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Départementales : le retour de l’épouvantail FN

Article initialement publié le 26 mars 2015 sur Le Comptoir

Comme prévu, le Front national a confirmé, au premier tour des élections départementales qui se sont déroulées le week end dernier, sa percée électorale, en obtenant plus de 24 % des suffrages exprimés. Comme nous pouvions également le prévoir, consternation, indignation et refus de la réalité se sont succédé, et le Premier ministre Manuel Valls s’est empressé d’appeler au « vote républicain » pour le second tour afin de masquer la déroute électorale de son parti, qu’il refuse d’admettre. C’est l’occasion de revenir sur la question du Front national qui, loin d’être une menace pour le système politique, est d’abord un épouvantail bien commode et ainsi l’idiot utile de ce système. 
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Ruffin passe au crible 30 ans de programme économique du FN

Toujours aussi actif dans le combat culturel, François Ruffin nous propose cette fois une analyse sur l’évolution du programme économique du Front national. Le rédacteur en chef de Fakir part d’un constat simple : aujourd’hui, le discours économique et social du parti d’extrême droite lui paraît de plus en plus proche du sien. En effet, après avoir été un parti ultra-libéral et atlantiste prônant une « révolution fiscale » – entendez par-là, une baisse drastique des impôts – et critiquant les « perversions étatiques » le FN s’est progressivement mué en un parti s’opposant au « capitalisme mondialisé », à la « mondialisation sauvage » ou encore au « règne de la finance ». Ce changement de bord s’accompagne d’un ralliement de plus en plus massif des ouvriers qui était 17,9% à voter pour Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2012 (33% pour les seuls inscrits). Le but de « Pauvres actionnaires ! » est de comprendre comment et pourquoi cette mutation s’est opérée.

La tâche s’annonce plutôt compliquée pour l’auteur. En effet, il commence par chercher dans la documentation déjà existante, ce qui se révèle être un échec : de la littérature orthodoxe (type Caroline Fourest) à celle plus à gauche (comme les analyses syndicales de la CGT, Sud, …), rien de transcendant. Toutes les analyses consistent à dénoncer l’irréalisme présumé du protectionnisme ou de la sortie de l’euro. Pourtant, un travail approfondi semble être une nécessité, surtout pour Ruffin qui est partisan d’un cordon sanitaire avec le parti mariniste, mais partage avec celui-ci certaines critiques (mondialisation, euro). C’est ainsi qu’il décide plutôt de se plonger dans 40 ans de programmes et de discours du FN.

Ruffin dégage sept thèmes où le parti lepenniste a changé de cap : l’étatisme économique, les services publics, la question européenne, le mondialisme, les impôts, les entreprises et la précarité. A sa formation, le FN est avant tout un parti anticommuniste. L’immigration n’est d’ailleurs pas une obsession au départ. Ni chez Jean-Marie Le Pen, qui en 1958, en pleine campagne pour la défense de l’Algérie française, expliquait que les musulmans pouvaient être des citoyens français comme les autres. Ni chez les autres leaders du Front, le parti attend 1984 avant de voir en l’immigration la cause de l’explosion naissante du chômage. Dans ces conditions, l’étatisme français est vu comme une « subversion marxiste ». Jean-Marie Le Pen déclare même lors des législatives 1981 : « Le socialisme c’est au départ l’Etat providence, puis l’Etat patron, pour finir par l’Etat kapo ». Pour le leader FN, qui se voit en « Reagan français », il faut désengager au maximum l’Etat et libérer les entreprises nationalisées. L’Europe est alors un rempart au communisme : même si le parti d’extrême droite n’est pas franchement convaincu, il se rallie à la construction européenne contre l’ « impérialisme soviétique ». Sur la mondialisation, c’est par contre plus subtile. En 1977, le champion du patriotisme économique est le Parti communiste français et son leader de l’époque, Georges Marchais. Ce n’est qu’en 1988 que le FN s’empare du thème, dénonçant sur un tract dans la même phrase « importation sauvage » et « immigration du tiers-monde ». Voilà comment le Front mue en parti libéral, mais non libre-échangiste. Ruffin souligne pertinemment que les « importations sauvages » deviennent le pendant économique de « l’immigration clandestine », dans une vision proche du choc des civilisations entre Nord et Sud. Dans le même temps, on ne peut pas dire que le FN des années 1980 soit très familier avec l’impôt, son leader ne voulait pas moins que le détruire en défendant une « révolution fiscale ». Marine Le Pen a d’ailleurs été sur cette ligne jusqu’en 2004 où la baisse « charges » était sa deuxième préoccupation, après l’immigration, lors des européennes. De leur côté, les entreprises ont longtemps été vues comme des victimes de l’Etat. Au point que l’ancien député FN François Porteu de la Morandière, le 29 avril 1986, parle de « pauvres actionnaires » pour dénoncer un projet de loi visant à instaurer une participation des salariés aux conseils d’administrations des grandes entreprises. Pour finir, combattre la précarité n’est que depuis peu une préoccupation du parti d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen dénonçait même au printemps 2006 les manifestations anti-CPE.

