qui sont exclusivement poétiques : il s’agit des moments du but. Chaque but est toujours une invention, est toujours une subvention du code : chaque but a un caractère inéluctable, est foudroiement, stupeur, irréversibilité. Telle la parole du poète », théorisait Pier Paolo Pasolini. Près de 43 ans plus tard, la logique marchande n’a pas encore tout détruit et les propos du poète restent d’actualité… Mais pour combien de temps ?

Légende : Tag à Bagnolet en 2015

Crédits : Kévin Boucaud-Victoire

Bill Shankly : le coach rouge qui a façonné Liverpool

Article initialement publié le 25 mai 2018 sur Le Média presse

Le Liverpool FC s’apprête à affronter le Real Madrid ce 26 mai en finale de Ligue des Champions, treize ans après sa dernière victoire spectaculaire. L’occasion parfaite pour se repencher sur l’homme qui a façonné le club dans les années 1960 et 1970 : Bill Shankly.
« Même le président Mao n’aurait jamais pu bâtir une aussi belle démonstration de force rouge », se vantait Bill Shankly, à propos de son équipe. Evidemment, l’entraîneur faisait référence au rouge qui orne toujours le maillot de Liverpool, mais pas seulement. Quand il quitte le banc du club en 1974, Liverpool n’est pas qu’un club de foot, c’est la fierté d’une ville ouvrière. Lorsque les joueurs de Shankly réalisent le doublée championnat d’Angleterre/Coupe de l’UEFA, le premier de l’histoire du club, l’Ecossais est plus qu’un entraîneur. C’est un « working class hero », pour reprendre les mots de John Lennon, lui-même originaire de la ville du Lancashire. Pourtant, les choses n’étaient pas écrites d’avance. « Si vous aviez vu Anfield [stade du club] quand je suis arrivé. J’ai dû moi-même apporter mon eau. Il n’y en avait pas assez pour rincer les toilettes », se remémorait-il dans la presse. Aujourd’hui encore, on ne peut rien comprendre de la ferveur populaire que suscitent les Reds, si on ne s’intéresse pas d’abord à ce personnage hors du commun qu’était Bill Shankly, disparu en 1981.

Un mec ordinaire

« Pour une fois, j’ai voulu écrire sur un type bien », résume David Peace, qui a consacré un roman à l’Ecossais, Rouge ou mort, paru en 2014. Plus qu’une simple biographie ou qu’une œuvre littéraire, The Times qualifie le livre d’ »épopée qui rappelle davantage Beowulf ou L’Iliade qu’un roman conventionnel sur le sport ». Quant au philosophe passionné de foot Jean-Claude Michéa, il affirme aux micros de France culture qu’il s’agit d’« un ouvrage majeur du socialisme« . A première vue, ces descriptions peuvent sembler exagérées. Pourtant, quelques mois après sa retraite, l’entraîneur constatait aussi « notre football était une forme de socialisme ». Néanmoins, point de théorie, ni de plan pour renverser la bourgeoisie dans le roman, comme dans la vie de Bill Shankly. Mais en racontant les quinze années de l’Ecossais à la tête de Liverpool, David Peace décrit un monde populaire, empreint de passion et de fraternité, cette fameuse décence ordinaire” (“common decency”), que l’écrivain George Orwell avait perçu chez les ouvriers de Manchester ou les anarchistes de Catalogne. Enfin, Rouge ou mort nous raconte un football qui appartient définitivement au passé. Déjà, parce que Shankly était un entraîneur dont le travail s’inscrivait dans la longueur, ce qui n’est plus possible aujourd’hui, comme en témoigne le départ de l’anachronique Arsène Wenger du banc d’Arsenal. Ensuite, même en ayant été joueur professionnel et coach d’envergure internationale, il demeurait quelqu’un d’ordinaire.

Bill Shankly quitte l’école à 14 ans pour partir travailler à la mine, comme les autres adolescents de son village. Toute sa vie, il restera ancré dans la réalité. C’est ce qui explique qu’il peut s’exclamer avant une finale importante : « La pression, c’est travailler à la mine. La pression, c’est être au chômage. La pression, c’est essayer d’éviter de se faire virer pour 50 shillings par semaine. Cela n’a rien à voir avec la Coupe d’Europe ou la finale de la Cup. Ça, c’est la récompense ! » Il y apprend aussi le rejet des politiciens, des propriétaires miniers et des patrons quel qu’ils soient. Une vingtaine d’années avant d’arriver à Liverpool, Shankly est déjà rouge vif. « Liverpool était fait pour moi et j’étais fait pour Liverpool », résume-t-il. Mais s’il se sent communiste, son cœur est surtout au football. C’est par ce sport qu’il arrive à s’évader. Il joue dans son village et est repéré par l’équipe nationale d’Ecosse junior. C’est grâce à cela qu’il devient professionnel. Après une carrière honorable, mais pas fabuleuse, dans des clubs moyens en Angleterre, il prend sa retraite en 1949, à l’âge de 36 ans. Il démarre alors une carrière d’entraîneur, qui ne décollera que dix ans plus tard, à Liverpool.