Mais François Ruffin note que si le Front national a bougé sur toutes ces questions, le virage n’est pas aussi fort qu’on pourrait le croire. Certes, le parti est devenu étatiste, se présente aujourd’hui comme le champion de l’anti-Europe et se donne un visage social – et on l’a encore vu récemment avec le soutien de Florian Philippot aux grévistes de la SNCF. Pourtant, cette métamorphose, rendue possible par les chutes du bloc soviétique et du PCF au début des années 1990, est encore très incomplète. D’abord parce que le FN n’a jamais opéré son autocritique. Mais aussi et surtout, parce que sa critique du libéralisme reste floue. Encore aujourd’hui, les mots « actionnaires », « dividendes », « intérim », « contrats aidés » sont introuvables dans le programme du parti d’extrême droite, comme toutes références aux « inégalités ». Pour finir, la lutte des classes est une grande absence du programme du Front. Ruffin souligne à ce propos que les silences de Marine Le Pen en disent beaucoup. Combattre la « mondialisation sauvage », le « capitalisme financier mondialisé », la « finance apatride », sans vraiment expliciter ce qu’il y a derrière ces expressions, et l’ «islamisation » semblent être les batailles du FN, mais pas en finir le capitalisme.

Encore une analyse intéressante du rédacteur en chef de Fakir. Pédagogique et simple à lire, l’ouvrage est enrichi du début à la fin par divers encadrés sur le FN et se termine par un excellent entretien avec Emmanuel Todd. Il est toutefois dommage que le journaliste n’ait pas analysé le rôle du changement sociologique des électeurs du FN (anciennement petit-bourgeois et actuellement plus prolétaire) dans le tournant social du parti. L’influence idéologique de cercles intellectuels de droite ou d’extrême droite, comme la « nouvelle droite » d’Alain de Benoist, ne doit pas non plus être négligeable, comme l’explique Sylvain Crépon. Enfin dans ce récit sur l’histoire du FN quelque chose manque : l’évolution des forces en son sein. En effet, il semble impossible de comprendre le parti frontiste sans étudier l’histoire de sa composition interne. Fondé par l’Ordre nouveau – parti néofasciste du début des années 1970 – et le GUD, afin de rassembler toutes les forces dispersées d’extrême droite (ex-OAS, ex-poujadistes, royalistes, ex-PPF, …), les tournants idéologiques – d’une extrême droite purement anticommuniste et revancharde à un mouvement national-populiste –s’expliquent aussi par la mort progressive de l’ancienne extrême droite formée par l’après-guerre et la décolonisation. Mais peu importe, l’auteur a réussi le principal : pointer du doigt les incohérences du FN sans tomber dans la facilité ambiante.

Pour aller plus loin :

Les tabous de la gauche radicale

Ancien membre du Conseil d’Administration d’Attac et militant anticapitaliste et favorable à la démondialisation, Aurélien Bernier revient avec un ouvrage qui devrait contribuer au débat d’idée au sein de la gauche radicalei. En effet, dans son dernier livre, intitulé La Gauche radicale et ses tabous, essaie de comprendre les échecs de la gauche anticapitaliste depuis la montée de l’extrême droite.

Le constat d’échec de la gauche radicale

Le livre commence sur un constat tragique : alors que le capitalisme néolibéral est à bout de souffle et que les conditions semblent donc favorables aux partis de gauches radicales, ces derniers éprouvent toutes les difficultés du monde à progresser (du Front de gauche en France à Die Linke en Allemagne) et sont souvent battus par l’extrême droite. La petite nuance étant le mouvement grec Syriza d’Alexis Tsipras qui a réussi à battre le parti socialiste (Pasok) et a perdu de peu face au centre droit (Nouvelle Démocratie) aux dernières législatives de juin 2012. Cependant, en Grèce aussi, la montée de l’ex-groupuscule néo-nazi Aube dorée est particulièrement préoccupante.

Pour comprendre le cas français il faut se replonger 30 ans plus tôt. Le 17 juin 1984 où la liste Front national crée la surprise en obtenant 10,95% des suffrages et en talonnant la liste PCF dirigée par Georges Marchais (11,20%). Cette surprise est confirmée aux élections législatives de 1986 où le FN obtient 9,65% des voix et envoie 35 députés à l’Assemblée nationaleii. Le tournant s’effectue réellement en 1988 où le candidat communiste à l’élection Présidentielle, André Lajoinie, est largement battu par Jean-Marie Le Pen (6,76% contre 14,38%). Au départ, tout le monde croit à un phénomène transitoire : le FN n’exprime qu’un ras-le-bol mais ne possède pas de vraie base électorale. Le PCF fait le lien avec la montée du chômage mais ne s’en inquiète pas plus que ça. Et surtout, aucune autocritique n’est formulée, la faute étant rejetée sur la droite traditionnelle et sur les médias. Pourtant on assiste vite à une « lepénisation des esprits » mais aussi, selon l’auteur, à une « anti-lepénisation ». Si l’antiracisme et l’universalisme répondent à juste titre au racisme et au nationalisme du FN, le PCF ne réussira jamais à répondre à la cause principale de la montée de Le Pen : « la destruction de la souveraineté nationale au profit de l’oligarchie financière ». Au contraire, le traumatisme créé par le FN provoque un abandon de toute solution nationale et le parti d’extrême droite se retrouve rapidement en situation de monopole.

Pourtant dans les années 1970, le PCF s’oppose frontalement à la construction européenne. Il ne s’oppose pas à la construction européenne en tant que telle mais à sa philosophie libérale. Cette dernière s’exprime par son ordre juridique qui confisque la souveraineté au peuple pour la transférer au droit communautaire et par son ordre économique qui tend à transformer l’Europe en un vaste marché commercial. Le PS de son côté a toujours soutenu cette construction. Ceci s’explique par une longue conversion au social-libéralisme. Celle-ci s’est effectuée rapidement dans tous les pays d’Europe où les partis socialistes ou sociaux-démocrates se sont tournés vers les États-Unis, dans un contexte de guerre froide, et ont choisi d’abandonner le marxisme. En France si une nouvelle génération de cadres socialistes, dont Michel Rocard est le plus fier représentant, veulent définitivement tourner le dos au marxisme, l’affaire prend plus de temps. Au Congrès d’Epinay en 1971, Mitterrand choisit de s’allier au courant marxiste de Jean-Pierre Chevènement afin de marginaliser les sociaux-libéraux. Dans un second temps il se tourne même vers le PCF. Mais une fois au pouvoir, Mitterrand refuse de rompre avec la mondialisation et l’ordre européen qui mettent en échec son programme. Voilà comment en 1983 le tournant de rigueur est décidé, une « parenthèse libérale », selon Jospin, qui ne sera jamais fermée. Rocard ou Delors prennent officiellement le pouvoir au PS. Même si le PCF gouverne aux côtés du PS jusqu’en 1984 et qu’il perd en crédibilité, il ne trahit pas pour autant ses positions. Il reste le parti de la rupture avec le capitaliste qui défend le protectionnisme et la souveraineté. Même si cette position s’adoucit avec le temps, le PCF est durant le référendum sur le traité de Maastricht l’un des principaux défenseurs du « non ». Ce sont au final les critiques trotskistes sur le supposé chauvinisme « petit-bourgeois » du PCF et son alliance avec le PS de Jospin en 1997 au sein de la « gauche plurielle » qui lui font définitivement abandonner cette position. En parallèle de tout cela, l’altermondialisme est né, développant l’idée (le mythe ?) d’une autre mondialisation régulée et d’une autre Europe sociale. Dans le même temps, Jean-Marie Le Pen, ancien « Reagan français » et défenseur de la construction libérale européenne change avec le traité de Maastricht et se pose en « antimondialiste » et se met à critiquer l’ordre financier ultra-libéral, ce qui lui permet de progresser au sein des classes populairesiii. Depuis, sa fille effectue un gros travail afin de dédiaboliser son parti et l’ancrer chez les classes populaires. Certes, si le Front de gauche s’est converti à la « désobéissance européenne » – plus le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon que le PCF  –, pour Aurélien Bernier ce n’est pas encore suffisant et le mouvement politique reste prisonnier de trois tabous qui sont le protectionnisme, l’Europe et la souveraineté.