Un coach extraordinaire

Lorsqu’il arrive en décembre en 1959, le club végète dans le ventre mou de la deuxième division anglaise. L’équipe phare de la ville est Everton. L’éternel rival a déjà pour lui 5 titres de champions d’Angleterre et joue les premiers rôles dans l’élite, depuis sa remontée en 1954. Les conditions ne sont pas évidentes. Le public est exigeant et la direction du club est très pressante. Shankly ne s’entend pas avec ses chefs. Il a une idée bien précise du foot et se bat pour l’imposer, même quand la victoire n’est pas au rendez-vous. D’après lui, « dans un club de football, il y a une sainte trinité : les joueurs, le manager et les supporters. Les présidents n’ont rien à voir là-dedans. Ils sont juste-là pour signer les chèques. » Cela finira par payer. La ferveur populaire est déjà là et transcende tout. Trois ans après l’arrivée de Shankly, Liverpool remporte la deuxième division et monte en première division. L’histoire est en marche. Deux ans après, en 1964, les Reds renouent avec leur glorieux passé, en étant sacrés champions d’Angleterre 17 ans après leur dernier titre.

Les matchs sont épiques, surtout les derbys avec Everton et les confrontations avec les voisins de Manchester United et Manchester City. Mais pas seulement, parce que le championnat comprend aussi Arsenal, Chelsea, Nottingham Forest ou Leeds. Autant d’équipes contre lesquelles il ne faut pas perdre, à domicile comme à l’extérieur, et où chaque action est disputée. David Peace décrit ainsi un match de l’hiver 1965 ainsi : « Sur le banc, le banc d’Anfield. Dans l’air glacial, sous le vent cinglant. Bill entend les chants, les chants de Noël. Ce sont 53.430 spectateurs qui chantent Noël. Pour dégivrer l’air, pour réchauffer le vent. Pour faire bouillir l’air, pour brûler le vent. Mais sur le sol, le sol pris dans la glace, sur le terrain, le terrain dur comme de la pierre. Il n’y a pas de réjouissances, les joies de Noël n’existent pas… » Shankly respire le foot. « Mon travail, c’est ma vie », explique-t-il. Le repos n’existe pas, car quand il n’est pas en train d’entraîner ou en compétition, il réfléchit tactique, au point que sa femme, qui l’accompagne sans cesse, passe malheureusement au second plan. « Le football, ce n’est pas une question de vie ou de mort. C’est bien plus important que cela », répète l’entraîneur. Le jeu se couple d’une philosophie de vie bien particulière.

Un grand d’Europe

« Ma vision du communisme n’a pas grand-chose à voir avec la politique. C’est un art de vivre. C’est de l’humanisme. Je crois que le seul moyen d’y arriver dans la vie, c’est l’effort collectif. J’en demande peut-être beaucoup, mais c’est la façon dont je vois le football », précise-t-il. Son football est socialiste. Certes, pas au sens du « football socialiste » du Onze d’or hongrois de la première moitié des années 1950 de Gusztáv Sebe, basé sur le passing game et l’offensive. Car ce « foot total » ne correspond pas au jeu anglais, moins esthétique que les jeux hollandais ou espagnol, mais plus physique. Il l’est parce que le collectif passe avant tout et que les joueurs sont en osmose total avec les ouvriers. Liverpool découvre logiquement avec la scène internationale. Lors de sa première compétition, les Reds arrivent en demi-finale de la Coupe des clubs champions, stoppés par un Inter Milan plus expérimenté à ce niveau. Quelques mois après, Liverpool découvre une autre compétition européenne. Vainqueur de la Coupe d’Angleterre face à Leeds, les joueurs se retrouvent en Coupe des vainqueurs de coupe. L’équipe de Shankly se hisse jusqu’en finale, au terme d’une compétition de longue haleine. Malheureusement, l’heure de gloire n’est pas encore arrivée et les Reds sont défaits par le vainqueur de la Coupe d’Allemagne, le Borussia Dortmund, en matchs aller-retour, en mai 1966, quelques semaines avant la seule victoire – litigieuse à domicile – de l’Angleterre en Coupe du Monde.

Liverpool joue dans la cours des très grands. Mais il lui manque encore quelque chose : un génie. Cette « recrue pas comme les autres », comme la décrit Peace, va se présenter à Shankly durant l’été 1971. En voyant Kevin Keegan, tout juste âgé de 20 ans, l’entraineur sait qu’il fera de grandes choses. Et il ne se trompe pas. C’est avec lui qu’il réalise le doublée et gagne sa première compétition internationale, la Coupe de l’UEFA. Par contre, la Coupe des clubs champions échappe encore et toujours à Shankly, éliminé au deuxième tour de l’édition de 1974. Il se retire la même année, après une ultime victoire en Coupe d’Angleterre. Il est alors remplacé par son adjoint de toujours, Bob Paisley. En neuf ans, ce dernier gagne tout dont six championnats d’Angleterre et trois Coupes d’Europe des clubs champions, un total de dix-neuf titres. Il devient l’entraîneur le plus titré du club, l’un des plus beaux palmarès d’Europe et Shankly a sa part de responsabilité. Car Paisley est son héritier, celui qui fait briller Keegan. Le numéro 10 remporte deux ballons d’or, en 1978 et 1979, alors qu’il vient de rejoindre Hambourg. Reconnaissant, il demande à Shankly de recevoir avec lui le trophée.

Pendant ce temps, le coach profite de sa retraite et observe la société. Pendant deux ans, avant de mourir, il assiste impuissant à la transformation de l’Angleterre, à l’affaiblissement de la classe ouvrière et à l’effondrement du syndicalisme, suite à la nomination de Margaret Thatcher comme Premier ministre. Il ne désespère pourtant pas. Il a quelque chose qui le fait vivre : le foot. Et enfin, il l’associe à une devise que ne doivent pas oublier les joueurs de Liverpool : « Le football est un sport simple, rendu compliqué par les gens qui n’y connaissent rien. »

Photo : Statue de Bill Shankly devant Anfield

Crédits : Stuart Frisby/ Flickr