Les 3 tabous

Le capitalisme est aujourd’hui largement libre-échangiste. Contrairement au XIXème siècle, le libre-échange ne consiste plus en un simple prolongement du marché national mais aussi à des délocalisations. Ces dernières permettent une compression des salaires et une destruction méthodique des acquis sociaux – notamment par le chantage à la délocalisation. L’auteur plaide pour un protectionnisme qui se distingue de celui du FN car il ne consiste pas à faire croire aux ouvriers et aux patrons que leurs intérêts sont les mêmes – aux dépens de ceux des travailleurs étrangers. Il s’agit de briser le pouvoir du grand Patronat, de corriger les déséquilibre inacceptables dans les échanges internationaux et d’inciter les pays à salaires plus faibles à développer leurs marchés intérieurs (ce qui bénéficierait aux travailleurs).

Le deuxième tabou est celui de l’Europe. Il semble clair que les institutions européennes ont été mises en place de façon à empêcher toute politique non libérale. Elles confisquent dans un premier temps le pouvoir politique aux peuples afin de le redistribuer à une technocratie (la Commission européenne). Dans un second temps, elles empêchent toutes ruptures économiques grâce aux instruments mis en œuvre (monnaie unique, banque centrale indépendante, libre-échange, etc). Aucune politique sociale de gauche ne semble possible dans ces conditions. S’il ne faut pas désigner l’Europe comme un bouc-émissaire facile (car elle ne fait que répondre aux exigences de nos dirigeants), sa construction n’est pas acceptable en tant que telle. Pour l’auteur, désobéir comme le propose le Front de gauche dans son programme de 2012 est encore trop faible. Il faut rompre totalement avec elle afin de recréer une Europe solidaire.

Le dernier tabou est celui de la souveraineté. Aurélien Bernier plaide en faveur de retour à la souveraineté populaire, nationale et internationaliste. Expliquant comment la Nation a été démantelée, d’abord durant la crise des années 1930, puis après la seconde guerre mondialeiv et enfin avec l’avancée du néolibéralisme. Loin d’une vision nationaliste et chauvine, l’auteur défend la Nation comme seul cadre actuel où peut s’exercer la démocratiev, à défaut d’une citoyenneté internationale. Mais sa vision est profondément internationaliste, le but n’étant pas de s’insérer dans une guerre commerciale internationale – comme le souhaite le FNvi. Quand le parti d’extrême droite ne veut que mettre fin aux excès du libéralisme, Bernier veut détruire le capitalisme. Cette exigence exige un nouvel ordre international, c’est pourquoi il défend une vision proche de la Charte de la Havanevii et de la déclaration de Cocoyocviii.

« Les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher à des convertis. Il s’agit pour eux à présent, de fabriquer des socialistes, et vite » Georges Orwell

Critiques et analyses

La réflexion développée par l’auteur est à la fois intéressante et salutaire. Intéressante car elle met en relief certaines faiblesses du discours actuel de la gauche radicale. Salutaire car au lieu de décharger la faute sur la droite et les médias – même s’il est certain que la droite « républicaine » et les médias ont aussi participé à une certaine banalisation du discours du FN – ce travail permet à la gauche radicale de démarrer son autocritique. En effet, il ne fait aucun doute qu’en tout temps, l’extrême droite n’est forte que des faiblesses de la gaucheix. Enfin, le livre montre brillamment que toute solution nationale n’est pas nécessairement nationaliste. Quelques remarques me semblent cependant utiles.

Il existe tout d’abord parfois une certaine confusion dans les termes. Largement discuté par l’économiste Jacques Sapir sur son blog le terme « national-socialisme » pour qualifier le Front national new look semble impropre pour la simple et bonne que même si son discours est davantage porté sur le social, il est encore loin du socialisme (une simple lecture du programme fiscal du parti suffit pour s’en convaincre). Le Front national est aujourd’hui un parti « national-populiste » dans la filiation du mouvement boulangiste du XIXème sièclex, plutôt que du Cercle Proudhon, vrai père du national-socialisme français. Dans cette logique,le terme de « national-socialiste » correspond aujourd’hui mieux à des mouvements comme ceux d’Alain Soral ou encore de Serge Ayoub, c’est-à-dire à des idéologies appartenant à l’extrême droite nationaliste et souhaitant rompre (ou au moins dans le discours) avec le libéralisme. Dans le livre de Bernier, il y a aussi une confusion entre « social-libéralisme » et « social-démocratie ». Le premier terme est une forme de libéralisme, mettant à ce titre la liberté individuelle au centre de toute réflexion, tenant compte des interactions sociales des individus. Le second terme correspond à la forme la plus réformiste du mouvement socialiste. A ce titre, la social-démocratie développe elle aussi une analyse de classe et pense pouvoir réformer le capitalisme. Aujourd’hui il est évident que ce que l’on nomme majoritairement « social-démocratie » n’est qu’une forme de « social-libéralisme ». Les propos sur la lutte des classes de l’ancien Ministre Jérome Cahuzac lors de son dernier débat face à Jean-Luc Mélenchon ne laissent que peu de doutes sur la tendance dominante au PS aujourd’huixi. Il y a enfin dans le livre un amalgame entre souveraineté populaire et souveraineté nationale. La souveraineté populaire, concept développé par Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat Social, est un système où le peuple est directement souverain. La souveraineté nationale, concept développé par Emmanuel-Joseph Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? à la suite des écrits de John Locke ou de Montesquieu, est un système où la souveraineté appartient aux représentants de la Nation (elle-même vue comme un corps homogène). Le premier – jamais réellement appliqué en dépit de la Constitution de l’An I – est généralement vu comme un concept de gauche, alors que le deuxième – souvent appliqué – est plutôt vu comme de droitexii, car faisant converger fictivement les intérêts des classes populaires avec ceux des classes dominantes. Même si comme le fait remarquer Jacques Sapir ce sont avant tout deux conceptions de la Nation qui s’affrontentxiii.

Au-delà de ces termes techniques – non fondamentaux dans l’analyse –, l’auteur omet quelques éléments. Tout d’abord, il passe sous silence la stratégie de distanciation du FN vis-à-vis du reste de la droite. Le parti de Le Pen réussit ainsi à passer pour un parti anti-système s’opposant aux partis traditionnels quand le Front de gauche n’arrive toujours pas à s’affranchir du Parti socialiste (erreur qui a causé la mort politique du MRC de Jean-Pierre Chevènement) et reste redevable dans les esprits de la politique libérale menée par le gouvernement actuel. Ensuite, il n’évoque pas le rôle du Parti socialiste dans la montée du FN des années 1980, dans une stratégie de déstabilisation de la droite. Il est aussi dommage qu’Aurélien Bernier ne présente pas la relocalisation sous un aspect écologique. En effet, si les problèmes écologiques ne pourront se régler qu’à l’échelle mondiale, relocaliser la production et consommer locale deviennent des impératifs si on veut réduire les trajets de transport et donc les émissions de Co2.

Enfin, il occulte la question sociétale. Aujourd’hui, le plus effrayant est que la société semble acquise aux valeurs de la droite dure et de l’extrême droite. Alors que la gauche dominait la bataille culturelle dans les années 1980, notamment grâce à l’antiracisme, les français ne croient plus en la capacité des partis de gauche (souvent taxés d’angélisme) à répondre à leur aspiration en matière d’insécurité ou d’immigration, alors qu’il paraît logique que le capitalisme ne peut qu’accroître les problèmes potentielsxiv. Pour redevenir audible, la gauche radicale devra donc aussi réussir à reconstruire un nouveau discours paraissant réaliste pour contrer la montée des idées réactionnaires voire racistes dans la société et reprendre l’hégémonie culturelle au sein de la sociétéxv. La tâche qui reste à accomplir est donc énorme pour la gauche radicale qui devra passer de l’autocritique à la pratique afin de regagner l’électorat populaire qu’il a gagné, car comme le disait Georges Orwell : « Les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher à des convertis. Il s’agit pour eux à présent, de fabriquer des socialistes, et vite »xvi.

Notes
i Dans l’acceptation marxiste, une posture radicale est une posture qui s’avère capable d’identifier le mal à sa racine. Elle se distingue de la posture extrémiste qui s’évertue simplement à tenter de dépasser les limites existantes.

ii Mitterrand a instauré un système intégralement proportionnel afin de contrer l’avancée de la droite et l’effondrement du PS. Dès la dissolution de 1988, le système à deux tours est rétabli.

iii Dans Après la démocratie, le démographe Emmanuel Todd montre que les classes populaires et faiblement diplômées – quelques soient leurs orientations politiques –  ont massivement rejeté le traité de Maastricht comme le TCE. A ce titre, la question européenne relève clairement d’une logique de classes.

iv A ce propos, lire le dernier livre de Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 : L’Europe sortie de l’Histoire ?

v A ce propos : « Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit peu exigeant » Frédéric Lordon, Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas.

vi Pour une souveraineté de gauche se distinguant du nationalisme bourgeois du FN, lire l’excellent ouvrage de Jacques Nikonoff, La confrontation : argumentaire anti-FN

vii Signée le 24 mars 1948 mais pas ratifiée par les États-Unis, la Charte de la Havane prévoyait l’équilibre des balances de paiements. Elle est finalement abandonnée au profit du GATT.

viii Texte publié en 1974, la déclaration de Cocoyoc dénonce la répartition des richesses entre pays du Nord et du Sud et discute de  « l’utilisation des ressources, de l’environnement et des stratégies de développement ».

ix A ce propos quand Georges Orwell s’intéresse à la progression du fascisme – le propos n’étant pas de fasciser le FN –  dans les classes populaires dans Le Quai Wigan, il déclare : « Quand le fascisme progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur lui-même que le socialisme doit s’interroger ».

x A ce propos, dans une lettre adressée à Engels, le socialiste français Paul Lafargue décrit le boulangisme comme « un mouvement populaire» à tendances ambiguës. Pour Jean Jaurès dans L’Idéal de Justice, les choses sont plus claires : il s’agit d’un « grand mélange de socialisme dévoyé » et antirépublicain.

xi A ce propos, il peut être intéressant de lire le texte de Clément Sénéchal sur François Hollande et la social-démocratie.

xii Voir Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas de Frédéric Lordon.

xiii Voir Souveraineté et Nation de Jacques Sapir, en réponse à Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas de Frédéric Lordon.

xiv A première vue, l’insécurité est à la fois le fruit de la concentration des inégalités (aussi bien économiques, sociales et culturelles) et d’une société où posséder équivaut à être et où les individus ne reconnaissent plus d’autres valeurs que l’argent.

Quant à l’immigration, si elle a toujours existé, son accroissement est d’abord le fruit de la mondialisation, c’est-à-dire de la « prolétarisation des pays du Sud » (pour reprendre l’expression de Jacques Ellul dans Changer de Révolution : l’inéluctable prolétariat)  et de la baisse des temps de transports qui en résultent – même si l’histoire coloniale ne peut pas être dédouanée non plus. De plus, le libéralisme en détruisant l’école républicaine ou en organisant une nouvelle ségrégation spatiale a rendu plus difficile l’intégration des immigrés. Et enfin, l’insécurité constante (en matière d’emploi ou culturelle) engendrée par le libéralisme favorise malheureusement le repli des accueillants. S’il faut avoir un discours réaliste sur le phénomène, il ne faut cependant jamais tomber dans le piège qui consiste à faire de l’immigré un danger ou accabler l’immigration de tous les maux.

xv A ce sujet, lire mon article dans RAGEMAG sur Antonio Gramsci, théoricien de l’hégémonie culturelle.

xvi Le quai Wigan

Le FN ou l’idiot utile du système

Article publié  le 18 avril 2013

Alors que l’on pensait que l’affaire Cahuzac et la perte de confiance à l’encontre de nos politiques profiteraient en premier lieu au FN, adepte du « tous pourris », il semblerait finalement que les choses puissent être plus compliquées pour le parti de la dynastie Le Pen. En effet, tandis que le PS se discréditait peu à peu, une pluie de révélations s’est abattue sur l’auto-proclamé « parti de la résistance ». Le rôle de Philippe Péninque dans l’ouverture du compte de l’ex-ministre du Budget nous a révélé les liens du FN avec le système, l’existence d’un compte de Jean-Marie en Suisse nous a rappelé la fortune engrangée par le patriarche du clan Le Pen et les amitiés « douteuses » de Marion nous ont encore une fois prouvé que le Front n’avait pas changé.

Le Front National est toujours sujet à débats. Fasciste pour certains, résistant pour d’autres, il est souvent difficile de démêler le vrai du faux. Alors qu’on dit le parti dédiabolisé et fréquentable, il soulève toujours autant de haine et de passion. Le parti d’extrême-droite a subi en 40 ans énormément de changements : modifications légères de nom et de logo, renouvellement à la tête de la structure, nettoyage de l’intérieur et, pour finir, passage d’un discours ultra-libéral à un message dénonçant ce dernier. Pourtant, le Front National nous a prouvé récemment qu’entre Défendre les Français, en 1973, et maintenant, peu de choses ont réellement changé : en terme de vertu politique, il ne vaut toujours pas mieux que ceux qu’il traite de « pourris » et l’idéologie qu’il prône n’a pas bougé.

Tout aussi pourri que les autres

Alors qu’il se présente traditionnellement comme le parti de la dissidence, marginalisé par le système, le FN n’hésite pas à profiter de ce dernier dès qu’il en a la possibilité. N’oublions pas que les frontistes ont  participé à plusieurs reprises aux affaires républicaines depuis leur première victoire municipale à Dreux, en 1983. Et, on ne peut pas dire qu’ils se soient mieux débrouillés que la « bandes des quatre » (RPR, UDF, PS et PCF) qu’ils avaient coutume de dénoncer à une certaine époque. On peut même affirmer que la mauvaise gestion est une des marques de fabrique du FN. Les cas les plus retentissants sont ceux de Daniel Simonpieri qui a fait exploser les impôts à Marignane sans aucun résultat positif pour la ville et de Catherine Mégret qui a détruit l’emploi à Vitrolle. Mais pire encore, le clientélisme et les affaires n’ont pas épargné les dirigeants bleu marine, et c’est ce que vient nous rappeler l’Affaire Cahuzac. On peut ainsi citer sommairement : les subventions détournées par

Jean-Marie Le Chevallier (Toulon) pour financer ses vacances et sa campagne législative de 1997, qui sera invalidée pour fraude ; les fermetures arbitraires d’associations pratiquées par Simonpieri et C. Mégret, remplacées par des associations tenues par des proches à eux ; les prises d’intérêts illégales de Jacques Bompard (Orange). Cet affairisme n’est pas le propre des élus mais est aussi inhérent à la direction du parti. Celui-ci serait même la principale cause de l’enrichissement colossale du leader historique du FN, comme l’expliquent Phillipe Cohen et Pierre Péan dans leur ouvrage dédié à l’histoire du Front National. Car c’est bien une fortune colossale que le patriarche des Le Pen, parti de rien, a accumulé dans sa vie en n’hésitant pas à utiliser les caisses de son parti – et à l’endetter – pour améliorer son patrimoine personnel.

Des incohérences économiques pour masquer le fond idéologique

L’attitude des leaders du FN vis-à-vis des morts récentes d’Hugo Chávez et de Margaret Thatcher est très révélatrice de sa vraie nature. En apparence, rendre hommage à l’une des plus grandes figures récentes du socialisme puis en faire de même avec l’incarnation humaine du néo-libéralisme est contradictoire. Mais les frontistes n’ont que faire de ces considérations. La raison est simple : si la « révolution libérale » prônée par Le Pen père n’était qu’une grossière imposture, la lutte contre l’ultra-libéralisme de Le Pen fille est un leurre tout aussi ridicule. Il ne faut pas s’y tromper, en glorifiant l’ex-Président vénézuélien, c’est le patriote anti-impérialiste que le FN glorifie et en pleurant l’ancienne « Dame de Fer », le parti d’extrême-droite ne pleure que l’ultra-conservatrice. Le Front n’est au départ que l’union de tous les grands courants d’extrême-droite, une grande famille qui n’a pour seuls points communs que le nationalisme et une vision réactionnaire de la société. Dans cette optique, corporatisme, libéralisme ou antilibéralisme ne sont que des habillages. En pleine explosion libérale où le mythe de la croissance est dans toutes les têtes, Jean-Marie Le Pen, ex-poujadiste, se convertit au reaganisme – poussé par un électorat petit bourgeois – avant de faire lentement marche arrière avec l’évolution de son électorat, les signes de fatigue du système économique et l’avènement de la mondialisation financière.

« La raison est simple : si la « révolution libérale » prônée par Le Pen père n’était qu’une grossière imposture, la lutte contre l’ultra-libéralisme de Le Pen fille est un leurre tout aussi ridicule. »

Mais c’est sa fille qui poussera la logique jusqu’au bout. Si dénoncer l’ultra-libéralisme mondialisé est aujourd’hui commode pour un parti nationaliste – et à plus forte raison quand la base électorale est majoritairement ouvrière – la mue est loin d’être achevée. On en vient ainsi à comprendre la cacophonie concernant la position du FN vis-à-vis de l’âge du départ du système de retraite et les multiples incohérences de son programme économique et social censé défendre les travailleurs (suppression de l’ISF, allègements patronaux, durcissement de la législation à l’égard des chômeurs, destruction des syndicats, absences de chiffres…).

Le vrai fonds de commerce du FN

Si la conversion du FN à l’antilibéralisme n’est que poudre aux yeux, il en est de même pour beaucoup d’autres changements. Il s’est par exemple enfin rallié à la laïcité républicaine sans avoir à changer quoi que ce soit dans son idéologie. Le parti nationaliste a très bien compris les manquements républicains actuels et défend une laïcité à géométrie variable. Bénéficiant du recul et de la laïcisation de la pratique chrétienne, le Front se sert de la laïcité pour mieux attaquer les communautés musulmane (principalement) et juive. Et c’est bien dans la stigmatisation communautaire que se place le vrai discours du Front National. Les immigrés sont les vrais boucs émissaires du parti et en particulier les musulmans, qui sont le symbole moderne de l’anti-France menaçant notre Nation. D’ailleurs, la bande à Le Pen n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle dénonce la viande hallal et l’arabisation des banlieues ou quand elle voit en l’Islam un danger pour la République. Ce faux revirement s’est opéré dans tous les partis « acceptables » d’extrême-droite : ce qu’entreprend actuellement Marine Le Pen en France, son ex-camarade parlementaire, Alessandra Mussolini, l’a déjà plus ou moins réussi en Italie. Dans ses conditions, pourquoi s’étonner des fréquentations de Marion Marchéchal-Le Pen ou Julien Rochedy ?

 

Le rôle de l’idiot utile

Le FN n’a donc pas changé et c’est tant mieux pour notre système. Car loin d’être une quelconque menace fasciste, le Front n’est ni plus ni moins que l’épouvantail qui permet à notre régime de survivre. Mitterrand avait bien compris le potentiel de Jean-Marie Le Pen en la matière et c’est pour cela qu’il a décidé de l’instrumentaliser. Son discours identitaire permet de diviser les Français selon leurs communautés d’origine. La gauche mitterrandienne a sciemment abandonné le petit peuple, l’a laissé à la merci de l’extrême-droite qui est apparue comme la seule en mesure de s’adresser à la France d’en bas. Tant que l’ouvrier est occupé à voir en l’immigré la source de ses malheurs, il ne s’en prend pas au Patronat et aux élites.

« Tant que l’ouvrier est occupé à voir en l’immigré la source de ses malheurs, il ne s’en prend pas au Patronat et aux élites. »

Parallèlement, la montée du FN a aidé à faire avaler aux Français issus de l’immigration l’illusion d’un pays raciste et hostile à son existence, contribuant à son auto-marginalisation. Diaboliser le parti lepeniste tout en le promouvant c’est aussi un moyen d’étouffer toute vraie contestation et remise en cause de la société. Impossible de critiquer l’euro et la mondialisation néolibérale – qui ont déjà montré leurs limites – sans être taxé de xénophobe. Pointer du doigt les limites de nos institutions, l’alternance sans alternative politique de ces 40 dernières années ou les points de convergence entre l’UMP et le PS renvoie irrémédiablement au populisme frontiste. Et quand tout ceci ne suffit pas, nos dirigeants jouent à l’antifascisme spectacle en faisant mine de combattre la bête immonde qu’ils ont eux-mêmes mise en place ou en agitant le chiffon du vote utile pour mettre fin au danger républicain.

Alors qu’il se nourrit des errements du système, le Front National sert sa cause. Il l’a d’ailleurs bien compris et c’est pour cela qu’il l’utilise pour ses propres intérêts électoraux ou financiers. La mondialisation, l’abandon des classes populaires par la gauche gouvernementale, l’insécurité (culturelle ou au sens strict) sont autant de phénomènes qui ont permis de faire du parti d’extrême-droite l’une des principales forces politiques du paysage politique hexagonal. Mais, à mesure qu’il grossit, une remise en cause du système semble de plus en plus compliquée. Un paradoxe pas si nouveau que ça puisque George Orwell voyait déjà dans la montée du nationalisme une conséquence des manquements de la gauche et dans les fronts antifascistes une posture faussement démocrate de la classe exploitante.

Boite Noire